Page images
PDF
EPUB

Ce

CHAPITRE II.

que c'est que la vertu dans l'état politique.

LA vertu, dans une république, est une

chose très-simple: c'est l'amour de la république; c'est un sentiment, et non une suite de connoissances; le dernier homme de l'état peut avoir ce sentiment, comme le premier. Quand le peuple a une fois de bonnes maximes, il s'y tient plus long-temps, que ce qu'on appelle les honnêtes gens. Il est rare que la corruption commence par lui; souvent il a tiré, de la médiocrité de ses lumières un attachement plus fort pour ce qui est établi.

L'amour de la patrie conduit à la bonté des mœurs, et la bonté des moeurs mène à l'amour de la patrie. Moins nous pouvons satisfaire nos passions particulières, plus nous nous livrons aux générales. Pourquoi les moines aiment-ils tant leur ordre ? C'est justement par l'endroit qui fait qu'il leur est insupportable. Leur règle les prive de toutes les choses sur lesquelles les passions ordinaires s'appuient: reste donc cette passion pour la règle même qui les afflige. Plus elle est austère, c'est-à-dire, plus elle retranche de leurs penchans, plus elle donne de force à ceux qu'elle leur laisse.

CHAPITRE II I.

Ce que c'est que l'amour de la république dans la démocratie.

L'AMOUR de la république, dans une démo

cratie, est celui de la démocratie; l'amour de la démocratie est celui de l'égalité.

L'amour de la démocratie est encore l'amour de la frugalité. Chacun, devant y avoir le même bonheur et les mêmes avantages, y doit goûter les mêmes plaisirs et former les mêmes espérances; chose qu'on ne peut attendre que de la frugalité générale.

L'amour de l'égalité, dans une démocratie borne l'ambition au seul desir, au seul bonheur de rendre à sa patrie de plus grands ser vices que les autres citoyens. Ils ne peuvent pas lui rendre tous des services égaux ; mais ils doivent tous également lui en rendre. En naissant, on contracte envers elle une dette immense, dont on ne peut jamais s'acquitter.

Ainsi les distinctions y naissent du principe de l'égalité, lors même qu'elle paroît ôtée par des services heureux, ou par des talens supérieurs.

L'amour de la frugalité borne le desir d'avoir à l'attention que demande le nécessaire pour sa famille, et même le superflu pour sa patrie. Les richesses donnent une puissance dont un

citoyen ne peut pas user pour lui; car il ne seroit pas égal. Elles procurent des délices dont il ne doit pas jouir non plus, parce qu'elles choqueroient l'égalité tout de même.

Aussi les bonnes démocraties, en établissant la frugalité domestique, ont- elles ouvert la ont-elles porte aux dépenses publiques, comme on fit à Athènes et à Rome. Pour lors la magnificence et la profusion naissoient du fonds de la frugalité même et, comme la religion demande qu'on ait les mains pures pour faire des offrandes aux dieux, les loix vouloient des mœurs frugales pour que l'on pût donner à sa patrie.

Le bon sens et le bonheur des particuliers consiste beaucoup dans la médiocrité de leurs talens et de leurs fortunes. Une république où les loix auront formé beaucoup de gens médiocres, composée de gens sages, se gouvernera sagement; composée de gens heureux, elle sera très-heureuse.

CHAPITRE IV.

Comment on inspire l'amour de l'égalité et de la frugalité.

L'AMOUR de l'égalité et celui de la frugalité sont extrêmement excités par l'égalité et la fru galité même, quand on vit dans une société où les loix ont établi l'une et l'autre,

Dans les monarchies et les états despotiques, personne n'aspire à l'égalité; cela ne vient pas même dans l'idée; chacun y tend à la supériorité. Les gens des conditions les plus basses ne desirent d'en sortir, que pour être les maîtres des autres.

Il en est de même de la frugalité. Pour l'aimer, il faut en jouir. Ce ne seront point ceux qui sont corrompus par les délices, qui aimeront la vie frugale; et, si cela avoit été naturel et ordinaire, Alcibiade n'auroit pas fait l'admiration de l'univers. Ce ne seront pas non plus ceux qui envient ou qui admirent le luxe des autres, qui aimeront la frugalité; des gens qui n'ont devant les yeux que des hommes riches ou des hommes misérables comme eux, détestent leur misère, sans aimer ou connoître ce qui fait le terme de la misère.

C'est donc une maxime très - vraie, que, pour que l'on aime l'égalité et la frugalité dans une république, il faut que les loix les y aient établies.

*

[ocr errors]

CHAPITRE V.

Comment les loix établissent l'égalité dans la démocratie.

QUELQUES législateurs anciens, comme

Lycurgue et Romulus, partagèrent également les terres. Cela ne pouvoit avoir lieu que dans la fondation d'une république nouvelle; ou bien lorsque l'ancienne étoit si corrompue et les esprits dans une telle disposition, que les pauvres se croyoient obligés de chercher, et les riches obligés de souffrir un pareil remède,

Si, lorsque le législateur fait un pareil partage, il ne donne pas des loix pour le maintenir, il ne fait qu'une constitution passagère; l'inégalité entrera par le côté que les loix n'auront pas défendu, et la république sera perdue.

Il faut donc que l'on règle, dans cet objet, les dots des femmes, les donations, les suc cessions, les testamens, enfin toutes les manières de contracter. Car, s'il étoit permis de donner son bien à qui on voudroit et comme on voudroit, chaque volonté particulière trou bleroit la disposition de la loi fondamentale,

Solon, qui permettoit à Athènes de laisser son bien à qui on vouloit par testament pourvu qu'on n'eût point d'enfans (*), contredisoit les loix anciennes, qui ordonnoient que

(*) Plutarque, vie de Solon,

Les

« PreviousContinue »