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rapports qui se trouvent entre elle et les différents êtres, et les rapports de ces divers êtres entre eux1.

[De ce principe découlent toutes les applications particulières auxquelles Montesquieu s'arrête dans ce premier chapitre; il passe en revue: a) les lois relatives à Dieu; b) les lois du monde matériel; c) les lois relatives à l'être intelligent, qui, contrairement aux bêtes, a une nature incohérente, contradictoire, et qui par suite a besoin de lois pour le ramener à Dieu (lois religieuses), à lui-même (lois morales), à son prochain (lois politiques et civiles) (chap. 1er).

Avant celles-là sont les lois de la nature, différentes des lois positives, et Montesquieu, en montrant cette différence, précise son objet tout expérimental, tout scientifique (chap. 11).

Il reste à terminer cette introduction philosophique en indiquant : a) quel est le fondement des lois positives; b) quelle est la classification générale qu'on en peut faire; c) quelles sont les conditions principales dont elles dépendent : c'est le but du chapitre III.]

CHAPITRE III.

Des lois positives.

Sitôt que les hommes sont en société, ils perdent le sentiment de leur faiblesse; l'égalité qui était entre eux cesse, et l'état de guerre commence2.

Chaque société particulière vient à sentir sa force ce qui produit un état de guerre de nation à nation. Les particuliers, dans chaque société, commencent à sentir leur force; ils cherchent à tourner en leur faveur les princi

1. Si Montesquieu s'oppose à Spinoza et à Hobbes, il suit Samuel Clarke (1675-1729), philologue anglais et théologien ; celuici avait combattu Hobbes et Spinoza, par des preuves d'ordre métaphysique (et non d'ordre physique et moral); dans son Traité sur les obligations nécessaires de la religion naturelle, Montesquieu avait pu lire cetté définition du bien: « La notion du bien se résout dans l'idée des rapports réels et immuables qui existent entre les choses en vertu de leur nature », et dans la Démonstration dé V'Existence et des Attributs de Dieu, chap. IX (recueil de ser mons prononcés à Saint-Paul, et traduits en français par Rico

tier 4724), Montesquieu avait vu le raisonnement sur les causes finales : « Il faut donc qu'il y ait une cause éternelle et intelligente, etc. >>

2. Hobbes admettait un état de nature antérieur à l'état social, où la guerre était perpétuelle; pour en sortir, les hommes créèrent un pouvoir capable de soumettre les individus à la loi, c'est-à-dire à la volonté d'un seul. Le droit et la force, la loi et volonté d'un seul, îl y a équation entre ces termes; tout pouvoir qui est fort, qui existe, est légitime. A cette logique dé Hobbes, Montesquieu oppose une théorie qui est plus près, semble-t-il, de celle de Rous

seau.

paux avantages de cette société, ce qui fait entre eux un état de guerre1.

Ces deux sortes d'état de guerre font établir les lois parmi les hommes. Considérés comme habitants d'une si grande planète, qu'il est nécessaire qu'il y ait différents peuples, ils ont des lois dans le rapport que ces peuples ont entre eux: et c'est le DROIT DES GENS2. Considérés comme vivant dans une société qui doit être maintenue, ils ont des lois dans le rapport qu'ont ceux qui gouvernent avec ceux qui sont gouvernés: et c'est le DROIT POLITIque. Ils en ont encore dans le rapport que tous les citoyens ont entre eux et c'est le DROIT CIVIL3.

Le droit des gens est naturellement fondé sur ce principe, que les diverses nations doivent se faire dans la paix le plus de bien, et dans la guerre le moins de mal qu'il est possible, sans nuire à leurs véritables intérêts.

L'objet de la guerre, c'est la victoire; celui de la victoire, la conquête; celui de la conquête, la conservation. De ce principe et du précédent doivent dériver toutes les lois qui forment le droit des gens 1.

Toutes les nations ont un droit des gens; et les Iroquois mêmes, qui mangent leurs prisonniers, en ont un5. Ils envoient et reçoivent des ambassades; ils connaissent des

1. Montesquieu s'éloigne ici de Rousseau. I reconnaît, lui, deux sortes d'état de guerre de société à société, d'homme à homme. Rousseau n'en admet qu'une sorte: la première, car si l'individu est en conflit avec d'autres individus, c'est en tant que membre d'une société. (Cf. Morceaux choisis de Rousseau, éd. Mornet, même collection, pp. 275 sq.)

2. Au sens moderne: droit international (gens a ici le sens du latin gentes = nations).

3. Tandis que le précédent est le droit « public », celui-ci est le droit «<< privé»; l'un a rapport à l'organisation de l'Etat, aux relations des citoyens avec l'Etat, à la distribution des pouvoirs dans l'Etat; l'autre aux relations des citoyens entre eux.

4. On voit ici une explication de la méthode de Montesquieu. Voilà comment les lois du droit des gens dérivent de la nature

des choses. Le droit des gens conforme à la raison serait celui qui obéirait au principe de justice, limité par la nécessité pour chaque Etat de pourvoir à sa conservation. En fait la raison est violée par les Etats; la guerre est la conséquence; le droit positif règle la victoire, la conquête, en vue de sauvegarder la conservation du vaincu. Montesquieu s'est élevé lui aussi contre les injustices de la guerre, mais ici il s'agit du «droit positif », non de la justice idéale.

