Page images
PDF
EPUB

du peuple : les rangs seraient donc plus séparés, et les personnes plus confondues1.

Ceux qui gouvernent, ayant une puissance qui se remonte, pour ainsi dire, et se refait tous les jours, auraient plus d'égard pour ceux qui leur sont utiles que pour ceux qui les divertissent: ainsi, on y verrait peu de courtisans, de flatteurs, de complaisants, enfin de toutes ces sortes de gens qui font payer aux grands le vide même de leur esprit.

On n'y estimerait guère les hommes par des talents ou des attributs frivoles, mais par des qualités réelles ; et de ce genre il n'y en a que deux : les richesses et le mérite personnel 2.

Il y aurait un luxe solide, fondé, non pas sur le raffinement de la vanité, mais sur celui des besoins réels; et l'on ne chercherait guère dans les choses que les plaisirs que la nature y a mis3.

On y jouirait d'un grand superflu, et cependant les choses frivoles y seraient proscrites: ainsi, plusieurs, ayant plus de bien que d'occasions de dépense, l'emploieraient d'une manière bizarre ; et dans cette nation il y aurait plus. d'esprit que de goût.

Comme on serait toujours occupé de ses intérêts, on n'aurait point cette politesse qui est fondée sur l'oisiveté ; et réellement on n'en aurait pas le temps1.

L'époque de la politesse des Romains est la même que celle de l'établissement du pouvoir arbitraire. Le gouvernement absolu produit l'oisiveté, et l'oisiveté fait naître la politesses.

1. Opposition souvent signalée entre l'aristocratie de l'Angleterre, que Macaulay n'hésite pas à définir « l'aristocratie la plus démocratique de l'univers »>, et l'aristocratie française qui à été, quoi qu'on en pense, une des plus fermées du monde entier.

2. Nous ne pouvons pas ne pas voir la corruption dont l'Angleterre souffrait malgré ces hautes vertus.

3. Pourquoi ne pas ajouter que c'était là l'origine de la rapacité, de l'égoïsme, de la dureté? Ce luxe « solide », « fondé sur les besoins réels », manque de « goût », nous dit Montesquieu; il ne développera pas davantage les intérêts généreux et idéalistes !

4. Est-ce un avantage? Soit, mais qui ne voit les inconvé nients?

5. Il s'agit moins de Rome que de la France. Il y a certainement quelque chose de vrai dans cette affirmation que les plus beaux temps pour la politesse ne sont pas ceux où la démocratie est souveraine, mais où le gouvernement est absolu; seulement, il faut s'entendre sur le sens de «politesse ». Les seigneurs de Louis XIV, qui safuaient avec tant de grâce et si profondément, crachaient sur les murs et accomplissaient en public d'autres actions que le plus mal élevé de nos contemporains se cacherait pour accomplir; et d'ailleurs, leur brutalité instinctive reparaissait en plus

Plus il y a de gens dans une nation qui ont besoin d'avoir des ménagements entre eux et de ne pas déplaire, plus il y a de politesse. Mais c'est plus la politesse des mœurs que celle des manières qui doit nous distinguer des peuples barbares.

Dans une nation où tout homme, à sa manière, prendrait part à l'administration de l'État, les femmes ne devraient guère vivre avec les hommes. Elles seraient donc modestes, c'est-à-dire timides; cette timidité ferait leur vertu : tandis que les hommes, sans galanterie, se jetteraient dans une débauche qui leur laisserait toute leur liberté et leur loisir1.

Les lois n'y étant pas faites pour un particulier plus que pour un autre, chacun se regarderait comme monarque ; et les hommes, dans cette nation, seraient plutôt des confédérés que des concitoyens2.

Si le climat avait donné à bien des gens un esprit inquiet et des vues étendues, dans un pays où la constitution donnerait à tout le monde une part au gouvernement et des intérêts politiques, on parlerait beaucoup de politique; on verrait des gens qui passeraient leur vie à calculer des événements qui, vu la nature des choses et le caprice de la fortune, c'est-à-dire des hommes, ne sont guère soumis au calcul3.

Dans une nation libre, il est très souvent indifférent que les particuliers raisonnent bien ou mal; il suffit qu'ils raisonnent de là sort la liberté, qui garantit des effets de ces mêmes raisonnements.

De même, dans un gouvernement despotique, il est égale. ment pernicieux qu'on raisonne bien ou mal; il suffit qu'on raisonne pour que le principe du gouvernement soit choqué.

Bien des gens qui ne se soucieraient de plaire à personne s'abandonneraient à leur humeur. La plupart, avec de l'esprit, seraient tourmentés par leur esprit même ; dans le dédain ou le dégoût de toutes choses, il seraient malheureux avec tant de sujets de ne l'être pas1.

d'une circonstance; si c'est « la politesse des mœurs » qui importe et non celle des manières, ce sont les gens du 17° siècle qui sont de grossiers personnages; quant aux Anglais froids ou impolis, ils le sont par égoïsme, non par manque de loisir.

1. Voici l'observateur clairvoyant des Notes sur l'Angleterre.

2. Conséquence toute naturel

le de longs siècles de liberté. 3. Voir cependant la restriction, p. 266, n. 4.

