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ar rapport au bien que l'on en tire dans l'état civil ». Il avait quit au chapitre X des Considérations que « la religion est toujours le meilleur garant que l'on puisse avoir des mœurs des hommes »; il dira dans le chapitre XXIV de l'Esprit des Lois : « La religion, même fausse, est le meilleur garant que les hommes puissent avoir de la probité des hommes ». L'addition n'indique pas qu'en avançant en âge, Montesquieu fût devenu plus religieux dans l'âme au contraire. On a souvent raconté son dernier mot au curé qui l'exhortait à son lit de mort « Vous comprenez, Monsieur, combien Dieu est grand. — Oui, Monsieur, et combien les hommes sont petits ». Cette anecdote n'est sans doute pas vraie; le mot suivant n'est peut-être pas plus authentique, mais il me semble définir à merveille l'attitude de Montesquieu à l'égard de la religion chrétienne : « J'ai beaucoup respecté la religion; la morale de l'Evangile est le plus beau présent que Dieu ait pu faire aux hommes ». Voltaire a souvent tenu le même langage.

Tel est le portrait de Montesquieu peint par lui-même. Les témoignages contemporains ne le démentent pas. Peut-être seronsnous à présent autorisés à dire que l'homme fait aimer l'auteur.

EXEMPLE DE LECTURE EXPLIQUÉE

D'UN PASSAGE DE MONTESQUIEU

(Lettres Persanes.

CXLIV. Rica à Usbek.)

Je trouvai, il y a quelques jours, dans une maison de campagne où j'étais allé, deux savants qui ont ici une grande célébrité. Leur caractère me parut admirable. La conversation du premier, bien appréciée, se réduisait à ceci : « Ce que j'ai dit est vrai, parce que je l'ai dit ». La conversation du second portait sur autre chose : « Ce que je n'ai pas dit n'est pas vrai, parce que je ne l'ai pas dit ».

J'aimais assez le premier car qu'un homme soit opiniâtre, cela ne me fait absolument rien; mais qu'il soit impertinent, cela me fait beaucoup. Le premier défend ses opinions; c'est son bien. Le second attaque les opinions des autres; et c'est le bien de tout le monde.

O mon cher Usbek, que la vanité sert mal ceux qui en ont une dose plus forte que celle qui est nécessaire pour la conservation de la nature! Ces gens-là veulent être admirés à force de déplaire. Ils cherchent à être supérieurs, et ils ne sont pas seulement égaux.

Hommes. modestes, venez, que je vous embrasse : vous faites la douceur et le charme de la vie. Vous croyez que vous n'avez rien; et moi je vous dis que vous avez tout. Vous pensez que vous n'humiliez personne; et vous humiliez tout le monde. Et quand je vous compare dans mon idée avec ces hommes absolus que je vois partout, je les précipite de leur tribunal, et je les mets à vos pieds.

La lettre 144, qui

I. CIRCONSTANCES DE LA PUBLICATION. manque dans les éditions de 1721, est la septième du supplément de l'édition de 1754 (Cologne, Pierre Marteau). Montesquieu l'avait-il négligée en 1721, parce qu'elle rappelait d'assez près la Lettre 50 (Rica à ***)? Ou, au contraire, lorsque parut la troisième édition, voulut-il insister sur un sujet qui lui était plus particulièrement à cœur ? Observons du reste que la Lettre 50 était plutôt dirigée contre les «< insectes qui osent faire paraître un orgueil qui déshonorerait les plus grands hommes », et qu'elle se contentait d'indiquer que « la modestie est une vertu nécessaire à ceux à qui le Ciel a donné de grands talents ».

Il s'agit à présent de ces derniers, de deux savants très célèbres. Il se pourrait donc que Montesquieu eût voulu, après coup, compléter ce qu'il avait dit dans la Lettre 50, d'autant plus qu'en séparant les deux lettres analogues par un si long intervalle, il évitait le reproche de nonotonie auquel il tenait par dessus tout à échapper.

