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arriver que des particuliers y aient de grandes richesses, et que les mœurs n'y soient pas corrompues. C'est que l'esprit de commerce entraîne avec soi celui de frugalité, d'économie', de modération, de travail, de sagesse, de tran-. quillité, d'ordre et de règle. Ainsi, tandis que cet esprit subsiste, les richesses qu'il produit n'ont aucun mauvais effet. Le mal arrive, lorsque l'excès des richesses détruit cet esprit de commerce; on voit tout-à-coup naître les désordres de l'inégalité, qui ne s'étoient pas encore fait sentir.

Pour maintenir l'esprit de commerce, il faut que les principaux citoyens le fassent euxmêmes; que cet esprit règne seul, et ne soit point croisé par un autre; que toutes les loix le favorisent; que ces mêmes loix, par leurs dispositions, divisant les fortunes à mesure que le commerce les grossit, mettent chaque citoyen pauvre dans une assez grande aisance, pour pouvoir travailler comme les autres; et chaque citoyen riche dans une telle médiocrité, qu'il ait besoin de son travail pour conserver ou pour acquérir.

C'est une très-bonne loi, dans une répu blique commerçante, que celle qui donne à tous les enfans une portion égale dans la suc cession des pères. Il se trouve par- là que quelque fortune que le père ait faite, ses enfans, toujours moins riches que lui, sont portés à fuir le luxe, et à travailler comme lui, Je ne parle que des républiques commerçantes ;

car, pour celles qui ne le sont pas, le législateur a bien d'autres réglemens à faire (*).

Il y avoit dans la Grèce deux sortes de répu bliques. Les unes étoient militaires, comme Lacédémone; d'autres étoient commerçantes, comme Athènes. Dans les unes, on vouloit que les citoyens fussent oisifs; dans les autres, on cherchoit à donner de l'amour pour le travail. Solon fit un crime de l'oisiveté, et voulut que chaque citoyen rendît compte de la manière dont il gagnoit sa vie. En effet dans une bonne démocratie où l'on ne doit dépenser que pour le nécessaire, chacun doit l'avoir; car de qui le recevroit-on ?

CHAPITRE V I I.

Autres moyens de favoriser le principe de la démocratie.

ON ne peut pas établir un partage égal des terres dans toutes les démocraties. Il y a des circonstances où un tel arrangement seroit impraticable, dangereux, et choqueroit même la constitution. On n'est pas toujours obligé de prendre les voies extrêmes. Si l'on voit, dans une démocratie, que ce partage, qui doit maintenir les mœurs, n'y convienne pas, il faut avoir recours à d'autres moyens.

(*). On y doit borner beaucoup les dots des femmes,

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Si l'on établit un corps fixe qui soit par luimême la règle des mœurs, un sénat, où l'âge, la vertu, la gravité, les services donnent entrée; les sénateurs, exposés à la vue du peuple comme les simulacres des dieux, inspireront des sentimens qui seront portés dans le sein de toutes les familles.

Il faut sur-tout que ce sénat s'attache aux institutions anciennes, et fasse ensorte que le peuple et les magistrats ne s'en départent jamais.

Il y a beaucoup à gagner, en fait de mœurs, à garder les coutumes anciennes. Comme les peuples corrompus font rarement de grandes choses, qu'ils n'ont guère établi de sociétés, fondé de villes, donné de loix; et qu'au contraire ceux qui avoient des moeurs simples et austères ont fait la plupart des établis semens; rappeller les hommes aux maximes anciennes, c'est ordinairement les ramener à la vertu.

De plus, s'il y a eu quelque révolution, et que l'on ait donné à l'état une forme nouvelle, cela n'a guère pu se faire qu'avec des peines et des travaux infinis, et rarement avec l'oisiveté et des mœurs corrompues. Ceux même qui ont fait la révolution, ont voulu la faire goûter, et ils n'ont guère pu y réussir que par de bonnes loix. Les institutions anciennes sont donc ordinairement des corrections, et les nouvelles des abus. Dans le cours d'un long gouvernement, on va au mal par une pente insensible

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insensible, et on ne remonte au bien que par un effort.

On a douté si les membres du sénat dont nous parlons, doivent être à vie, ou choisis pour un temps. Sans doute qu'ils doivent être choisis pour la vie, comme cela se pratiquoit à Rome (1), à Lacédémone (2), et à Athènes même. Car il ne faut pas confondre ce qu'on appelloit le sénat à Athènes, qui étoit un corps qui changeoit tous les trois mois, avec l'aréopage, dont les membres étoient établis pour la vie, comme des modèles perpétuels.

Maxime générale : dans un sénat fait pour être la règle, et, pour ainsi dire, le dépôt des moeurs, les sénateurs doivent être élus pour la vie dans un sénat fait pour préparer les affaires, les sénateurs peuvent changer.

L'esprit, dit Aristote, vieillit comme le corps. Cette réflexion n'est bonne qu'à l'égard d'un magistrat unique, et ne peut être appliquée à une assemblée de sénateurs.

Outre l'aréopage, il y avoit à Athènes des gardiens des mœurs, et des gardiens des loix (3).

(1) Les magistrats y étoient annuels, et les sénateurs pour la vie.

(2) Lycurgue, dit Xénophon, de republ. Lacedæm. voulut a qu'on élût les sénateurs parmi les vieillards, » pour qu'ils ne se négligeassent pas même à la fin de » la vie; et en les établissant juges du courage des » jeunes gens, il a rendu la vieillesse de ceux-là plus » honorable que la force de ceux-ci ».

(3) L'aréopage lui-même étoit soumis à la censure. Tome 1.

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A Lacédémone, tous les vieillards étoient censeurs. A Rome, deux magistrats particuliers avoient la censure. Comme le sénat veille sur le peuple, il faut que des censeurs aient les yeux sur le peuple et sur le sénat. Il faut qu'ils rétablissent, dans la république, tout ce qui a été corrompu, qu'ils notent la tiédeur, jugent les négligences, et corrigent les fautes, comme les loix punissent les crimes.

La loi romaine qui vouloit que l'accusation de l'adultère fût publique, étoit admirable pour maintenir la pureté des mœurs; elle intimidoit les femmes, elle intimidoit aussi ceux qui devoient veiller sur elles.

Rien ne maintient plus les mœurs qu'une extrême subordination des jeunes gens envers les vieillards. Les uns et les autres seront contenus, ceux-là par le respect qu'ils auront pour les vieillards, et ceux-ci par le respect qu'ils auront pour eux-mêmes.

Rien ne donne plus de force aux loix, que la subordination extrême des citoyens aux magistrats. << La grande différence que Lycurgue » a mise entre Lacédémone et les autres cités, » dit Xénophon (*), consiste en ce qu'il a surtout fait que les citoyens obéissent aux loix; » ils courent lorsque le magistrat les appelle. » Mais, à Athènes, un homme riche seroit au » désespoir que l'on crût qu'il dépendît du >> magistrat >>.

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(*) République de Lacédémone.

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