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CHAPITRE X VIII.

Des récompenses que le souverain donne.

DANS les gouvernemens despotiques; où;

comme nous avons dit, on n'est déterminé à agir que par l'espérance des commodités de la vie, le prince qui récompense n'a que de l'argent à donner. Dans une monarchie où l'honneur règne seul, le prince ne récompenseroit que par des distinctions, si les distinctions que l'honneur établit n'étoient jointes à un luxe qui donne nécessairement des besoins: le prince y récompense donc par des honneurs qui mènent à la fortune. Mais, dans une répu blique où la vertu règne, motif qui se suffit à lui-même, et qui exclut tous les autres, l'état ne récompense que par des témoignages de

cette vertu.

C'est une règle générale, que les grandes récompenses, dans une monarchie et dans une république, sont un signe de leur décadence; parce qu'elles prouvent que leurs principes sont corrompus; que, d'un côté, l'idée de l'honneur n'y a plus tant de force; que, de l'autre, la qualité de citoyen s'est affoiblie.

Les plus mauvais empereurs romains ont été ceux qui ont le plus donné par exemple, Caligula, Claude, Néron, Othon, Vitellius Tome I.

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Commode, Héliogabale, et Caracalla. Les meilleurs, comme Auguste, Vespasien, Antonin Pie, Marc-Aurèle, et Pertinax, ont été économes. Sous les bons empereurs, l'état reprenoit ses principes; le trésor de l'honneur suppléoit aux autres trésors.

CHAPITRE XI X.

Nouvelles conséquences des principes des trois

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gouvernemens.

E ne puis me résoudre à finir ce livre, sans faire encore quelques applications de mes trois principes.

PREMIÈRE QUESTION. Les loix doivent-elles forcer un citoyen à accepter les emplois publics? Je dis qu'elles le doivent dans le gouvernement républicain, et non pas dans le monarchique. Dans le premier, les magistratures sont des témoignages de vertu, des dépôts que la patrie confie à un citoyen, qui ne doit vivre, agir et penser que pour elle: il ne peut donc past les refuser (*). Dans le second, les magistratures sont des témoignages d'honneur: or

(*) Platon, dans sa République, liv. VIII, met ces refus au nombre des marques de la corruption de la république. Dans ses Loix, liv. VI, il veut qu'on les punisse par une amende, A Venise, on les punit par l'exil,

telle est la bizarrerie de l'honneur, qu'il se plaît à n'en accepter aucun que quand il veut, et de la manière qu'il veut.

Le feu roi de Sardaigne (1) punissoit ceux qui refusoient les dignités et les emplois de son état; il suivoit, sans le savoir, des idées républicaines. Sa manière de gouverner d'ailleurs prouve assez que ce n'étoit pas là son intention.

SECONDE QUESTION. Est-ce une bonne maxime, qu'un citoyen puisse être obligé d'accepter, dans l'armée, une place inférieure à celle qu'il a occupée ? On voyoit souvent, chez les Romains, le capitaine servir l'année d'après sous son lieutenant (2). C'est que, dans les républiques, la vertu demande qu'on fasse à l'état un sacrifice continuel de soi-même et de ses répugnances. Mais, dans les monarchies, l'honneur vrai ou faux ne peut souffrir ce qu'il appelle se dégrader.

Dans les gouvernemens despotiques, où l'on abuse également de l'honneur, des postes et des rangs, on fait indifféremment d'un prince un goujat, et d'un goujat un prince.

TROISIÈME QUESTION. Mettra-t-on sur une même tête les emplois civils et militaires? Il faut les unir dans la république, et les séparer

(1) Victor Amédée.

(2) Quelques centurions ayant appellé au peuple pour demander l'emploi qu'ils avoient eu: Il est juste, mes compagnons, dit un centurion, que vous regardiez comme honorables tous les postes où vous défendrez la république, Tite-Live, liv, XLII,

dans la monarchie. Dans les républiques, il seroit bien dangereux de faire, de la profession des armes, un état particulier, distingué de celui qui a les fonctions civiles; et, dans les monarchies, il n'y auroit pas moins de péril à donner les deux fonctions à la même personne.

On ne prend les armes dans la république, qu'en qualité de défenseur des loix et de la patrie; c'est parce que l'on est citoyen, qu'on se fait, pour un temps, soldat. S'il y avoit deux états distingués, on feroit sentir à celui qui, sous les armes, se croit citoyen, qu'il n'est que

soldat.

Dans les monarchies, les gens de guerre n'ont pour objet que la gloire, ou du moins l'honneur ou la fortune. On doit bien se garder de donner les emplois civils à des hommes pareils : il faut, au contraire, qu'ils soient contenus par les magistrats civils; et que les mêmés gens n'aient pas en même temps la confiance du peuple, et la force pour en abuser (*).

Voyez, dans une nation où la république se cache sous la forme de la monarchie, combien l'on craint un état particulier de gens de guerre ; et comment le guerrier reste toujours citoyen, ou même magistrat, afin que ces qualités soient un gage pour la patrie, et que l'on ne l'oublie jamais.

(*) Ne imperium ad optimos nobilium transferretur; senatum militiâ vetuit Gallienus; etiam adire exercitum, Aurelius Victor, de Casaribus,

Cette division de magistratures en civiles et militaires, faite par les Romains après la pertè de la république, ne fut pas une chose arbitraire. Elle fut une suite du changement de la constitution de Rome : elle étoit de la naturė du gouvernement monarchique. Et ce qui ne fut que commencé sous Auguste (1), les empereurs suivans (2) furent obligés de l'achever, pour tempérer le gouvernement militaire.

Ainsi Procope, concurrent de Valens à l'empire, n'y entendoit rien, lorsque, donnant à Hormisdas, prince du sang royal de Perse, la dignité de proconsul (3), il rendit à cette magistrature le commandement des armées qu'elle avoit autrefois; à moins qu'il n'eût des raisons particulières. Un homme qui aspire à la souveraineté, cherche moins ce qui est utile à l'état, que ce qui l'est à sa cause.

QUATRIÈME QUESTION. Convient-il que les charges soient vénales? Elles ne doivent pas l'être dans les états despotiques, où il faut que les sujets soient placés ou déplacés dans un instant par le prince.

Cette vénalité est bonne dans les états monar. chiques, parce qu'elle fait faire, comme un métier de famille, ce qu'on ne voudroit pas entreprendre pour la vertu ; qu'elle destine

(1) Auguste ôta aux sénateurs, proconsuls et gouverneurs le droit de porter les armes. Dion, liv. XXXIII. (2) Constantin. Voyez Zozime, liv. II.

(3) Ammian Marcellin, liv. XXVI. More veterum, et civilia, et bella recturo,

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