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aussi qu'ils n'ont pas faites. Avant qu'il y eût des êtres intelligens, ils étoient possibles; ils avoient donc des rapports possibles, et par conséquent des loix possibles. Avant qu'il y eût des loix faites, il y avoit des rapports de justice possibles. Dire qu'il n'y a rien de juste ni d'injuste que ce qu'ordonnent ou défendent les loix positives, c'est dire qu'avant qu'on eût tracé de cercle, tous les rayons n'étoient pas égaux.

Il faut donc avouer des rapports d'équité antérieurs à la loi positive qui les établit ; comme, par exemple, que, supposé qu'il y eût des sociétés d'hommes, il seroit juste de se conformer à leurs loix; que, s'il y avoit des êtres intelligens qui eussent reçu quelque bienfait d'un autre être, ils devroient en avoir de la reconnoissance; que, si un être intelligent. avoit créé un être intelligent, le créé devroit rester dans la dépendance qu'il a eue dès son origine; qu'un être intelligent, qui a fait du mal à un être intelligent, mérite de recevoir le même mal; et ainsi du reste.

Mais il s'en faut bien que le monde intelligent soit aussi bien gouverné que le monde physique. Car, quoique celui-là ait aussi des loix qui, par leur nature, sont invariables, il ne les suit pas constamment comme le monde physique suit les siennes. La raison en est, que les êtres particuliers intelligens sont bornés par leur nature, et par conséquent sujets à l'erreur; et, d'un autre côté, il est de leur nature qu'ils

agissent par eux-mêmes. Ils ne suivent donc pas constamment leurs loix primitives; et celles même qu'ils se donnent, ils ne les suivent pas toujours.

On ne sait si les bêtes sont gouvernées par les loix générales du mouvement, ou par une motion particulière. Quoi qu'il en soit, elles n'ont point avec Dieu de rapport plus intime que le reste du monde matériel; et le sentiment ne leur sert que dans le rapport qu'elles ont entre elles, ou avec d'autres êtres particuliers, ou avec elles-mêmes.

Par l'attrait du plaisir, elles conservent leur être particulier; et, par le même attrait, elles conservent leur espèce. Elles ont des loix naturelles, parce qu'elles sont unies par le sentiment; elles n'ont point de loix positives, parce qu'elles ne sont point unies par la connoissance. Elles ne suivent pourtant pas invariablement leurs loix naturelles : les plantes, en qui nous ne remarquons ni connoissance, ni sentiment, les suivent mieux.

Les bêtes n'ont point les suprêmes avantages que nous avons; elles en ont que nous n'avons pas. Elles n'ont point nos espérances, mais elles n'ont pas nos craintes; elles subissent comme nous la mort, mais c'est sans la connoître; la plupart même se conservent mieux que nous, et ne font pas un aussi mauvais usage de leurs passions.

L'homme, comme être physique, est, ainsi que les autres corps, gouverné par des loix

invariables: comme être intelligent, il viole sans cesse les loix que Dieu a établies, et change celles qu'il établit lui-même. Il faut qu'il se conduise; et cependant il est un être borné; il est sujet à l'ignorance et à l'erreur, comme toutes les intelligences finies; les foibles connoissances qu'il a, il les perd encore: comme créature sensible, il devient sujet à mille passions un tel être pouvoit, à tous les instans, oublier son créateur; Dieu l'a rappellé à lui par les loix de la religion : un tel être pouvoit, à tous les instans, s'oublier lui-même; les philosophes l'ont averti par les loix de la morale: fait pour vivre dans la société, il y pouvoit oublier les autres; les législateurs l'ont rendu à ses devoirs par les loix politiques et civiles.

CHAPITRE II.

AVANT

Des loix de la nature,

VANT toutes ces loix, sont celles de la nature; ainsi nommées, parce qu'elles dérivent uniquement de la constitution de notre être. Pour les connoître bien, il faut considérer un homme avant l'établissement des sociétés. Les loix de la nature seront celles qu'il recevroit dans un état pareil.

Cette loi, qui, en imprimant dans nousmêmes l'idée d'un créateur, nous porte vers lui, est la première des loix naturelles par son

importance, et non pas dans l'ordre de ces loix. L'homme, dans l'état de nature, auroit plutôt la faculté de connoître, qu'il n'auroit des connoissances. Il est clair que ses premières idées ne seroient point des idées spéculatives: il songeroit à la conservation de son être, avant de chercher l'origine de son être. Un homme pareil ne sentiroit d'abord que sa foiblesse ; sa timidité seroit extrême: et, si l'on avoit là-dessus besoin de l'expérience, l'on a trouvé dans les forêts des hommes sauvages (*); tout les fait trembler, tout les fait fuir.

Dans cet état, chacun se sent inférieur; à peine chacun se sent-il égal. On ne chercheroit donc point à s'attaquer, et la paix seroit la première loi naturelle,

Le desir que Hobbes donne d'abord aux hommes de se subjuguer les uns les autres, n'est pas raisonnable. L'idée de l'empire et de la domination est si composée, et dépend de tant d'autres idées, que ce ne seroit pas celle qu'il auroit d'abord.

HOBBES demande pourquoi, si les hommes ne sont pas naturellement en état de guerre, ils vont toujours armés? et pourquoi ils ont des clefs pour fermer leurs maisons? Mais on ne sent pas que l'on attribue aux hommes, avant l'établissement des sociétés, ce qui ne peut leur arriver

(*) Témoin le sauvage qui fut trouvé dans les forêts de Hanover, et que l'on vit en Angleterre sous le règne de Georges I,

qu'après cet établissement, qui leur fait trouver des motifs pour s'attaquer et pour se défendre.

Au sentiment de sa foiblesse, l'homme joindroit le sentiment de ses besoins. Ainsi une autre loi naturelle seroit celle qui lui inspireroit de chercher à se nourrir.

J'ai dit que la crainte porteroit les hommes à se fuir mais les marques d'une crainte réci proque les engageroient bientôt à s'approcher.' D'ailleurs, ils y seroient portés par le plaisir qu'un animal sent à l'approche d'un animal de son espèce. De plus, ce charme que les deux sexes s'inspirent par leur différence, augmenteroit ce plaisir; et la prière naturelle qu'ils se font toujours l'un à l'autre, seroit une troisième loi.

Outre le sentiment que les hommes ont d'abord, ils parviennent encore à avoir des connoissances; ainsi ils ont un second lien que les autres animaux n'ont pas. Ils ont donc un nouyeau motif de s'unir; et le desir de vivre en société est une quatrième loi naturelle.

CHAPITRE III.

SI-TOT

Des loix positives.

que les hommes sont en société, ils perdent le sentiment de leur foiblesse; l'égalité, qui étoit entre eux, cesse, et l'état de guerre commence.

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