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CONSIDÉRATIONS

PRÉLIMINAIRES.

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LORSQUE Delille, après un entretien dans lequel sa verve avait enhardi ma timidité, me proposa tout à coup de le remplacer dans la chaire de poésie latine au Collége de France, je fus saisi d'une crainte véritable; c'était presque de l'effroi. Comment, lui dis-je, vous voulez qu'à mon âge', n'ayant jamais professé de ma vie, n'ayant eu des occasions de parler en public que dans ma première jeunesse, j'ose m'asseoir à la place 'd'un improvisateur tel que vous? — Oui, je le veux, parce que j'ai la conviction que vous réussirez. Mais l'habitude de la parole, la confiance, la hardiesse, qui me les rendra après un silence absolu de près de quinze années? - Elles reviendront d'elles-mêmes. Vous êtes plein de l'antiquité, il ne s'agit que de laisser couler la source. Pourquoi ne parviendriez-vous pas à dire, devant un auditoire, ce que vous dites tous les jours avec moi? Nos conversations m'ont fait naître l'idée de vous choisir, et vous venez de me décider

J'avais plus de quarante ans.

vous-même par tout ce qui vous est échappé dans notre causerie poétique. » Cette preuve de confiance me flatta beaucoup; je sentis d'abord toutes les conséquences d'une telle adoption pour le présent et pour l'avenir; l'avouerai-je? une secrète voix, que j'avais déjà entendue dans quelques circonstances, me conseillait de croire à ma vocation pour l'enseignement public; mais, retenu par la crainte légitime d'une comparaison pleine de dangers pour moi, je résistai à la voix du maître et aux brillantes promesses de l'espérance. Dans ce combat entre deux sentiments contraires, je négligeai Delille pendant deux mois. Je le revis enfin. A mes premières excuses, il répondit par des reproches obligeants sur ce qu'il appelait un abandon, et me demanda vivement si j'avais travaillé pour le Collège de France. La réponse fut négative; je hasardai de nouvelles objections. Sans les écouter, et avec cet accent qui donnait tant de grâce à sa volonté, Delille m'ordonna d'ac cepter. Il fit plus; il me prescrivit le choix d'Horace. «Horace, disait-il, est le poëte de tous les âges; il doit plaire à la jeunesse, qui a besoin de le connaître; l'âge mûr et la vieillesse font leurs délices de ses écrits; il attirera des connaisseurs et des juges à votre cours. Je vous ai d'ailleurs entendu exprimer, sur ce poëte, des idées qui m'ont paru des découvertes. » Il fallut se rendre, et céder à la double autorité du talent et de l'amitié; je saluai le grand poëte, non pas sans lui avoir témoigné ma vive reconnaissance. Il me restait environ deux mois pour préparer des leçons qui demandaient un travail immense.

J'essayerais vainement de rendre le tumulte qui s'éleva en moi au sortir de cet entretien gravé pour jamais dans ma mémoire. Entraîné par le torrent de mes idées, brûlant de joie, mais non pas encore sans alarmes, je courus raconter les détails de cette entrevue à un homme d'un esprit élevé, d'une bonté rare, et dont la protection, cachée sous les formes de l'égalité, semblait avoir adopté tous les amis des arts, des lettres et des sciences'. Il me témoignait un attachement réel; ma nouvelle dignité littéraire lui causa presque de l'enthousiasme ; il paraissait plus heureux que moi. Monsieur Delille a raison, me dit-il; vous êtes appelé à professer la littérature. Travaillez sans relâche, » et vous justifierez ses prédictions. Quant à moi, je » vous donne du temps; c'est tout ce que je peux dans » cette affaire. »

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D

Rentré chez moi, je cours à mon Horace, je m'enferme avec lui; une partie de la nuit s'était écoulée sans que j'eusse senti le vol rapide des heures; mon sommeil fut encore rempli d'Horace; dès ce moment, ce poëte ne me quitta plus. Je l'avais lu cent fois; qu'on juge de mon étonnement lorsque la réflexion me découvrit en lui une foule de choses que je n'avais point aperçues! Horace, ainsi médité, me donna une leçon que je n'oublierai de ma vie, et que je ne cesse de transmettre à la jeunesse comme le fruit de l'expérience, c'est que le commerce intime d'un grand écrivain est

M. Français de Nantes, ancien directeur des droits réunis.

une source intarissable d'instruction et la plus féconde des études.

Après avoir satisfait ma première avidité par une lecture pendant laquelle j'avais soin de noter, dans un certain ordre, toutes les idées qu'elle me suggérait, je résolus de faire un nouvel examen du poëte. Plein de reconnaissance pour les leçons que j'ai reçues dans l'ancienne Université, je me rappelais pourtant qu'on l'accusait d'attacher peut-être aux mots plus d'importance qu'aux choses; ce souvenir me suggéra la pensée de prendre au contraire pour devise cette maxime · Cura sit verborum, sollicitudo rerum. Voici l'ordre que je m'imposai d'une manière invariable dans mes recherches sur les ouvrages de nos maîtres le fond des choses, ou le sujet, est-il raisonnable? comment a-t-il été conçu et envisagé par l'écrivain? quel plan a-t-il adopté? quels sont le mérite ou les défauts de sa composition? quels caractères, quelles mœurs avait-il à peindre? comment les a-t-il reproduits dans ses tableaux? quels sont les créations, les artifices et les couleurs de son style? Les ouvrages de tous les grands critiques, et particulièrement l'Epître aux Pisons, m'indiquaient cette méthode ; je l'appliquai aux odes d'Horace: prenons pour premier exemple les prédictions de Nérée contre Pâris.

On reconnaît dans cette pièce une inspiration donnée par Homère et les tragiques d'Athènes. L'Iliade repose sur le courroux d'Achille, l'ode sur la punition de Pâris; mais la guerre de Troie n'a pu entrer tout entière dans un vaste poëme; Horace a trouvé le sc

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