4. L'anglomanie pénètrera en France dans ce siècle, et, bien avant René, le pessimisme français naîtra de cette tristesse anglaise, si bien définie en ce passage. J'ai trouvé plus d'une satire contre cette mélancolie qui surprenait nos compatriotes.

Aucun citoyen ne craignant aucun citoyen, cette nation serait fière; car la fierté des rois n'est fondée que sur leur indépendance.

Les nations libres sont superbes, les autres peuvent plus aisément être vaines.

Mais ces hommes si fiers, vivant beaucoup avec euxmêmes, se trouveraient souvent au milieu de gens inconnus; ils seraient timides, et l'on verrait en eux, la plupart du temps, un mélange bizarre de mauvaise honte et de fierté.

Le caractère de la nation paraîtrait surtout dans leurs ouvrages d'esprit, dans lesquels on verrait des gens recueillis, et qui auraient pensé tout seuls.

La société nous apprend à sentir les ridicules ; la retraite nous rend plus propres à sentir les vices. Leurs écrits satiriques seraient sanglants; et l'on verrait bien des Juvénals chez eux, avant d'avoir trouvé un Horace1.

Dans les monarchies extrêmement absolues, les historiens trahissent la vérité, parce qu'ils n'ont pas la liberté de la dire ; dans les États extrêmement libres, ils trahissent la vérité, à cause de leur liberté même, qui produisant toujours des divisions, chacun devient aussi esclave des préjugés de sa faction qu'il le serait d'un despote.

Leurs poètes auraient plus souvent cette rudesse originale de l'invention qu'une certaine délicatesse que donne le goût; on y trouverait quelque chose qui approcherait plus de la force de Michel-Ange que de la grâce de Raphaël3.

1. Les Voyages de Gulliver à Lilliput, de Jonathan Swift, avaient été publiés (2 vol., 1726), roman ingénieux, rabelaisien, et plein d'allusions aux circonstances politiques et aux hommes du temps; surtout Pope avait donné en 1729 la Dunciade ou la Guerre des Sots, poème en 4 chants, d'une verve satirique débordante qui avait soulevé contre lui bien des haines; en 1733, il donnait l'Essai sur l'Homme, épîtres philosophiques, et continuait ce genre par 5 Epitres morales, de 1733 à 1740. Montesquieu veut-il dire que la Dunciade est bien supérieure à l'Essai sur l'Homme, dont les philosophes français firent tant de cas?

2. Au 17e siècle, qui peut se

rapporter à un participe absolu, de façon que la subordonnée continue par un autre sujet que qui: « On vit dans cette foi (des apôtres) une véritable justice, qui étant l'ouvrage du Saint-Esprit, il s'ensuit qu'il donna au monde une parfaite conviction de la justice». (BoSSUET, Méditations sur l'Evangile, 2° partie, 20 jour). On dirait aujourd'hui : laquelle, cf. CROUZET..., Gr. Fr., pp. 75 sqq. 3. Shakespeare plus encore que Milton,

*Montesquieu admirateur du peuple anglais et du gouvernement de l'Angleterre. (Il sera intéressant de rapprocher les extraits de l'Esprit des Lois, des extraits des « Notes de Voyage », ici pp. 131 sq.)

LIVRES XX, XXI, XXII

[Ici commençait le 2 vol. in-4° de la première édition. Il portait comme épigraphe ce mot de Virgile (Enéide, 1, 741): « Docuit quæ maximus Atlas » et devait s'ouvrir par l'« Invocation aux Vierges du Mont Piérie ».

Les trois premiers chapitres composent un groupe uni:

Des Lois dans le rapport qu'elles ont avec le commerce, considéré dans sa nature et ses distinctions.

Des Lois dans le rapport qu'elles ont avec le commerce, considère dans les révolutions qu'il a eues dans le monde.

Des Lois dans le rapport qu'elles ont avec l'usage de la monnaie.]

LIVRE XXIII

Des Lois dans le rapport qu'elles ont avec le nombre des habitants.

[Le Livre étudie les graves problèmes de la population (mariages, familles, etc.), réserve une large place aux lois romaines destinées à encourager la propagation de l'espèce, et cite les Anciens comme exemples aux peuples modernes. Nous donnons le dernier chapitre qui défend une idée, que tous les Etats contemporains se préoccupent encore de réaliser, celle de l'assistance par le travail.]

CHAPITRE XXIX.

Des hôpitaux.

L'ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL.

Un homme n'est pas pauvre parce qu'il n'a rien, mais parce qu'il ne travaille pas. Celui qui n'a aucun bien et qui travaille est aussi à son aise que celui qui a cent écus de revenu sans travailler. Celui qui n'a rien et qui a un métier n'est pas plus pauvre que celui qui a dix arpents de terre en propre, et qui doit les travailler pour subsister. L'ouvrier qui a donné à ses enfants son art pour héritage leur a laissé un bien qui s'est multiplié à proportion de leur nombre. Il n'en est pas de même de celui qui a dix

[graphic][merged small][merged small]

(D'après le recueil : « Les Cris de Paris », de Bouchardon.)

« PreviousContinue »