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CHAPITRE

I V.

Cause particulière de la corruption du peuple.

LES

ES grands succès, sur-tout ceux auxquels le peuple contribue beaucoup, lui donnent un tel orgueil, qu'il n'est plus possible de le conduire. Jaloux des magistrats, il le devient de la magistrature; ennemi de ceux qui gouver nent, il l'est bientôt de la constitution. C'est ainsi que la victoire de Salamine sur les Perses corrompit la république d'Athènes (1); c'est ainsi que la défaite des Athéniens perdit la république de Syracuse (2).

Celle de Marseille n'éprouva jamais ces: grands passages de l'abaissement à la grandeur aussi se gouverna-t-elle toujours avec sagesse; aussi conserva-t-elle ses principes.

CHAPITRE V.

De la corruption du principe de l'aristocratie. L'ARISTOCRATIE se corrompt, lorsque le pouvoir des nobles devient arbitraire : il ne peut plus y avoir de vertu dans ceux qui gouvernent, ni dans ceux qui sont gouvernés.

(1) Arist. Politiq. liv. V, chap. IV.

(2) Ibid.

Tome 1

Bb

Quand les familles régnantes observent les loix, c'est une monarchie qui a plusieurs monarques, et qui est très-bonne par sa nature; presque tous ces monarques sont liés par les loix. Mais quand elles ne les observent pas, c'est un état despotique qui a plusieurs despotes.

Dans ce cas, la république ne subsiste qu'à l'égard des nobles, et entre eux seulement. Elle est dans le corps qui gouverne, et l'état despotique est dans le corps qui est gouverné; ce qui fait les deux corps du monde les plus désunis.

L'extrême corruption est lorsque les nobles deviennent héréditaires (1); ils ne peuvent plus guère avoir de modération. S'ils sont en petit nombre, leur pouvoir est plus grand, mais leur sûreté diminue; s'ils sont en plus grand nombre, leur pouvoir est moindre, et leur sûreté plus grande : ensorte que le pouvoir va croissant, et la sûreté diminuant, jusqu'au despote sur la tête duquel est l'excès du pouvoir et du danger.

Le grand nombre des nobles dans l'aristocratie héréditaire rendra donc le gouvernement moins violent: mais comme il y aura peu de vertu, on tombera dans un esprit de nonchalance, de paresse, d'abandon, qui fera que l'état n'aura plus de force ni de ressort (2).

(1) L'aristocratie se change en oligarchie.

(2) Venise est une des républiques qui a le mieux corrigé, par ses loix, les inconvéniens de l'aristocratie héréditaire.

Une aristocratie peut maintenir la force de son principe, si les loix sont telles qu'elles fassent plus sentir aux nobles les périls et les fatigues du commandement que ses délices; et si l'état est dans une telle situation, qu'il ait quelque chose à redouter; et que la sûreté vienne du dedans, et l'incertitude du dehors.

Comme une certaine confiance fait la gloire et la sûreté d'une monarchie, il faut au contraire qu'une république redoute quelque chose (*). La crainte des Perses maintint les loix chez les Grecs. Carthage et Rome s'intimidèrent l'une l'autre, et s'affermirent. Chose singulière ! plus ces états ont de sûreté, plus, comme des eaux trop tranquilles, ils sont sujets à se corrompre.

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De la corruption du principe de la monarchie. COMME les démocraties se perdent lorsque le peuple dépouille le sénat, les magistrats et les juges de leurs fonctions; les monarchies se corrompent, lorsqu'on ôte peu-à-peu les prérogatives des corps ou les privilèges des villes. Dans le premier cas, on va au despotisme

(*) Justin attribue à la mort d'Épaminondas, l'extinction de la vertu à Athènes. N'ayant plus d'émulation, ils dépensèrent leurs revenus en fêtes, frequentiùs cœnam quàm castra visentes. Pour lors, les Macédoniens sortirent de l'obscurité: Liv. VI.

de tous; dans l'autre, au despotisme d'un seul.

« Ce qui perdit les dynasties de Tsin et de » Soüi, dit un auteur chinois, c'est qu'au lieu » de se borner, comme les anciens, à une » inspection générale, seule digne du souve» rain, les princes voulurent gouverner tout » immédiatement par eux-mêmes (*)». L'auteur chinois nous donne ici la cause de la corruption de presque toutes les monarchies.

La monarchie se perd lorsqu'un prince croit qu'il montre plus sa puissance, en changeant l'ordre des choses qu'en le suivant; lorsqu'il ôte les fonctions naturelles des uns pour les donner arbitrairement à d'autres, et lorsqu'il est plus amoureux de ses fantaisies que de ses volontés.

La monarchie se perd, lorsque le prince, rapportant tout uniquement à lui, appelle l'état à sa capitale, la capitale à sa cour, et la cour à sa seule personne.

Enfin elle se perd, lorsqu'un prince méconnoît son autorité, sa situation, l'amour de ses peuples; et lorsqu'il ne sent pas bien qu'un monarque doit se juger en sûreté, comme un despote doit se croire en péril.

(*) Compilation d'ouvrages faits sous les Ming, rapportés par le P. du Halde,

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CHAPITRE VII.

Continuation du même sujet.

LE principe de la monarchie se corrompt

lorsque les premières dignités sont les marques de la première servitude, lorsqu'on ôte aux grands le respect des peuples, et qu'on les rend de vils instrumens du pouvoir arbitraire.

Il se corrompt encore plus, lorsque l'honneur a été mis en contradiction avec les honneurs, et que l'on peut être à la fois couvert d'infamie (1) et de dignité.

Il se corrompt, lorsque le prince change sa justice en sévérité; lorsqu'il met, comme les empereurs romains, une tête de Méduse sur sa poitrine (2); lorsqu'il prend cet air menaçant

(1) Sous le règne de Tibère on éleva des statues et l'on donna les ornemens triomphaux aux délateurs ; ce qui avilit tellement ces honneurs, que ceux qui les avoient mérités, les dédaignèrent. Fragm. de Dion, liv. LVIII, tiré de l'Extrait des vertus et des vices de Const. Porphyrog. Voyez dans Tacite, comment Néron, sur la découverte et la punition d'une prétendue conjuration, donna à Petronius Turpilianus, à Nerva, à Tigellinus, les ornemens triomphaux. Annal. liv. XIV. Voyez aussi comment les généraux dédaignèrent de faire la guerre, parce qu'ils en méprisoient les honneurs. Pervulgatis triumphi insignibus. Tacite; Annal. liv. XIII.

(2) Dans cet état, le prince savoit bien quel étoit le principe de son gouvernement.

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