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L'esprit de modération est ce qu'on appelle la vertu dans l'aristocratie; il y tient la place de l'esprit d'égalité dans l'état populaire.

Si le faste et la splendeur qui environnent les rois font une partie de leur puissance, la modestie et la simplicité des manières font la force des nobles aristocratiques (a). Quand ils n'affectent aucune distinction, quand ils se confondent avec le peuple, quand ils sont vêtus comme lui, quand ils lui font partager tous leurs plaisirs, il oublie sa faiblesse.

Chaque gouvernement a sa nature et son principe. Il ne faut donc pas que l'aristocratie prenne la nature et le principe de la monarchie; ce qui arriverait si les nobles avaient quelques prérogatives personnelles et particulières distinctes de celles de leur corps : les priviléges doivent être pour le sénat, et le simple respect pour les sé

nateurs.

Il y a deux sources principales de désordres dans les états aristocratiques; l'inégalité extrême entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés, et la même inégalité entre les différens membres du corps qui gouverne. De ces deux inégalités résultent des haines et des jalousies que les lois doivent prévenir ou arrêter.

(a) De nos jours les Vénitiens, qui, à bien des égards se sont conduits très-sagement, décidèrent, sur une dispute entre un noble vénitien et un gentilhomme de terre ferme, pour une préséance dans une église, que, hors de Venise, un noble vénitien n'avait point de prééminence sur un autre citoyen.

La première inégalité se trouve principalement lorsque les priviléges des principaux ne sont honorables que parce qu'ils sont houteux au peuple. Telle fut à Rome la loi qui défendait aux patriciens de s'unir par mariage aux plébéiens (a); ce qui n'avait d'autre effet que de rendre, d'un côté, les patriciens plus superbes, et, de l'autre, plus odieux. Il faut voir les avantages qu'en tirèrent les tribuns dans leurs harangues.

Cette inégalité se trouvera encore si la condition des citoyens est différente par rapport aux subsides; ce qui arrive de quatre manières : lorsque les nobles se donnent le privilége de n'en point payer; lorsqu'ils font des fraudes pour s'en exempter (b); lorsqu'ils les appellent à eux sous prétexte de rétributions ou d'appointemens pour les emplois qu'ils exercent; enfin quand ils rendent le peuple tributaire, et se partagent les impôts qu'ils lèvent sur eux. Ce dernier cas est rare; une aristocratie, en cas pareil, est le plus dur de tous les gouvernemens.

Pendant que Rome inclina vers l'aristocratie, elle évița très-bien ces inconvéniens. Les magistrats ne tiraient jamais d'appointemens de leur magistrature. Les principaux de la république furent taxés comme les autres; ils le furent même

(a) Elle fut mise par les décemvirs dars les deux dernières tables. Voyez Denys d'Halicarnasse, liv. X.

(b) Comme dans quelques aristocraties de nos jours: rien n'affaiblit plus l'état.

plus, et quelquefois ils le furent seuls. Enfin, bien loin de se partager les revenus de l'état, tout ce qu'ils purent tirer du trésor public, tout ce que la fortune leur envoya de richesses, ils le distribuèrent au peuple (1) pour se faire pardonner leurs honneurs (a)

C'est une maxime fondamentale, qu'autant que les distributions faites au peuple ont de pernicieux effets dans la démocratie, autant en ontelles de bons dans le gouvernement aristocratique. Les premières font perdre l'esprit de citoyen, les autres y ramènent.

:

Si l'on ne distribue point les revenus au peuple, il faut lui faire voir qu'ils sont bien administrés les lui montrer, c'est en quelque manière l'en faire jouir. Cette chaîne d'or que l'on tendait à Venise, les richesses que l'on portait à Rome dans les triomphes, les trésors que l'on gardait dans le temple de Saturne, étaient véritablement les richesses du peuple (2).

Il est surtout essentiel, dans l'aristocratie, que les nobles ne lèvent pas les tributs. Le premier ordre de l'état ne s'en mêlait point à Rome; on en chargea le second, et cela même eut dans la suite de grands inconvéniens. Dans une aristo

(1) En tout, l'argent est funeste quand il n'est pas le prix du travail.

(a) Voyez dans Strabon, liv. XIV, comment les Rhodiens se conduisirent à cet égard.

(2) Tont cela n'est qu'un jouet.

cratie où les nobles lèveraient les tributs, tous les particuliers seraient à la discrétion des gens d'affaires; il n'y aurait point de tribunal supérieur qui les corrigeât. Ceux d'entre eux préposés pour ôter les abus aimeraient mieux jouir des abus. Les nobles seraient comme les princes des états despotiques, qui confisquent les biens de qui il leur plaît.

Bientôt les profits qu'on y ferait seraient regardés comme un patrimoine que l'avarice étendrait à sa fantaisie. On ferait tomber les fermes, on réduirait à rien les revenus publics. C'est par là que quelques états, sans avoir reçu d'échec qu'on puisse remarquer, tombent dans une faiblesse dont les voisins sont surpris, et qui étonne les citoyens mêmes (1).

Il faut que les lois leur défendent aussi le commerce des marchands si accrédités feraient toutes sortes de monopoles. Le commerce est la profession des gens égaux; et, dans les états despotiques, les plus misérables sont ceux où le prince est marchand.

Les lois de Venise ( a ) défendent aux nobles le commerce qui pourrait leur donner, même innocemment, des richesses exorbitantes.

(f) Il y a bien d'autres causes plus importantes et plus actives. (a) Amelot de la Houssaye, du Gouvernement de Venise, partie III. La loi CLAUDIA défendait aux sénateurs d'avoir en mer aucun vaisseau qui tînt plus de quarante muids. Tite-Live, liv. XXI.

Les lois doivent employer les moyens les plus efficaces pour que les nobles rendent justice au peuple. Si elles n'ont point établi un tribun, il faut qu'elles soient un tribun elles-mêmes.

Toute sorte d'asile contre l'exécution des lois perd l'aristocratie; et la tyrannie en est tout près.

Elles doivent mortifier, dans tous les temps, l'orgueil de la domination. Il faut qu'il y ait, pour un temps ou pour toujours, un magistrat qui fasse trembler les nobles, comme les éphores à Lacédémone; et les inquisiteurs d'état à Venise; magistratures qui ne sont soumises à aucunes formalités. Ce gouvernement a besoin de ressorts bien violens : une bouche de pierre ( a ) s’onvre à tout délateur à Venise ; vous diriez que c'est celle de la tyrannie (1).

Ces magistratures tyranniques dans l'aristocra tie ont du rapport à la censure de la démocratie (2), qui, par sa nature, n'est pas moins indépendante. En effet, les censeurs n'y doivent point être recherchés sur les choses qu'ils ont faites pendant leur censure; il faut leur donner de la confiance, jamais du découragement. Les Romains étaient admirables; on pouvait faire rendre à tous

(a) Les délateurs y jettent leurs billets.

(1) Des moyens si violens ne l'attestent que trop,

(2) Leur censure est secrète, celle des Romains était publique.

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