II. CARACTÈRE DE CELUI QUI ÉCRIT. Quoiqu'il en soit, dans le cahier qui porte pour titre : « Corrections des Lettres Persanes Dernière copie », Montesquieu, après avoir ordonné de réduire le texte de la Lettre 143, ajoute: «< à la place de tout cela, mettez la lettre suivante: Lettre... Usbek à Rica ». Y a-t-il une inattention? Sans aucun doute, puisque nous lisons dans la lettre « O mon cher Usbek...», à moins qu'on prétende qu'Usbek s'adresse à lui-même, ce qui est invraisemblable, surtout sous cette forme. Pourrions-nous trouver d'autres raisons qui nous déterminent à attribuer cette lettre à Rica plutôt qu'à Usbek? Reprenons la distinction établie par M. Sorel : « Usbek tient la plume quand Montesquieu fait la morale à ses contemporains, Rica la prend lorsqu'il les raille ». Nous voilà bien avancés ! La lettre 144 est à la fois une leçon et une satire. Celui qui l'écrit apparaît comme un tout jeune homme, vif, alerte, sémillant, gai, qui voit vite et bien, qui réfléchit en même temps qu'il observe, et dont la rapidité d'impressions se traduit par des saillies, des apostrophes, etc. Usbeck semble d'ordinaire plus grave, plus réfléchi, moins prompt à se livrer; il a à la fois moins d'illusions que Rica et moins de « gaîté naturelle », dit-il lui-même. Peut-être donc il y a une simple inattention de la part de Montesquieu. N'en exagérons pas l'importance. Rien d'asiatique, dans cette lettre; rien d'oriental; c'est Montesquieu qui écrit, et on le sent bien. Usbek et Rica représentent les deux aspects de la pensée de Montesquieu, tantôt sérieuse, tantôt légère; quand les deux aspects sont présentés à la fois, les nuances s'atténuent jusqu'à disparaître, et il est infiniment probable que si Montesquieu avait corrigé : « ô mon cher Usbek », en: «ô mon cher Rica », la question ne se serait même pas posée.

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III. L'IDÉE GÉNÉRALE: LA MODESTIE. L'idée essentielle est la suivante: La modestie est en même temps une des qualités les plus rares et les plus précieuses. Elle est plus encore: elle apparaît comme la forme naturelle de la vertu vraie (Lettre 50), comme la forme naturelle du mérite réel, de la science profonde. Le défaut contraire, la vanité, est un des plus insup

portables parce qu'il est un des plus égoïstes. Et certes, il y a des degrés dans ce défaut : être intransigeant dans ses moindres affirmations est, à tout prendre, un vice moins sérieux que d'attaquer les affirmations de tout le monde; mais combien la modestie est infiniment plus humaine! Admettons qu'il y ait une part de « vanité », c'est-à-dire un désir d'approbation, un désir de produire de l'effet, qui soit utile à la conservation de la nature. «Que faut-il donc penser de la vanité? demandait un person, nage des Dialogues de Fontenelle. A un certain point, c'est un vice: un peu en deçà, c'est une vertu. » Une vertu ? Non pas, reprendrait Montesquieu, mais une nécessité. Un vice? Oui, dès que la dose absolument indispensable est dépassée, et un vice qui nous rend odieux, qui nous ravale au-dessous des autres, Seule, la modestie rend l'homme «sociable, et, parce qu'elle est conforme aux intérêts de la société, elle est conforme aux intérêts particuliers de ceux qui la pratiquent (idée du 18e siècle). Elle leur donne tout, elle les met au-dessus de tout, au-dessus notamment de ceux qui pensent trouver dans un défaut antisocial une supériorité de mauvais aloi, et que l'honnête homme ne saurait lui reconnaître.

