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fondés sur les préjugés qui s'étoient transmis d'âge en âge, et que de célèbres écrivains n'avoient fait que recueillir, développer et appuyer par de nouveaux sophismes. Le livre de l'Esprit des Loix fait une époque à jamais mémorable dans l'histoire des connoissances humaines.

M. de Montefquieu jouit, dès son vivant, des éloges des plus grands hommes de l'Europe; et il s'est procuré lui-même, par la Défense de l'Esprit des Loix, le triomphe le plus complet, sur ces auteurs obscurs d'ouvrages éphémères qui avoient osé s'attacher à lui, comme ces vils insectes qui nous importunent, et qu'on écrase sans effort.

Tout étoit resté dans le silence; l'envie n'osa plus se remontrer; elle craignit de nouveaux coups. La mort lui enleva enfin un adversaire si redoutable. Quand elle crut n'avoir plus rien à craindre, elle empruntą, pour reparoître, la plume de M. Crévier, professeur en l'université de Paris.

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Cet écrivain, dans ses Observations sur le livre de l'Esprit des Loix, s'est efforcé de décrier, par tous les moyens possibles, un ouvrage qu'il n'entendoit pas, puisqu'il ne le trouvoit blâmable que par quelques détails. Il a consacré une grande partie de son libelle à chercher des inexactitudes, soit dans les faits historiques cités ou rapportés par M. de Montesquieu, soit dans l'interprétation de quelques textes des anciens écrivains. M. Crévier

traite cette partie de sa critique avec cette discussion minutieuse, qui est toujours l'apanage des génies étroits, qui étouffe le goût, et arrête dans leur course, ceux qui cherchent les connoissances utiles.

Il s'est délecté dans ce travail; il y a trouvé un double moyen de satisfaire sa vanité : d'un côté, il croyoit abattre un ouvrage qui fait l'objet de la vénération publique ; il se croyoit le pédagogue du genre humain, et s'imaginoit qu'il alloit lui seul enseigner à tous les hommes qu'ils sont ignorans, puisqu'ils ne s'étoient pas apperçus que le guide qu'ils avoient choisi pour la politique entendoit mal le Grec et le Latin. En se livrant d'ailleurs à la discussion d'une vérité qui lui paroissoit si importante, il ne manque aucune occasion de faire un fastidieux étalage d'un genre d'érudition qui convient sans doute aux personnes de sa profession; mais dont ceux qui l'exercent avec goût, se donnent bien de garde de faire parade aux yeux du public.

Cet affectation seroit sans doute ridicule, quand celui qui se l'est permise l'auroit appuyée de l'exactitude la plus scrupuleuse : mais, qu'en doit-on penser, si ce point, tout essentiel qu'il est, manque à notre prétendu critique? On ne le suivra point ici dans tous les détails auxquels il s'est livré; ce seroit l'imiter dans le défaut qu'on lui reproche: qu'il soit seulement permis d'examiner un ou deux traits de sa critique.

«La tentation de faire une jolie phrase,

» dit-il, page 34 de son libelle, est un piège » pour bien des écrivains ; et la supériorité du » génie de M. de Montesquieu ne l'en a pas

toujours garanti. Cette séduction l'a écarté » de la vérité historique dans l'endroit que je » vais citer. Rome, dit-il, livre III, chap. III, » au lieu de se réveiller après Cesar, Tibere, Caïus, » Claude, Néron, Domitien, fut toujours plus » esclave: tous les coups portèrent sur les tyrans, » aucun sur la tyrannie. Voilà qui est agréable»ment dit, réprend M. Crévier; mais le fait » est-il vrai? Je ne considère ici que Domitien, » Assurément le coup qui renversa ce tyran, » porta sur la tyrannie; elle ne parut plus dans » Rome, pendant un espace de plus de quatre» vingt ans. Nerva, Trajan, Adrien, Tite » Antonin, Marc-Aurèle, forment la plus belle >> chaîne de princes sages et modérés, qu'aucune » histoire nous fournisse. Je sais qu'Adrien » fut mêlé de bien et de mal; mais, si l'on > excepte son entrée dans la souveraine puis»sance, et les deux ou trois dernières années » de sa vie, pendant lesquelles il ne jouit pas » de toute sa raison, le reste de son règne peut » être cité pour modèle d'un bon gouverne

>>>ment ».

M. Crévier voudroit-il rappeller à ses lecteurs qu'il connoissoit l'histoire des empereurs Romains? Il auroit peut-être agi plus sagement, s'il eût évité de réveiller l'idée de celle qu'il a écrite mais il auroit dû au moins choisir une autre occasion d'étaler son savoir; il se seroit

épargné la honte d'une critique qui prouve qu'il n'entend pas M. de Montesquieu.

Cet auteur, dans l'endroit d'où M. Crév ier a tiré fon passage, établit que, quand la vertu, qui est le principe de la démocratie, a fait place à la corruption, l'état est perdu, il ne peut y avoir de liberté, et jamais elle ne peut se rétablir. Ce grand homme, dont le génie pénètre les causes politiques des événemens occasionnés par la marche ordinaire des circonstances, apporte pour preuve ce qui est arrivé aux Anglois, quand ils voulurent établir parmi eux la démocratie. Tous leurs efforts furent impuissans: ceux qui avoient part aux affaires, n'avoient point de vertu; leur ambition étoit irritée par le succès de Cromwel qui avoit tout osé: l'esprit d'une faction n'étoit réprimé que par celui d'une autre. Ainsi, on avoit beau chercher la démocratie, on ne la trouvoit nulle part; et, après bien des mouvemens, des chocs et des secousses, il fallut se reposer dans la monarchie, que l'on avoit proscrite.

Rome fournit encore un exemple plus frappant. Quand la vertu commença à s'y éclipser, il se forma des factions; Sylla réussit enfin à s'emparer de la souveraine puissance, Ce coup acheva de détruire la vertu dans Rome; il n'y eut point d'ambitieux qui ne se flattât d'obtenir le même succès. Le tyran abdiqua, mais la démocratie ne put reprendre place dans un état où il n'y avoit plus de vertu ; et, comme il y en eut toujours moins, à mesure que la nomination

des empereurs se prolongea, il devint de plus en plus impossible de rendre à Rome la liberté. Quelques auteurs ont été étonnés que les Romains, excédés des injustices et des cruautés de cette chaîne de monstres qui se sont succédés sur le trône impérial, ne se soient pas déterminés à se garantir désormais de ces fléaux, et à reprendre l'état républicain, surtout quand ils n'avoient pas craint de massacrer le tyran. La chose n'étoit plus possible la vertu, sans laquelle la démocratie ne peut exister, étoit entiérement bannie de Rome : on faisoit tomber le tyran, mais on ne détruisoit pas la tyrannie; puisque sa place existoit toujours, et se trouvoit occupée sur-le-champ par un successeur. Si le hasard faisoit monter sur le trône, un prince digne de l'occuper, tels qu'ont été Trajan, Tite, &c. le peuple jouissoit des douceurs de son gouvernement: mais, pour cela la tyrannie n'étoit pas détruite ; l'état étoit privé de la liberté dont il avoit joui autrefois; un règne atroce pouvoit suivre, et suivoit quelquefois en effet, celui qui avoit procuré un bonheur momentané.

Ces vues, que M. de Montesquieu a exprimées avec beaucoup de clarté, ont échappé à M. Crévier, qui, tout savant qu'il étoit en Grec et en Latin, a cru que le mot tyrannie ne signifioit autre chose qu'un gouvernement injuste et cruel.

On vient de voir que le critique de M. de Montesquieu n'est pas fort intelligent, ou du moins

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