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moins qu'il connoît peu la véritable signification des termes : on va voir qu'il ne donne pas une grande preuve de jugement.

M. de Montesquieu, liv. V, chap. XIX, met en question si l'on doit déposer sur une même tête, les emplois civils et militaires. Il répond qu'il faut les unir dans la république, et les séparer dans la monarchie. Il prouve la première partie de cette réponse par l'intérêt de la liberté; et la seconde, par l'intérêt de la puissance du monarque, qui pourroit lui être ravie, s'il confioit les deux emplois à la même personne. Il établit ses preuves sur les grandes vues qui font la base de son ouvrage; et ces preuves sont une démonstration: mais ses raisonnemens sont souvent trop élevés, pour que certaines ames y puissent atteindre.

La seconde partie de la décision de M. de Montesquieu n'a pas plu à M. Crévier; et, sans parler des raisons qui ont déterminé cette décision, voici comment il la combat, dans une note, pag. 42. « Il n'est point de mon plan de » m'arrêter ici à prouver la fausseté de ce » systême. Mais, comment M. de Montesquieu » pouvoit-il avancer que, par la nature du » gouvernement monarchique, les fonctions » civiles et militaires doivent être séparées, et » confiées à des ordres différens; lui qui savoit » si bien que, dans la monarchie Françoise, » elles ont été, pendant plusieurs siècles » exercées par les mêmes personnes; et que, » suivant la loi de la féodalité, le premier Tome I.

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» engagement du vassal envers son seigneur » étoit de le servir en guerre et en plaids, dans les » expéditions militaires, et dans le jugement » des procès? Il nous reste encore des vestiges » de l'ancien usage dans les grands baillis et » les sénéchaux, qui sont tous gens d'épée ».

Si M. Crévier avoit entrepris de fortifier, par une nouvelle preuve, le systême de son adversaire, il n'auroit peut-être pas eu le bonheur de réussir aussi bien. Tout le monde sait que, tant que le gouvernement féodal a été en vigueur dans la France, l'autorité de nos rois, quant à l'exercice, étoit presque nulle; parce que chaque seigneur avoit, dans sa terre tout-à-la-fois le pouvoir militaire et le pouvoir civil. Tout le monde sait encore que la puissance du monarque n'a repris son état naturel, que quand elle a pu venir à bout de diviser l'exercice de ces deux fonctions.

Si M. Crévier avoit borné sa critique à ce genre de reproche, on n'auroit fait nulle mention de son ouvrage, et on l'auroit laissé dans 1'oubli qu'il mérite. Mais il n'est pas possible de lire de sang-froid les imputations atroces dont cet écrivain a essayé de charger un homme respectable pour lui à tous égards, dans un temps où nous n'étions pas encore accoutumés à soutenir les regrets que sa perte nous avoit causés, et où la mort lui avoit ôté la faculté de faire rentrer ce téméraire dans le devoir.

Il dénonce au public l'auteur de l'Esprit des Loix comme un petit-maître, un homme vain,

mauvais citoyen, ennemi de la saine morale et de toute religion. Si les siècles passés ne fournissoient pas des exemples de pareils prodiges pourroit-on croire que la France eût produit en même temps M. de Montesquieu et M. Crévier: mais, si la Grèce eut un Platon, elle eut un Zoïle.

M. de Montesquieu est un petit-maître! Et pourquoi l'est-il? Il a commencé son liv. XXIII par l'invocation que Lucrèce adresse à Vénus. Cette déesse fabuleuse est l'emblême de la fécondité; tous les animaux sont appellés à la population par l'attrait du plaisir. L'auteur de l'Esprit des Loix, au lieu de rendre, par ses propres expressions, cette pensée qui entre dans son plan, a emprunté celle d'un poëte; il n'a pas cru qu'il fût indigne de son sujet d'égayer l'imagination de son lecteur par une image riante, sans être indécente; et, pour cela, il est un petit-maître! On riroit de l'idée ridicule de ce professeur, s'il n'avoit excité l'indignation par les injures grossières dont il a chargé son adversaire.

M. de Montesquieu est un homme vain! L'auteur de l'Esprit des Loix étoit-il donc un homme vain, pour avoir écrit cette phrase à la fin de sa préfaçe : « Quand j'ai vu que tant » de grands hommes, en France, en Angle» terre et en Allemagne, ont écrit avant moi, » j'ai été dans l'admiration, mais je n'ai point >> perdu le courage. Et moi aussi je suis peintre, » ai-je dit avec le Corrège ». Un auteur ne peut

donc, sans vanité, croire que ses ouvrages ne sont pas sans mérite? Mais tous ceux qui ont publié leurs écrits, sans en excepter les plus grands saints, sont donc coupables de vanité: car qui a jamais donné ses productions au public, sans croire qu'elles avoient au moins un degré de bonté? Si M. Crévier n'avoit pas eu cette vanité, il ne se seroit pas érigé en censeur d'un ouvrage que tous les grands hommes ont admiré et admirent.

C'est encore, suivant M. Crévier, un trait de vanité dans M. de Montesquieu, d'avoir dir qu'il finissoit le traité des fiefs où la plupart des auteurs l'ont commencé. Mais M. de Montesquieu a dit une vérité: pour M. Crévier il a prouvé son ignorance. La plupart des auteurs qui ont écrit sur les fiefs, n'ont exa miné que® les droits féodaux, tels qu'ils existent aujourd'hui. Ils ont cherché, les motifs de décision sur les contestations que cette matière occasionne, dans les dispositions recueillies par les rédacteurs des coutumes, et se sont embarrassés de connoître la source de co genre de possessions. M. de Montesquieu l'a cherchée, cette source: il a ouvert les archives des premiers âges de notre monarchie, il a suivi graduellement les révolutions que les fiefs ont essuyées, et est descendu jusqu'au moment où ils ont commencé à prendre la forme à laquelle les coutumes les ont fixés. Il est donc vrai qu'il a fini le traité des fiefs où la plupart des auteurs l'ont commencé; et c'est par vanité

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qu'il l'a dit! De quelle faute M. Crévier s'est-il rendu coupable, quand il a parlé en pédagogue d'une chose qu'il ne connoissoit pas ?

C'est ainsi que notre satyrique prouve que M. de Montesquieu est petit-maître et vain. On s'attend, sans doute, que les preuves qu'il va donner des deux autres reproches, ont une force proportionnée à la nature de l'accusation. Personne ne se permet de déférer un citoyen comme ennemi du gouvernement et de la religion, s'il n'a en main de quoi le convaincre à la face de l'univers de deux crimes qui mérifent l'animadversion de toutes les sociétés et les peines les plus graves.

Voyons comment il établit le premier. « L'opposition décidée de l'auteur au despo tisme, dit-ib, sentiment louable en soi, » l'emporte au-delà des bornes. A force d'être » ami des hommes, il cesse d'aimer, autant » qu'il le doit, sa patrie. Toute son estime, disons mieux, toute son admiration est pour » le gouvernement d'une nation voisine, digne rivale de la nation françoise; mais qu'il n'est » pasar souhaiter pour nous de prendre pour modèle à bien des égards. L'Anglois doit » être flatté en lisant l'ouvrage de l'Esprit des »Loix; mais cette lecture n'est capable que de * mortifier les bons François »

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Il faut s'arrêter sur le raisonnement de M. Crévier. Il accuse M. de Montesquieu de ne pas aimer sa patrie autant qu'il le doit, parce qu'il a une opposition décidée pour le

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