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dont quelques lecteurs ont accusé M. de Mon tesquieu; avantage qu'ils n'auroient pas dû le taxer légèrement d'avoir négligé dans une matière philosophique, et dans un ouvrage de vingt années. Il faut distinguer un désordre réel, de celui qui n'est qu'apparent, Le désordre est réel, quand l'analogie et la suite des idées ne sont point observées; quand les conclusions sont érigées en principes, ou les précèdent; quand le lecteur, après des détours sans nombre, se retrouve au point d'où il est parti. Le dé sordre n'est qu'apparent, quand l'auteur, met tant à leur véritable place les idées dont il fait usage, laisse à suppléer aux lecteurs les inter médiaires. Et c'est ainsi que M. de Montesquieu á cru pouvoir et devoir en user dans un livre destiné à des hommes qui pensent, dont le génie doit suppléer à des omissions volontaires et raisonnées.

L'ordre, qui se fait appercevoir dans les grandes parties de l'Esprit des Loix, ne règne moins dans les détails: nous croyons que, pas plus on approfondira l'ouvrage, plus on en sera convaincu. Fidèle à ses divisions géné rales, l'auteur rapporte à chacune les objets qui lui appartiennent exclusivement; et, à l'égard de ceux qui, par différentes branches, appartiennent à plusieurs divisions à la fois, il a placé sous chaque division la branche qui lui appartient en propre. Par-là on apperçoit aisément, et sans confusion, l'influence que les différentes parties du sujet ont les unes sur

les bien entendu des connoissances humaines, on peut voir le rapport mutuel des sciences et des arts. Cette comparaison d'ailleurs est d'autant plus juste, qu'il en est du plan qu'on peut se faire dans l'examen philosophique des loix, comme de l'ordre qu'on peut observer dans un arbre encyclopédique des sciences: il y restera toujours de l'arbitraire; et tout ce qu'on peut exiger de l'auteur, c'est qu'il suive, sans détour et sans écart, le systême qu'il s'est une fois formé.

autres, comme dans un arbre, ou systême

Nous dirons de l'obscurité, que l'on peut se permettre, dans un tel ouvrage, la même chose que du défaut d'ordre. Ce qui seroit obscur pour les lecteurs vulgaires, ne l'est pas pour ceux que l'auteur a eus en vue. D'ail leurs, l'obscurité volontaire n'en est pas une. M. de Montesquieu ayant à présenter quelquefois des vérités importantes, dont l'énoncé absolu et direct auroit pu blesser sans fruit, a eu la prudence de les envelopper; et, par cet innocent artifice, les a voilées à ceux à qui elles seroient nuisibles, sans qu'elles fussent perdues pour les sages.

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Parmi les ouvrages qui lui ont fourni des secours, et quelquefois des vues pour le sien, on voit qu'il a sur-tout profité des deux historiens qui ont pensé le plus, Tacite et Plutarque: mais, quoiqu'un philosophe qui a fait ces deux lectures, soit dispensé de beaucoup d'autres, il n'avoit pas cru devoir, en ce genre,

rien négliger ni dédaigner de ce qui pouvoit être utile à son objet. La lecture que suppose l'Esprit des Loix est immense; et l'usage raisonné que l'auteur a fait de cette multitude prodigieuse de matériaux, paroîtra encore plus surprenant, quand on saura qu'il étoit presque entiérement privé de la vue, et obligé d'avoir recours à des yeux étrangers. Cette vaste lecture contribue non-seulement à l'utilité, mais à l'agrément de l'ouvrage. Sans déroger à la majesté de son sujet, M. de Montesquieu sait en tempérer l'austérité, et procurer aux lecteurs des momens de repos, soit par des faits singuliers et peu connus, soit par des allusions délicates, soit par ces coups de pinceau énergiques et brillans, qui peignent d'un seul trait les peuples et les hommes.

Enfin, car nous ne voulons pas jouer ici le rôle des commentateurs d'Homère, il y a, ya, sans doute, des fautes dans l'Esprit des Loix, comme il y en a dans tout ouvrage de génie, dont l'auteur a le premier osé se frayer des routes nouvelles. M. de Montesquieu a été parmi nous pour l'étude des loix, ce que Descartes a été pour la philosophie : il éclaire sou vent, et se trompe quelquefois ; et, en se trompant même, il instruit ceux qui savent lire. Cette nouvelle édition montrera, par les additions et corrections qu'il y a faites, que, s'il est tombé de temps en temps, il a su le reconnoître, et se relever. Par-là il acquerra du moins le droit à un nouvel examen, dans les endroits

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où il n'aura pas été de l'avis de ses censeurs; peut-être même ce qu'il aura jugé le plus digne de correction, leur a-t-il absolument échappé tant l'envie de nuire est ordinairement aveugle!

Mais ce qui est à la portée de tout le monde dans l'Esprit des Loix; ce qui doit rendre l'auteur cher à toutes les nations; ce qui serviroit même à couvrir des fautes plus grandes que les siennes, c'est l'esprit de citoyen qui la dicté. L'amour du bien public, le desir de voir les hommes heureux, s'y montrent de toutes parts; et n'eût-il que ce mérite si rare et si précieux, il seroit digne, par cet endroit seul, d'être la lecture des peuples et des rois. Nous voyons déjà, par une heureuse expérience, que les fruits de cet ouvrage ne se bornent pas, dans ses lecteurs, à des sentimens stériles. Quoique M. de Montesquieu ait peut survécu à la publication de l'Esprit des Loix, il a eu la satisfaction d'entrevoir les effets qu'il commence à produire parmi nous; l'amour naturel des François pour leur patrie, tourné vers son véritable objet; ce goût pour le commerce, pour l'agriculture, et pour les arts utiles, qui se répand insensiblement dans notre nation; cette lumière générale sur les principes du gouvernement, qui rend les peuples plus attachés à ce qu'ils doivent aimer. Ceux qui ont si indécemment attaqué cet ouvrage, lui doivent peut-être plus qu'ils ne s'imaginent. L'ingratitude, au reste, est le moindre reproche qu'on ait à leur faire. Ce n'est pas sans regret Tome 1,

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et sans honte pour notre siècle, que nous allons les dévoiler: mais cette histoire importe trop à la gloire de M. de Montesquieu, et à l'avantage de la philosophie, pour être passée sous silence. Puisse l'opprobre, qui couvre enfin ses ennemis, leur devenir salutaire !

A peine l'Esprit des Loix parut-il, qu'il fut recherché avec empressement, sur la réputation de l'auteur: mais quoique M. de Montesquieu eût écrit pour le bien du peuple, il ne devoit pas avoir le peuple pour juge: la profondeur de l'objet étoit une suite de son importance même. Cependant les traits qui étoient répandus, dans l'ouvrage, et qui auroient été déplacés s'ils n'étoient pas nés du fond du sujet, persuadèrent à trop de personnes qu'il étoit écrit pour elles. On cherchoit un livre agréable; et on ne trouvoit qu'un livre utile dont on ne pouvoit d'ail leurs, sans quelque attention, saisir l'ensemble et les détails. On traita légérement l'Esprit des Loix; le titre même fut un sujet de plaisanterie (*); enfin, l'un des plus beaux monumens littéraires qui soient sortis de notre nation, fut regardé d'abord par elle avec assez d'indifférence. il fallut que les véritables juges eussent eu le temps de lire: bientôt ils ramenèrent la multitude, toujours prompte à changer d'avis. La partie du public qui enseigne dicta à la partie qui écoute ce qu'elle devoit penser et dire, et

(*) M. de Montesquieu, disoit-on, devoit intituler son livre de l'Esprit sur les Loix,

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