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battre. Personne n'a plus réfléchi que lui sur la nature, les principes, les moeurs, le climat, l'étendue, la puissance et le caractère particulier des états; sur leurs lois bonnes et mauvaises; sur les effets des châtimens et des récompenses, sur la religion, l'éducation, le commerce.

L'article d'Alexandre renferme des observations profondes et merveilleusement bien rapprochées ; celui de Charlemagne offre en deux pages plus de principes de politique que tous les livres de Bal-thasar Gracian; celui de l'Esclavage des Nègres, des réflexions d'autant plus admirables, qu'elles sont cachées sous une ironie très-plaisante; son tableau du gouvernement anglais est de main de maître. Cette nation philosophe et commerçante, lui en témoigna sa reconnaissance en 1752. M. Dassier, célèbre par les médailles qu'il a frappées à l'honneur de plusieurs hommes illustres, vint de Londres à Paris pour frapper la sienne. Si l'Esprit des Lois lui attira des hommages de la part des étrangers, il lui procura des critiques dans son pays. Un abbé débonnaire donna le signal par une mauvaise brochure, en style moitié sérieux, moitié bouffon. Le gazetier ecclésiastique, qui vit finement dans l'Esprit des Lois une de ces productions que la Bulle Unigenitus a si fort multipliées lança deux feuilles contre l'auteur : l'une pour prouver qu'il était athée, ce qu'il ne persuada à personne; l'autre pour démontrer qu'il était déiste, ce que ses livres n'avaient que trop fait penser. L'illustre magistrat rendit son adversaire ridicule et odieux dans sa Défense de l'Esprit des Lois. Cette brochure est, comme l'a dit un auteur ingénieux, de la raison assaisonnée. C'est ainsi que Socrate plaida devant ses juges. Les grâces y sont unies à la justesse, le brillant au solide, la vivacité du tour à la force du raisonnement, Mais quelque esprit et quelque raison qu'il y ait dans cette

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défense, l'auteur ne se justifie pas sur tous les reproches que lui avait faits son adversaire.

La Sorbonne, excitée par les cris du nouvelliste, entreprit l'examen de l'Esprit des Lois, et y trouva plusieurs choses à reprendre. Sa censure, si longtemps attendue, n'a pas vu le jour, et ne le verra point. Les chagrins qu'entraînent les critiques justes ou injustes, le genre de vie qu'on le forçait de mener a Paris, altérèrent sa santé naturellement délicate. Il fut attaqué au commencement de février 1755, d'une fluxion de poitrine. La cour et la ville en furent touchés. Le roi lui envoya M. le duc de Nivernois, pour s'informer de son état. Le pr. de Montesquieu parla et agit dans ses derniers momens en homme qui voulait paraître à la fois chrétien et philosophe. « J'ai toujours respecté la religion, dit-il; » cela était vrai à certains égards, car s'il avait paru favoriser l'incrédulité dans des livres anonymes, il ne s'était jamais montré tel en public. « La morale de l'Évangile, ajouta-t-il, est le plus beau présent que Dieu pût faire aux hommes. » Et comme le p. Routh, jésuite Irlandais qui le confessa, le pressait de livrer les corrections qu'il avait faites aux Lettres Persanes, il donna son manuscrit à madame la duchesse d'Aiguillon, en lui disant : « Je sacrifierai tout à la raison et à la religion, mais rien aux jésuites. Voyez avec mes amis si ceci doit paraître. » Cette illustre amie ne le quitta qu'au moment où il perdit toute connaissance; et sa présence ne fut pas inutile au repos du malade. On lui devra peut-être quelque nouvelle richesse littéraire de ce grand homme dont le public aurait été probablement privé; car on a appris qu'un jour, pendant que madame la duchesse d'Aiguillon était allée dîner, le p. Routh étant venu et ayant trouvé le malade seul avec son secrétaire, fit sortir celui-ci de la chambre et s'y enferma sous clef. Madame d'Aiguillon revenue d'abord après

dîner, s'approcha de la porte, et entendit le malade qui parlait avec émotion. Elle frappa, et le jésuite ouvrit : « Pourquoi tourmenter cet homme mourant? lui dit-elle alors. » Le pr. de Montesquieu reprenant lui-même la parole, lui dit : « Voilà, madame, le p. Routh qui voudrait m'obliger de lui livrer la clef de mon armoire pour enlever mes papiers. » Madame d'Aiguillon fit des reproches de cette violence au confesseur, qui s'excusa, en disant : « Madame, il faut que j'obéisse à mes supérieurs; et il fut renvoyé sans rien obtenir. Ce fut ce jésuite qui publia, après la mort de Montesquieu, une lettre supposée, dans laquelle il fait dire à cet illustre écrivain : « Que c'était le goût du neuf, du singulier; le désir de passer pour un génie supérieur aux préjugés et aux maximes communes, l'envie de plaire et de mériter les applaudissemens de ces personnes qui donnent le ton à l'estime publique, et qui n'accordent jamais plus sûrement la leur, que quand on semble les autoriser à secouer le joug de toute dépendance et de toute contrainte, qui lui avait mis les armes à la main contre la religion. » Quoi qu'il en soit de cet aveu, démenti par les amis de l'auteur de l'Esprit des Lois, le détail dans lequel nous sommes entrés est trop curieux à bien des égards, pour ne pas porter avec lui-même son excuse.

