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les magistrats établis ne sauroient ou ne vou droient pas punir. Mais, en général, la puissance législative ne peut pas juger; et elle le peut encore moins dans ce cas particulier, où elle représente la partie intéressée, qui est le peuple. Elle ne peut donc être qu'accusatrice. Mais devant qui accusera-t-elle ? Ira-t-elle s'abaisser devant les tribunaux de la loi qui lui sont inférieurs, et d'ailleurs composés de gens qui, étant peuple comme elle, seroient entraînés par l'autorité d'un si grand accusateur ? Non : il faut, pour conserver la dignité du peuple et la sûreté du particulier, que la partie législative du peuple accuse devant la partie législative des nobles; laquelle n'a, ni les mêmes intérêts qu'elle, ni les mêmes passions.

C'est l'avantage qu'a ce gouvernement sur la plupart des républiques anciennes, où il y avoit cet abus, que le peuple étoit en même temps et juge et accusateur.

La puissance exécutrice, comme nous avons dit, doit prendre part à la législation par sa faculté d'empêcher; sans quoi elle sera bientôt dépouillée de ses prérogatives. Mais si la puissance législative prend part à l'exécution, la puissance exécutrice sera également perdue.

Si le monarque prenoit part à la législation par la faculté de statuer, il n'y auroit plus de liberté. Mais, comme il faut pourtant qu'il ait part à la législation pour se défendre, il faut qu'il y prenne part par la faculté d'empêcher. Ce qui fut cause que le gouvernement changea Tome I.

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à Rome, c'est que le sénat qui avoit une partie de la puissance exécutrice, et les magistrats qui avoient l'autre, n'avoient pas, comme le peuple, la faculté d'empêcher.

Voici donc la constitution fondamentale du gouvernement dont nous parlons. Le corps législatif y étant composé de deux parties, l'une enchaînera l'autre par sa faculté mutuelle d'empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance exécutrice, qui le sera elle-même par la législative.

Ces trois puissanees devroient former un repos ou une inaction. Mais comme, par le mouvement nécessaire des choses, elles sont contraintes d'aller, elles seront forcées d'aller de concert.

La puissance exécutrice ne faisant partie de la législative que par sa faculté d'empêcher, elle ne sauroit entrer dans le débat des affaires. Il n'est pas même nécessaire qu'elle propose, parce que, pouvant toujours désapprouver les résolutions, elle peut rejetter les décisions des propositions qu'elle auroit voulu qu'on n'eût pas faites.

Dans quelques républiques anciennes, où le peuple encore avoit le débat des affaires, il étoit naturel que la puissance exécutrice les proposât et les débattît avec lui; sans quoi il y auroit eu dans les résolutions une confusion étrange.

Si la puissance exécutrice statue sur la levée des deniers publics, autrement que par son consentement, il n'y aura plus de liberté, parce

qu'elle deviendra législative dans le point le plus important de la législation.

Si la puissance législative statue, non pas d'année en année, mais pour toujours, sur la levée des deniers publics, elle court risque de perdre sa liberté, parce que la puissance exécutrice ne dépendra plus d'elle; et quand on tient un pareil droit pour toujours, il est assez indifférent qu'on le tienne de soi ou d'un autre. Il en est de même si elle statue, non pas d'année en année, mais pour toujours, sur les forces de terre et de mer qu'elle doit confier à la puissance exécutrice.

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Pour que celui qui exécute ne puisse pas opprimer, il faut que les armées qu'on lui confie soient peuple, et aient le même esprit que le peuple, comme cela fut à Rome jusqu'au temps de Marius. Et, pour que cela soit ainsi, il n'y a que deux moyens; ou que ceux que l'on emploie dans l'armée aient assez de bien pour répondre de leur conduite aux autres citoyens et qu'ils ne soient enrôlés que pour un an, comme il se pratiquoit à Rome; ou, si on a un corps de troupes permanent, et où les soldats soient une des plus viles parties de la nation, il faut que la puissance législative puisse le casser si-tôt qu'elle le desire; que les soldats habitent avec les citoyens, et qu'il n'y ait ni camp séparé, ni casernes, ni place de place de guerre.

L'armée étant une fois établie, elle ne doit point dépendre immédiatement du corps législatif, mais de la puissance exécutrice, et cela

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par la nature de la chose, son fait consistant plus en action qu'en délibération.

Il est dans la manière de penser des hommes, que l'on fasse plus de cas du courage que de la timidité; de l'activité que de la prudence; de la force que des conseils. L'armée méprisera toujours un sénat, et respectera ses officiers. Elle ne fera point cas des ordres qui lui seront envoyés de la part d'un corps composé de gens qu'elle croira timides, et indignes par-là de lui commander. Ainsi, si-tôt que l'armée dépendra uniquement du corps législatif, le gouvernement deviendra militaire; et si le contraire est jamais arrivé, c'est l'effet de quelques circonstances extraordinaires : c'est que l'armée y esttoujours séparée; c'est qu'elle est composée de plusieurs corps qui dépendent chacun de leur province particulière ; c'est que des villes capitales sont des places excellentes, qui se défendent par leur situation seule, et où il n'y a point de troupes.

La Hollande est encore plus en sûreté que Venise; elle submergeroit les troupes révoltées, elle les feroit mourir de faim; elles ne sont point dans les villes qui pourroient leur donner la subsistance; cette subsistance est donc pré

caire.

Que si, dans le cas où l'armée est gouvernée par le corps législatif, des circonstances particulières empêchent le gouvernement de devenir militaire, on tombera dans d'autres inconvéniens de deux choses l'une; ou il

faudra que l'armée détruise le gouvernement, ou que le gouvernement affoiblisse l'armée. Et cet affoiblissement aura une cause bien fatale; il naîtra de la foiblesse même du gou

vernement.

Si l'on veut lire l'admirable ouvrage de Tacite sur les mœurs (*) des Germains, on verra que c'est d'eux que les Anglois ont tiré l'idée de leur gouvernement politique. Ce beau systême a été trouvé dans les bois.

Comme toutes les choses humaines ont une fin, l'état dont nous parlons, perdra sa liberté, il périra. Rome, Lacédémone et Carthage ont bien péri. Il périra, lorsque la puissance législative sera plus corrompue que l'exécutrice.

Ce n'est point à moi à examiner si les Anglois jouissent actuellement de cette liberté ou non; il me suffit de dire qu'elle est établie par leurs loix, et je n'en cherche pas davantage.

Je ne prétends point par-là ravaler les autres gouvernemens, ni dire que cette liberté poli tique extrême doive mortifier ceux qui n'en ont qu'une modérée. Comment dirois-je cela, moi qui crois que l'excès même de la raison n'est pas toujours desirable; et que les hommes s'accommodent presque toujours mieux des milieux que des extrémités ?

Arrington, dans son Oceana, a aussi examiné quel étoit le plus haut point de liberté

(*) De minoribus rebus principes consultant, de majoribus omnes; ità tamen ut ea quoque quorum penes plebem arbitrium est apud principes pertractentur.

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