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» un auteur), il échauffe; ce sont des idées qui » se pressent, non des phrases qui s'arrangent; » c'est un athlète toujours en attitude ». Images frappantes; saillies d'esprit et de génie; faits peu connus, curieux et agréables: tout concourt à charmer le travail d'une longue lecture. On peut appeller cet ouvrage, le Code du Droit des Nations; et son auteur, le législateur du genre humain. On sent qu'il est sorti d'un esprit libre, et d'un cœur plein de cette bienveillance générale qui embrasse tous les hommes. C'est en faveur de ces sentimens qu'on a pardonné à M. de Montesquieu d'avoir ramené tout à un systême, dans une matière où il ne falloit que raisonner sans imaginer d'avoir donné trop d'influence au climat, aux causes physiques, préférablement aux causes morales; d'avoir fait un tout irrégulier, une chaîne interrompue, avec les plus belles parties et les plus beaux chaînons; d'avoir trop souvent conclu du particulier au général. On a été fâché de trouver dans ce chef-d'oeuvre, de longues digressions sur les loix féodales, des exemples tirés des voyageurs les plus décrédités, des paradoxes à la place des vérités, des plaisanteries où il falloit des réflexions, et ce qui est encore plus triste, des principes de déisme et d'irréligion. On a été choqué des titres indéterminés qu'il donne à la plupart de ses chapitres idée générale, conséquence, problême, réflexions, continuation du même sujet,&c. On lui a reproché des chapitres trop peu liés à ceux qui les précèdent ou qui les suivent, des

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idées vagues et confuses, des tours forcés, un style tenu et quelquefois recherché. Mais s'il ne satisfait pas toujours les grammairiens, il donne toujours à penser aux philosophes, soit en les faisant entrer dans ses réflexions, soit en leur donnant sujet de les combattre. Personne n'a plus réfléchi que lui sur la nature, les principes, les mœurs, le climat, l'étendue, la puissance et le caractère particulier des états; sur leurs loix bonnes et mauvaises; sur les effets des châtimens et des récompenses; sur la religion, l'éducation, le commerce. L'article d'Alexandre renferme des observations profondes et trèsbien rapprochées; celui de Charlemagne offre, en deux pages, plus de principes de politique, que tous les livres de Balthasar Gracian; celui de l'Esclavage des Nègres, des réflexions d'autant plus agréables, qu'elles sont cachées sous une ironie très-plaisante. Son tableau du gouvernement Anglois est de main de maître. Cette nation philosophe et commerçante, lui en témoigna sa reconnoissance en 1752. M. Dassier, célèbre par les médailles qu'il a frappées à l'honneur de plusieurs hommes illustres, vint de Londres à Paris pour frapper la sienne... Si l'Esprit des Loix lui attira des hommages de la part des étrangers, il lui procura des critiques dans son pays. Un abbé débonnaire donna le signal par une mauvaise brochure, en style moitié sérieux, moitié bouffon. Le gazetier ecclésiastique, qui vit finement dans l'Esprit des Loix une de ces productions que la bulle UNIGENITUS Tome 1.

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a si fort multipliées, lança deux feuilles contre l'auteur : l'une pour prouver qu'il étoit athée, ce qu'il ne persuada à personne; l'autre pour démontrer qu'il étoit déiste, ce que ses livres n'avoient que trop fait penser. L'illustre magistrat rendit son adversaire ridicule et odieux, dans sa Défense de l'Esprit des Loix. Cette brochure est, comme l'a dit un auteur ingénieux, de la raison assaisonnée. C'est ainsi que Socrate plaida devant ses juges. Les graces y sont unies à la justesse, le brillant au solide, la vivacité du tour à la force du raisonnement. Mais quelque esprit et quelque raison qu'il y ait dans cette défense, l'auteur ne se justifie pas sur tous les reproches que lui avoit faits son adversaire. La Sorbonne, excitée par les cris du nouvelliste, entreprit l'examen de l'Esprit des Loix, et y trouva plusieurs choses à reprendre. Sa censure, si long-temps attendue, n'a pas vu le jour, et ne le verra point... Les chagrins qu'entraînent les critiques justes ou injustes, le genre de vie qu'on forçoit Montesquieu de mener à Paris, altérèrent sa santé naturellement délicate. Il fut attaqué au commencement de février 1755 d'une fluxion de poitrine. La cour et la ville en furent touchées. Le roi lui envoya M. le duc de Nivernois, pour s'informer de son état. Le président de Montesquieu parla et agit dans ses derniers momens, en homme qui vouloit paroître à la fois chrétien et philosophe. J'ai toujours respecté la religion, dit-il (Cela étoit vrai à certains égards; car, s'il avoit paru favoriser l'incrédulité