Le pr. de Montesquieu mourut le 10 février 1755, à 66 ans. Il fut regretté autant pour son génie que pour ses qualités personnelles. Il était aussi aimable dans la société que grand dans ses ouvrages. Sa douceur, sa gaîté, sa politesse étaient toujours égales. Sa conversation légère, piquante et instructive, était coupée par des distractions qu'il n'affectait jamais, et qui plaisaient toujours. Économe sans avarice, il ne connaissait pas le faste, et n'en avait pas besoin pour s'annoncer. Les grands le recherchaient; mais leur société n'était pas néces→

saire à son bonheur. Il fuyait, dès qu'il pouvait, à sa terre. On voyait cet homme si grand et si simple sous un arbre de la Brède, conversant dans le patois gascon avec ses paysans, assoupissant leurs querelles et prenant part à leurs peines. On a publié après sa mort un recueil de ses œuvres en trois volumes in-4°. Il y a dans cette collection quelques petits ouvrages, dont nous n'avons pas parlé. Le plus remarquable est le Temple de Gnide, espèce de poème en prose, où l'auteur fait une peinture riante, animée, quelquefois trop voluptueuse, trop fine et trop recherchée de la naïveté et de la délicatesse de l'amour, tel qu'il est dans une âme neuve. Ce roman a toute la légèreté de la prose, et toutes les grâces de la poésie. On y trouve encore un fragment sur le goût où il y a plusieurs idées neuves et quelques-unes obscures. M. de Secondat, digne fils de ce grand homme, conservait dans sa bibliothèque six volumes in-4° manuscrits sous le titre de Matériaux de l'Esprit des Lois; un roman politique et moral intitulé: Arsace, et des lambeaux de l'histoire de Théodoric, roi des Ostrogots. Mais le public n'a jamais jouí de ces fragmens non plus que d'une histoire de Louis XI, que son illustre père jeta au feu par mégarde, croyant d'y jeter le brouillon que son secrétaire avait déjà brûlé. M. de Leyre a publié en 1758, in-12, le Génie de Montesquieu. C'est un extrait fait avec choix des plus belles pensées répandues dans les différens ouvrages de cet écrivain, qui avait approuvé lui-même l'idée de cet abrégé. On n'y trouve, dit l'abréviateur, que des anneaux détachés d'une longue chaîne ; mais ce sont des anneaux d'or. On a donné en 1767, in-12, les Lettres familières de M. de Montesquieu. Il y en a quelques-unes qu'on lit avec plaisir, les autres ne sont que de simples billets qui n'étaient pas faits pour l'impression.

AVERTISSEMENT

DE L'AUTEUR.

Pour l'intelligence des quatre premiers livres de cet ouvrage, il faut observer que ce que j'appelle la vertu dans la république est l'amour de la patrie, c'est-à-dire l'amour de l'égalité. Ce n'est point une vertu morale ni une vertu chrétienne, c'est la vertu politique; et celle-ci est le ressort qui fait mouvoir le gouvernement républicain, comme l'honneur est le ressort qui fait mouvoir la monarchie. J'ai donc appelé vertu politique l'amour de la patrie et de l'égalité. J'ai eu des idées nouvelles ; il a bien fallu trouver de nouveaux mots, ou donner aux anciens de nouvelles acceptions. Ceux qui n'ont pas compris ceci m'ont fait dire des choses absurdes, et qui seraient révoltantes dans tous les pays du monde, parce que, dans tous les pays du monde, on veut de la morale.

qua

le

Il faut faire attention qu'il y a une trèsgrande différence entre dire qu'une certaine lité, modification de l'âme, ou vertu, n'est pas ressort qui fait agir un gouvernement, et dire qu'elle n'est point dans ce gouvernement. Si je disais: Telle roue, tel pignon, ne sont point le ressort qui fait mouvoir cette montre, en concluraiton qu'ils ne sont point dans la montre? Tant s'en faut que les vertus morales et chrétiennes soient exclues de la monarchie, que même la vertu po

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