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le suffrage des hommes éclairés, joint aux échos qui le répétèrent, ne forma plus qu'une voix dans toute l'Europe.

Ce fut alors que les ennemis publics et secrets des lettres et de la philosophie (car elles en ont de ces deux espèces) réunirent leurs traits contre l'ouvrage. De-là cette foule de brochures qui lui furent lancées de toutes parts, et que nous ne tirerons pas de l'oubli où elles sont déjà plongées. Si leurs auteurs n'avoient pris de bonnes mesures pour être inconnus à la postérité, elle croiroit que l'Esprit des Loix a été écrit au milieu d'un peuple de barbares.

M. de Montesquieu méprisa sans peine les critiques ténébreuses de ces auteurs sans talens, qui, soit par une jalousie qu'ils n'ont pas droit d'avoir, soit pour satisfaire la malignité du public qui aime la satyre et la méprise, outragent ce qu'ils ne peuvent atteindre; et, plus odieux par le mal qu'ils veulent faire, que redoutables par celui qu'ils font, ne réussissent pas même dans un genre d'écrire que sa facilité et son objet rendent également vil. Il mettoit les ouvrages de cette espèce sur la même ligne que ces nouvelles hebdomadaires de l'Europe, dont les éloges sont sans autorité et les traits sans effet, que des lecteurs oisifs procurent sans y ajouter foi, et dans lesquelles les souverains sont insultés sans le savoir, ou sans daigner s'en venger. Il ne fut pas aussi indifférent sur les principes d'irréligion qu'on l'accusa d'avoir semés dans l'Esprit des Loix. En méprisant de pareils reproches,

il auroit cru les mériter, et l'importance de l'objet lui ferma les yeux sur la valeur de ses adversaires. Ces hommes également dépourvus de zèle, et également effrayés de la lumière que les lettres répandent, non au préjudice de la religion, mais à leur désavantage, avoient pris différentes formes pour lui porter atteinte. Les uns, par un stratagême aussi puéril que pusillanime, s'étoient écrits à eux-mêmes; les autres, après l'avoir déchiré sous le masque de l'anonyme, s'étoient ensuite déchirés entre eux à son occasion. M. de Montesquieu, quoique jaloux de les confondre, ne jugea pas à propos de perdre un temps précieux à les combattre les uns après les autres; il se contenta de faire un exemple sur celui qui s'étoit le plus signalé

par ses excès.

C'étoit l'auteur d'une feuille anonyme et périodique, qui croit avoir succédé à Paschal parce qu'il a succédé à ses opinions; panégyriste d'ouvrages que personne ne lit, et apologiste de miracles que l'autorité séculière a fait cesser dès qu'elle l'a voulu ; qui appelle impiété et scandale le peu d'intérêt que les gens de lettres prennent à ses querelles; et s'est aliéné, par une adresse digne de lui, la partie de la nation qu'il avoit le plus d'intérêt de ménager. Les coups de ce redoutable athlète furent dignes des vues qui l'inspirèrent: il accusa M. de Montesquieu de spinosisme et de déisme ( deux imputations incompatibles); d'avoir suivi le systême de Pope (dont il n'y avoit pas un mot

dans l'ouvrage d'avoir cité Plutarque, qui n'est pas un auteur chrétien; de n'avoir point parlé du péché originel et de la grace. Il prétendit enfin que l'Esprit des Loix étoit une production de la constitution Unigenitus; idée qu'on nous soupçonnera peut-être de prêter par dérision au critique. Ceux qui ont connu M. de Montesquieu, l'ouvrage de Clément XI et le sien, peuvent juger, par cette accusation, de toutes les autres.

