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xcviij ÉLOGE DE M. DE MONTESQUIEU.

particulier que M. de Montesquieu prenoit à l'Encyclopédie, dont toutes les ressources ont été jusqu'à présent dans le courage et l'émulation de ses auteurs. Tous les gens de lettres, selon lui, devoient s'empresser de concourir à l'exécution de cette entreprise utile. Il en a donné l'exemple avec M. de Voltaire, et plusieurs autres écrivains célèbres. Peut-être les traverses que cet ouvrage a essuyées, et qui lui rappelloient les siennes propres, l'intéressoient-elles en notre faveur. Peut-être étoit-il sensible, sans s'en appercevoir, à la justice que nous avions osé lui rendre dans le premier volume de l'Encyclopédie, lorsque personne n'osoit encore élever sa voix pour le défendre. Il nous destinoit un article sur le goût, qui a été trouvé imparfait dans ses papiers : nous le donnerons en cet état au public, et nous le traiterons avec le même respect que l'antiquité témoigna autrefois pour les dernières paroles de Sénèque. La mort l'a empêché d'étendre plus loin ses bienfaits à notre égard; et; en joignant nos propres regrets à ceux de l'Europe entière, nous pourrions écrire sur son tombeau :

Finis vitæ ejus nobis luctuosus, PATRIÆ tristis, extraneis etiam ignotisque non sine curâ fuit.

Tacit. in Agricol. C. 43

DE L'ESPRIT DES LOIX,

PAR M. D'ALEMBERT,

Pour servir de suite à l'Eloge de M. DE MONTESQUIEU.

LA plupart des gens de lettres qui ont parlé de l'Esprit des Loix, s'étant plus attachés à le critiquer qu'à en donner une juste idée, nous allons tâcher de suppléer à ce qu'ils auroient dû faire, et d'en développer le plan, le caractère et l'objet, Ceux qui en trouveront l'analyse trop longue, jugeront peut-être, après l'avoir lue, qu'il n'y avoit que ce seul moyen de bien faire saisir la méthode de l'auteur. On doit se souvenir d'ailleurs que l'histoire des écrivains célèbres n'est que celle de leurs pensées et de leurs travaux; et que cette partie de leur éloge en est la plus essentielle et la plus utile.

Les hommes, dans l'état de nature, abstraction faite de toute religion, ne connoissant, dans les différends qu'ils peuvent avoir, d'autre loi que celle des animaux, le droit du plus fort, on doit regarder l'établissement des sociétés comme une espèce de traité contre ce droit injuste; traité destiné à établir, entre les différentes parties du genre humain, une sorte de balance. Mais il en est de l'équilibre

moral comme du physique; il est rare qu'il soit parfait et durable; et les traités du genre 'humain sont, comme les traités entre nos princes, une semence continuelle de divisions. L'intérêt, le besoin et le plaisir ont rapproché les hommes. Mais ces mêmes motifs les poussent sans cesse à vouloir jouir des avantages de la société sans en porter les charges; et c'est en ce sens qu'on peut dire, avec l'auteur, que les hommes, dès qu'ils sont en société sont en état de guerre. Car la guerre suppose, dans ceux qui se la font, sinon une égalité de force, au moins l'opinion de cette égalité; d'où naît le desir et l'espoir mutuel de se vaincre: or, dans l'état de société, si la balance n'est jamais parfaite entre les hommes, elle n'est pas non plus trop inégale: au contraire, ou ils n'auroient rien à se disputer dans l'état de nature; ou, si la nécessité les y obligeoit, on ne verroit que la foiblesse fuyant devant la force, des oppresseurs sans combat, et des opprimés sans résistance.

Voilà donc les hommes réunis et armés toutà-la-fois, s'embrassant d'un côté, si on peut parler ainsi, et cherchant, de l'autre, à se blesser mutuellement. Les loix sont le lien plus ou moins efficace, destiné à suspendre ou à retenir leurs coups. Mais l'étendue prodigieuse du globe que nous habitons, la nature différente des régions de la terre et des peuples qui la couvrent, ne permettant pas que tous les hommes vivent sous un seul et même

gouvernement, le genre humain a dû se partager en un certain nombre d'états, distingués par la différence des loix auxquelles ils obéis sent. Un seul gouvernement n'auroit fait du genre humain, qu'un corps exténué et languissant, étendu sans vigueur sur la surface de la terre les différens états sont autant de corps agiles et robustes, qui, en se donnant la main les uns aux autres, n'en forment qu'un, et dont l'action réciproque entretient par-tout le mouvement et la vie.

On peut distinguer trois sortes de gouver nemens; le républicain, le monarchique, le despotique. Dans le républicain, le peuple en corps a la souveraine puissance. Dans le monarchique, un seul gouverne par des loix fondamentales. Dans le despotique, on ne connoît d'autre loi que la volonté du maître, ou plutôt du tyran. Ce n'est pas à dire qu'il n'y ait dans l'univers que ces trois espèces d'états; ce n'est pas à dire même qu'il y ait des états qui appartiennent uniquement et rigoureusement à quelqu'une de ces formes; la plupart sont, pour ainsi dire, mi-partie ou nuancés les uns des autres. Ici, la monarchie incline au despotisme; là, le gouvernement monarchique est combiné avec le républicain; ailleurs, ce n'est pas le peuple entier, c'est seulement une partie du peuple qui fait les loix. Mais la division précédente n'en est pas moins exacte et moins juste. Les trois espèces de gouvernement qu'elle renferme, sont tellement distinguées, qu'elles

n'ont proprement rien de commun; et, d'ailleurs, tous les états que nous connoissons participent de l'un et de l'autre. Il étoit donc nécessaire de former, de ces trois espèces, des classes particulières, et de s'appliquer à déterminer les loix qui leur sont propres. Il sera facile ensuite de modifier ces loix dans l'application à quelque gouvernement que ce soit, selon qu'il appartiendra plus ou moins à ces différentes formes.

Dans les divers états, les loix doivent être relatives à leur nature, c'est-à-dire, à ce qui les constitue; et à leur principe, c'est-à-dire, à ce qui les soutient et les fait agir: distinction importante, la clef d'une infinité de loix, et dont l'auteur tire bien des conséquences.

Les principales loix relatives à la nature de la démocratie, sont que le peuple y soit, à certains égards, le monarque; à d'autres, le sujet; qu'il élise et juge ses magistrats; et que les magistrats, en certaines occasions, décident. La nature de la monarchie demande qu'il y ait, entre le monarque et le peuple, beau coup de pouvoirs et des rangs intermédiaires, et un corps dépositaire des loix, médiateur entre les sujets et le prince. La nature du despotisme exige que le tyran exerce son autorité, ou par lui seul, ou par un seul, qui le représente,

Quant au principe des trois gouvernemens, celui de la démocratie est l'amour de la république, c'est-à-dire, de l'égalité : dans les

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