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dans des livres anonymes, il ne s'étoit jamais montré tel en public.) la morale de l'évangile, ajouta-t-il, est le plus beau présent que Dieu pút faire aux hommes. Et comme le P. Routh, jésuite irlandois, qui le confessa, le pressoit de livrer les corrections qu'il avoit faites aux Lettres Persanes; il donna son manuscrit à madame la duchesse d'Aiguillon, en lui disant : je sacrifierai tout à la raison et à la religion, mais rien aux jésuites. Voyez avec mes amis si ceci doit paroître. Cette illustre amie ne le quitta qu'au moment où il perdit toute connoissance, et sa présence ne fut pas inutile au repos du malade. Car on a appris qu'un jour, pendant que madame la duchesse d'Aiguillon étoit allée dîner, le Pere Routh étant venu, et ayant trouvé le malade seul avec son secrétaire, fit sortir celui-ci de la chambre et s'y enferma sous clef. Madame d'Aiguillon, revenue d'abord après-diné, s'approcha de la porte, et entendit le malade qui parloit avec émotion. Elle frappa, et le jésuite ouvrit : Pourquoi tourmenter cet homme mourant? lui ditelle. Alors le président de Montesquieu, reprenant lui-même la parole, lui dit : Voilà, madame, le Pere Routh, qui voudroit m'obliger de lui livrer la clef de mon armoire pour enlever mes papiers. Madame d'Aiguillon fit des reproches de cette violence au confesseur, qui s'excusa en disant: madame, il faut que j'obéisse à mes supérieurs ; et il fut renvoyé sans rien obtenir. Ce fut ce jésuite qui publia après la mort de Montesquieu une lettre, dans laquelle il fait dire à cet illustre

écrivain : « Que c'étoit le goût du neuf, du » singulier; le desir de passer pour un génie » supérieur aux préjugés et aux maximes com»munes, l'envie de plaire et de mériter les > applaudissemens de ces personnes qui don» nent le ton à l'estime publique, et qui n'ac» cordent jamais plus sûrement la leur, que » quand on semble les autoriser à secouer le »joug de toute dépendance et de toute con» trainte, qui lui avoient mis les armes à la » main contre la religion ». Quoi qu'il en soit de cet aveu, démenti par les amis de l'auteur de l'Esprit des Loix, le détail dans lequel nous sommes entrés, est trop curieux, à bien des égards, pour ne pas porter avec lui-même son excuse. Le président de Montesquieu mourut le 10 février 1755, à l'âge de 66 ans. Il fut regretté autant pour son génie, que pour ses qualités personnelles. Il étoit généreux (*), et aussi aimable dans la société, que grand dans ses ouvrages. Sa douceur, sa gaieté, sa politesse étoient toujours égales. Sa conversation, légère, piquante et instructive, semée de bons mots et de mots d'un grand sens, étoit coupée par des distractions qu'il n'affectoit jamais, et qui

(*) L'acte de bienfaisance qu'il fit à Marseille, en donnant sa bourse à un jeune batelier, et en consignant secrettement une somme d'argent à un banquier, pour racheter le père de cet infortuné, pris par un corsaire, et esclave en Afrique, a été publié dans les journaux, et a donné lieu à un drame intéressant, représenté avec succès en 1784, sous le titre du Bienfait anonyme.

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