Le malheur de cet écrivain dut bien le décourager: il vouloit perdre un sage par l'endroit le plus sensible à tout citoyen, il ne fit que lui procurer une nouvelle gloire, comme homme de lettres: la Défense de l'Esprit des Loix parut. parut. Cet ouvrage, par la modération, la vérité, la finesse de plaisanterie qui y règnent, doit être regardé comme un modèle en ce genre. M. de Montesquieu, chargé par son adversaire d'imputations atroces, pouvoit le rendre odieux sans peine; il fit mieux, il le rendit ridicule. S'il faut tenir compte à l'agres seur, d'un bien qu'il a fait sans le vouloir, nous lui devons une éternelle reconnoissance de nous avoir procuré ce chef-d'œuvre. Mais ce qui ajoute encore au mérite de ce morceau précieux, c'est que l'auteur s'y est peint lui-même sans y penser, ceux qui l'ont connu croient l'entendre; et la postérité s'assurera, en lisant sa Défense, que sa conversation n'étoit pas inférieure à ses écrits; éloge que bien peu de grands hommes

ont mérité.

Une autre circonstance lui assure pleinement l'avantage dans cette dispute. Le critique, qui, pour preuve de son attachement à la religion, en déchire les ministres, accusoit hautement le clergé de France, et sur-tout la faculté de théo logie, d'indifférence pour la cause de Dieu, en ce qu'ils ne proscrivoient pas authentiquement un si pernicieux ouvrage. La faculté étoit en droit de mépriser le reproche d'un écrivain sans aveu mais il s'agissoit de la religion; une délicatesse louable lui a fait prendre le parti d'examiner l'Esprit des Loix. Quoiqu'elle s'en occupe depuis plusieurs années, elle n'a rien prononcé jusqu'ici; et, fût-il échappé à M. de Montesquieu quelques inadvertences légères, presque inévitables dans une carrière si vaste, l'attention longue et scrupuleuse qu'elles auroient demandée de la part du corps le plus éclairé de l'église, prouveroit au moins combien elles seroient excusables. Mais ce corps, plein de prudence, ne précipitera rien dans une si importante matière. Il connoît les bornes de la raison et de la foi: il sait que l'ouvrage d'un homme de lettres ne doit point être examiné comme celui d'un théologien; que les mauvaises conséquences, auxquelles une proposition peut donner lieu par des interprétations odieuses, ne rendent point blâmable la proposition en elle-même ; que d'ailleurs nous vivons dans un siècle malheureux, où les intérêts de la religion ont besoin d'être ménagés, et qu'on peut lui nuire auprès des simples, en répandant mal-à

propos, sur des génies du premier ordre, le soupçon d'incrédulité; qu'enfin, malgré cette accusation injuste, M. de Montesquieu fut toujours estimé, recherché et accueilli par tout ce que l'église a de plus respectable et de plus grand. Eût-il conservé auprès des gens de bien la considération dont il jouissoit, s'ils l'eussent regardé comme un écrivain dangereux?

Pendant que les insectes le tourmentoient dans son propre pays, l'Angleterre élevoit un monument à sa gloire. En 1752, M. Dassier, célèbre par les médailles qu'il a frappées à l'honneur de plusieurs hommes illustres, vint de Londres à Paris pour frapper la sienne. M. de la Tour, cet artiste supérieur par son talent, et si estimable par son désintéressement et l'élévation de son ame, avoit ardemment desiré de donner un nouveau lustre à son pinceau, en transmettant à la postérité le portrait de l'auteur de L'Esprit des Loix; il ne vouloit que la satisfaction de le peindre ; et il méritoit, comme Appelle, que cet honneur lui fût réservé : mais M. de Montesquieu, d'autant plus avare du temps de M. de la Tour, que celui-ci en étoit plus prodigue, se refusa constamment et poliment à ses pressantes sollicitations. M. Dassier essuya d'abord des difficultés semblables. « Croyez-vous, dit-il

enfin à M. de Montesquieu, qu'il n'y ait pas autant d'orgueil à refuser ma proposition, » qu'à l'accepter » ? Désarmé par cette plaisanterie, il laissa faire à M. Dassier tout ce qu'il voulut.

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