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avec ses inquisiteurs d'état ; ce sont des magistratures terribles, qui ramènent violemment l'état à la liberté. Mais, d'où vient que ces magistratures se trouvent si différentes dans ces deux républiques? C'est que Rome défendoit les restes de son aristocratie contre le peuple; au lieu que Venise se sert de ses inquisiteurs d'état pour maintenir son aristocratie contre les nobles. De-là il suivoit qu'à Rome la dictature ne devoit durer que peu de temps; parce que le peuple agit par sa fougue, et non pas par ses desseins. Il falloit que cette magistrature s'exerçât avec éclat, parce qu'il s'agissoit d'intimider le peuple, et non pas de le punir; que le dictateur ne fût créé que pour une seule affaire, et n'eût une autorité sans bornes qu'à raison de cette affaire, parce qu'il étoit toujours créé pour un cas imprévu. A Venise, au contraire, il faut une magistrature permanente : c'est là que les desseins peuvent être commencés, suivis, suspendus, repris ; que l'ambition d'un seul devient celle d'une famille, et l'ambition d'une famille celle de plusieurs. On a besoin d'une magistrature cachée; parce que les crimes qu'elle punit, toujours profonds, se forment dans le secret et dans le silence. Cette magistrature doit avoir une inquisition générale; parce qu'elle n'a pas à arrêter les maux que l'on connoît, mais à prévenir même ceux qu'on ne connoît pas. Enfin, cette dernière est établie pour venger les crimes qu'elle soupçonne; et la première employoit plus les menaces que

les punitions pour les crimes, même avoués par leurs auteurs.

Dans toute magistrature, il faut compenser la grandeur de la puissance par la brièveté de sa durée. Un an est le temps que la plupart des législateurs ont fixé; un temps plus long seroit dangereux, un plus court seroit contre la nature de la chose. Qui est-ce qui voudroit gouverner ainsi ses affaires domestiques ? A Raguse (1), le chef de la république change tous les mois; les autres officiers, toutes les semaines; le gouverneur du château, tous les jours. Ceci ne peut avoir lieu que dans une petite république (2) environnée de puissances formidables, qui corromproient aisément de petits magistrats.

La meilleure aristocratie est celle où la partie du peuple qui n'a point de part à la puissance, est si petite et si pauvre, que la partie dominante n'a aucun intérêt à l'opprimer. Ainsi quand Antipater (3) établit à Athènes que ceux qui n'auroient pas deux mille drachmes, seroient exclus du droit de suffrage, il forma la meilleure aristocratie qui fût possible; parce que ce cens étoit si petit, qu'il n'excluoit que peu de gens, et personne qui eût quelque considération dans la cité.

Les familles aristocratiques doivent donc

(1) Voyages de Tournefort,

(2) A Lucques, les magistrats ne sont établis que deux mois.

pour

(3) Diodore, livre XVIII, page 601, édition de Rhodoman,

être

être peuple, autant qu'il est possible. Plus une aristocratie approchera de la démocratie, plus elle sera parfaite; et elle le deviendra moins, à mesure qu'elle approchera de la monarchie.

La plus imparfaite de toutes, est celle où la partie du peuple qui obéit, est dans l'esclavage civil de celle qui commande, comme l'aristocratie de Pologne, où les paysans sont esclaves de la noblesse.

CHAPITRE IV.

Des loix, dans leur rapport avec la nature du gouvernement monarchique.

LES pouvoirs intermédiaires, subordonnés et dépendans, constituent la nature du gouvernement monarchique, c'est-à-dire, de celui où un seul gouverne par des loix fondamentales. J'ai dit les pouvoirs intermédiaires, subor→ donnés et dépendans : en effet, dans la monarchie, le prince est la source de tout pouvoir politique et civil. Ces loix fondamentales supposent nécessairement des canaux moyens par où coule la puissance: car, s'il n'y a dans l'état que la volonté momentanée et capricieuse d'un seul, rien ne peut être fixe, et par conséquent aucune loi fondamentale.

Le pouvoir intermédiaire subordonné le plus naturel, est celui de la noblesse. Elle entre Tome I

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en quelque façon dans l'essence de la monar chie, dont la maxime fondamentale est, point de monarque, point de noblesse; point de noblesse, point de monarque; mais on a un despote.

Il y a des gens qui avoient imaginé, dans quelques états en Europe, d'abolir toutes les justices des seigneurs. Ils ne voyoient pas qu'ils vouloient faire ce que le parlement d'Angleterre a fait. Abolissez dans une monarchie les prérogatives des seigneurs, du clergé, de la noblesse et des villes; vous aurez bientôt un état populaire, ou bien un état despotique.

Les tribunaux d'un grand état en Europe frappent sans cesse, depuis plusieurs siècles, sur la jurisdiction patrimoniale des seigneurs, et sur l'ecclésiastique. Nous ne voulons pas censurer des magistrats si sages; mais nous laissons à décider jusqu'à quel point la constitution en peut être changée.

Je ne suis point entêté des privilèges des ecclésiastiques: mais je voudrois qu'on fixât bien une fois leur jurisdiction. Il n'est point question de savoir si on a eu raison de l'établir: mais si elle est établie; si elle fait une partie des loix du pays, et si elle y est par-tout relative; si, entre deux pouvoirs que l'on reconnoît indépendans, les conditions ne doivent pas être réciproques; et s'il n'est pas égal à un bon sujet de défendre la justice du prince, ou les limites qu'elle s'est de tout temps prescrites.

Autant que le pouvoir du clergé est dangereux dans une république, autant est-il convenable dans une monarchie; surtout dans celles qui vont au despotisme. Où en seroient l'Espagne et le Portugal depuis la perte de leurs loix, sans ce pouvoir qui arrête seul la puissance arbitraire? Barrière toujours bonne, lorsqu'il n'y en a point d'autre : car, comme le despotisme cause à la nature humaine des maux effroyables, le mal même qui le limite, est un bien.

Comme la mer, qui semble vouloir couvrir toute la terre, est arrêtée par les herbes et les moindres graviers qui se trouvent sur le rivage; ainsi les monarques, dont le pouvoir paroît sans bornes, s'arrêtent par les plus petits obstacles, et soumettent leur fierté naturelle à la plainte et à la prière.

Les Anglois, pour favoriser la liberté, ont ôté toutes les puissances intermédiaires qui formoient leur monarchie. Ils ont bien raison de conserver cette liberté; s'ils venoient à la perdre, ils seroient un des peuples les plus esclaves de la terre.,

M. Law, par une ignorance égale de la constitution républicaine et de la monarchique, fut un des plus grands promoteurs du despotisme que l'on eût encore vu en Europe. Outre les changemens qu'il fit si brusques, si inusités, şi inouis; il vouloit ôter les rangs intermédiaires, et anéantir les corps politiques: il

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