Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE VI I.

Autre origine du droit de l'esclavage.

Voici une autre origine du droit de l'escla

que

vage, et même de cet esclavage cruel l'on voit parmi les hommes.

Il y a des pays où la chaleur énerve le corps, et affoiblit si fort le courage, que les hommes ne sont portés à un devoir pénible que par la crainte du châtiment : l'esclavage y choque donc moins la raison; et le maître y étant aussi lâche à l'égard de son prince, que son esclave l'est à son égard, l'esclavage civil y est encore accompagné de l'esclavage politique.

Aristote (*) veut prouver qu'il y a des esclaves par nature, et ce qu'il dit ne le prouve guère. Je crois que, s'il y en a de tels, ce sont ceux dont je viens de parler.

Mais, comme tous les hommes naissent égaux, il faut dire que l'esclavage est contre la nature, quoique dans certains pays il soit fondé sur une raison naturelle ; et il faut bien distinguer ces pays d'avec ceux où les raisons naturelles même les rejettent, comme les pays d'Europe où il a été si heureusement aboli.

Plutarque nous dit, dans la vie de Numa, que du temps de Saturne il n'y avoit ni maître ni esclave. Dans nos climats, le christianisme a ramené cet âge.

(*) Politiq. liv, I, chap. 1.

L

CHAPITRE VIII.

Inutilité de l'esclavage parmi nous. Il faut donc borner la servitude naturelle à de certains pays particuliers de la terre. Dans tous les autres, il me semble que, quelque pénibles que soient les travaux que la société y exige, on peut tout faire avec des hommes libres.

Ce qui me fait penser ainsi, c'est qu'avant que le christianisme eût aboli en Europe la servitude civile, on regardoit les travaux des mines comme si pénibles, qu'on croyoit qu'ils ne pouvoient être faits que par des eselaves ou par des criminels. Mais on sait qu'aujourd'hui les hommes qui y sont employés (*) vivent heureux. On a par de petits privilèges encouragé cette profession; on a joint à l'augmentation du travail celle du gain; et on est parvenu à leur faire aimer leur condition plus que toute autre qu'ils eussent pu prendre.

Il n'y a point de travail si pénible qu'on ne puisse proportionner à la force de celui qui le fait, pourvu que ce soit la raison et non pas l'avarice qui le règle. On peut, par la commodité des machines que l'art invente ou applique, suppléer au travail forcé qu'ailleurs on

(*) On peut se faire instruire de ce qui se passe, à cet égard, dans les mines du Hartz dans la basse Allemagne, et dans celles de Hongrie.

fait faire aux esclaves. Les mines des Turcs, dans le bannat de Témeswar, étoient plus riches que celles de Hongrie; et elles ne produisoient pas tant, parce qu'ils n'imaginoient jamais que les bras de leurs esclaves.

Je ne sais si c'est l'esprit ou le cœur qui me dicte cet article-ci. Il n'y a peut-être pas de climat sur la terre où l'on ne pût engager au travail des hommes libres. Parce que les loix étoient mal faites, on a trouvé des hommes paresseux; parce que les hommes étoient paresseux, on les a mis dans l'esclavage.

CHAPITRE I X.

Des nations chez lesquelles la liberté civile est généralement établie.

ON entend dire tous les jours, qu'il seroit

bon

que, parmi nous, il y eût des esclaves.

Mais, pour bien juger de ceci, il ne faut pas examiner s'ils seroient utiles à la partie riche et voluptueuse de chaque nation; sans doute qu'ils lui seroient utiles: mais, prenant un autre point de vue, je ne crois pas qu'aucun de ceux qui la composent voulût tirer au sort pour savoir qui devroit former la partie de la nation qui seroit libre, et celle qui seroit esclave. Ceux qui parlent le plus pour l'esclavage l'auroient le plus en horreur, et les hommes les plus misérables en auroient horreur de même. Le cri pour l'esclavage est donc le cri du luxe

et de la volupté, et non pas celui de l'amour et de la félicité publique. Qui peut douter que chaque homme, en particulier, ne fût trèscontent d'être le maître des biens, de l'honneur et de la vie des autres; et que toutes ses passions ne se réveillassent d'abord à cette idée ? Dans ces choses, voulez-vous savoir si les desirs de chacun sont légitimes? examinez les desirs de tous.

IL

CHAPITRE X.

Diverses espèces d'esclavages.

L y a deux sortes de servitude, la réelle et la personnelle. La réelle est celle qui attache l'esclave au fonds de terre. C'est ainsi qu'étoient les esclaves chez les Germains, au rapport de Tacite (*). Ils n'avoient point d'office dans la maison; ils rendoient à leur maître une certaine quantité de bled, de bétail ou d'étoffe : l'objet de leur esclavage n'alloit pas plus loin. Cette espèce de servitude est encore établie en Hongrie, en Bohême, et en plusieurs endroits de la basse Allemagne.

La servitude personnelle regarde le ministère de la maison, et se rapporte plus à la personne du maître.

L'abus extrême de l'esclavage est lorsqu'il est en même temps personnel et réel. Telle

(*) De moribus german.

étoit la servitude des Ilotes chez les Lacédémoniens; ils étoient soumis à tous les travaux hors de la maison, et à toutes sortes d'insultes dans la maison: cette ilotie est contre la nature des choses. Les peuples simples n'ont qu'un esclavage réel (*), parce que leurs femmes et leurs enfans font les travaux domestiques. Les peuples voluptueux ont un esclavage personnel, parce que le luxe demande le service des esclaves dans la maison. Or, l'ilotie joint, dans les mêmes personnes, l'esclavage établi chez les peuples voluptueux, et celui qui est établi chez les peuples simples.

CHAPITRE X I.

Ce que les loix doivent faire par rapport à l'esclavage.

MAIS de quelque nature que soit l'esclavage;

il faut que les loix civiles cherchent à en ôter, d'un côté, les abus, et de l'autre, les dangers,

(*) Vous ne pourriez (dis Tacite sur les mœurs des Germains) distinguer le maître de l'esclave, par les délices de la vie.

« PreviousContinue »