Lieu commun de morale, dira-t-on; sans doute, mais renouvelé par un homme qui écrit au 18e siècle, par un «philosophe», par un moraliste laïque pour lequel le criterium de l'utilité sociale passe avant tous les autres. Et ce qui rajeunit plus encore ce lieu commun, ce qui lui donne un air de vérité qui en fait l'originalité même, c'est la conviction de celui qui le met en œuvre, sa sincérité, presque son juvénile enthousiasme. Ce n'est pas la première fois que Montesquieu fait l'éloge de cette vertu ; il y reviendra encore: il y revient constamment dans ses appréciations. A mesure que son expérience s'étend et se précise, il y trouve des motifs nouveaux de s'attacher à son opinion; déjà son expérience est assez riche pour lui fournir un développement personnel. Disons mieux. Il sent en lui-même, dans son propre cœur, le prix de cette vertu; il en donne de constants exemples.

A ce sujet, Sainte-Beuve a fort bien vu que «tous les témoignagnes concordent » : tous, ceux de Voisenon, de Garat, de Ford Charlemont, de Tremblay, tous ceux qu'a rassemblés SainteBeuve et tous ceux que nous pourrions rassembler nous-même, nous montrent un Montesquieu modeste, simple dans ses manières, dans ses goûts, dans sa conversation, dans sa mise, bien plus dans l'opinion intime qu'il avait de lui-même, puisqu'il croyait que son fils valait mieux que lui, puisqu'il déclarait que, si ses enfants arrivaient un jour « à une grande fortune», «ils auraient besoin de toute leur vertu pour avouer » leur père.

Montesquieu n'avait fait que des livres; trop fin pour ne pas savoir ce qu'ils valaient, il était trop peu infatué de sa personne pour se poser en ancêtre de génie. De là, cet accent personnel qui séduit et entraîne, de là cette marque personnelle qui imprime au lieu commun un caractère original.

De là aussi la valeur générale du morceau. On n'enferme pas dans une formule l'auteur des Lettres Persanes: ce n'est pas seulement un peintre de mœurs, et, à plus forte raison, ce n'est pas uniquement, comme on l'a dit, un journaliste qui prend des esquisses, des crayons d'actualité. Il y a ici une vérité humaine, permanente; comme son prédécesseur La Bruyère, qui lui sert de modèle, Montesquieu fait transparaître l'universel à travers le particulier; c'est un petit chapitre de la morale des honnêtes gens, éternelle et durable: les observations restent vraies de l'homme de tous les pays et de tous les temps.

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IV. LE PLAN ET LES IDÉES SECONDAIRES. Comment ces observations sont-elles présentées ? Le plan est à la fois harmonieux et varié. Montesquieu avait-il sous les yeux les maximes détachées que La Bruyère avait écrites sur ce sujet dans les Caractères, chap. XI: De l'Homme? En tout cas, il les avait lues. Mais son public est plus léger que celui de La Bruyère, il est plus difficile à satisfaire aussi. En outre, la forme épistolaire que Montesquieu a choisie, l'oblige à composer un tout qui se tienne, dont les parties soient liées. Il y a donc dans cette lettre deux parties qui se subdivisent chacune en deux autres, à peu près ¿gales:

A'. Esquisse des deux savants;

A". Réflexions sur leur vanité particulière ;

B'. Réflexions générales: Sur la vanité ;
B". Sur la supériorité de la modestie.

C'est un plan à la fois très net et élégant. Les portraits amènent les premières réflexions; les secondes prolongent les premières en les étendant, et ingénieusement l'éloge de la vertu, mêlé à la critique du vice attaqué, est un prolongement nouveau qui étend la pensée. Il y a unité et diversité. On pourrait même dire qu'il y a une progression savante :

A'. Triomphe passager des vaniteux;

A". Premier échec que leur inflige mentalement Rica en leur présence;

B'. Deuxième échec que leur inflige Rica en associant Usbek à ses critiques;

B". Revanche définitive de la modestie sur la vanité.

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