5. Les Iroquois étaient une confédération de guerriers très belliqueux de l'Amérique du Nord; ils habitent aujourd'hui (du moins ce qui en reste, car les liqueurs fortes importées par les Européens les ont peu à peu tués ou abrutis) le Nord des Etats-Unis et le Sud du Canada. Les Français avaient eu fort à faire contre eux.

droits de la guerre et de la paix : le mal est que ce droit des gens n'est pas fondé sur les vrais principes.

Outre le droit des gens qui regarde toutes les sociétés, il y a un droit politique pour chacune. Une société ne saurait subsister sans un gouvernement. « La réunion de toutes les forces particulières, dit très bien GRAVINA, forme ce qu'on appelle l'ÉTAT POLITIQUE1».

La force générale peut être placée entre les mains d'un seul, ou entre les mains de plusieurs. Quelques-uns ont pensé que, la nature ayant établi le pouvoir paternel, le gouvernement d'un seul était le plus conforme à la nature3. Mais l'exemple du pouvoir paternel ne prouve rien. Car si le pouvoir du père a du rapport au gouvernement d'un seul, après la mort du père, le pouvoir des frères, ou après la mort des frères, celui des cousins-germains, ont du rapport au gouvernement de plusieurs. La puissance politique comprend nécessairement l'union de plusieurs familles 4.

Il vaut mieux dire que le gouvernement le plus conforme à la nature est celui dont la disposition particulière se rapporte mieux à la disposition du peuple pour lequel il est établi.

Les forces particulières ne peuvent se réunir sans que toutes les volontés se réunissent. « La réunion de ces volon

1. Conservation du côté de l'extérieur, par le droit des gens; du côté de l'intérieur, par le droit politique.

Gravina (Rogliano, Calabre, 1664-1718) un des fondateurs dé l'Académie des Arcades, professeur de droit civil, auteur, entre autres livres, du: De ortu et progressu juris civilis (Sur l'origine et les progrès du droit politique).

2. Première distinction générale, qui supprime l'une des trois divisions d'Aristote : démocratie, oligarchie, monarchie. Plus bas, il fera une autre distinction entre la monarchie et le despotisme.

3. Filmer (comté de Kent, 16041688), écrivain politique anglais, avait, dans le Patriarcha, soutenu qu'à la base de toute autorité politique se trouve la puissance paternelle, et que les premiers gouvernements furent toujours des monarchies. Algernon Sidney (Londres, 1617-1683)

avait réfuté cette théorie dans un ouvrage républicain Discours sur le Gouvernement, traduit en français par Samson en 1702.

4. Rousseau a aussi réfuté la théorie (Contrat social, I, 2, etc.) qui donne au droit politique non un fondement rationnel ou conventionnel mais une base physique. Le dernier argument de Montesquieu, le plus brièvement indiqué, est le plus important.

5. Cf. Morceaux choisis de Rousseau (même collection), p. 276 sqq. Voir plus haut, p. 243, n. 4.

Principe primordial, fonda mental en quelque sorte et qui donne la clé du livre de Montesquieu. La raison fournit les idées premières du droit politique mais les applications particulières varient à l'infini, en fonction des facteurs dont l'ensemble constitue « la disposition du peuple » de là une infinie variété de constitutions politiques.

tés, dit encore très bien GRAVINA, est ce qu'on appelle l'ÉTAT CIVIL1 ».

La loi, en général, est la raison humaine, en tant qu'elle gouverne tous les peuples de la terre; et les lois politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que les cas particuliers où s'applique cette raison humaine3.

Elles doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites, que c'est un très grand hasard si celles d'une nation peuvent convenir à une autre 3.

Il faut qu'elles se rapportent à la nature et au principe du gouvernement qui est établi1, ou qu'on veut établir, soit qu'elles le forments, comme font les lois politiques, soit qu'elles le maintiennent, comme font les lois civiles 6. Elles doivent être relatives au physique du pays, au climat glacé, brûlant ou tempéré7; à la qualité du terrain, à sa situation, à sa grandeur, au genre de vie des peuples, laboureurs, chasseurs ou pasteurs; elles doivent se rapporter au degré de liberté que la constitution peut souffrir9; à la religion des habitants, à leurs inclinations 11, à leurs richesses 12, à leur nombre 13, à leur commerce, à leurs mœurs, à leurs manières. Enfin, elles ont des rapports entre elles; elles en ont avec leur origine 14, avec l'objet du législateur 15; avec l'ordre des choses sur lesquelles elles sont établies 16. C'est dans toutes ces vues qu'il faut les considérer.

1. Et c'est parce que l'état civil est la réunion des volontés particulières, qu'il se détermine en fonction d'éléments plus variés et plus changeants. Ce n'est pas l'état civil qui est objet de science: c'est l'état politique; voilà pourquoi l'étude de l'état politique prime les autres dans le livre de Montesquieu; tout est subordonné à celui-ci, le droit des gens, le droit civil. Que de ce point de vue Montesquieu ait diminué l'importance du problème social, cela est indiscutable; mais chaque chose à son temps.

2. C'est la conclusion du livre Ier qui commence; Montesquieu va préciser son dessein. Sur l'idée, voir plus haut, p. 216.

3. Donc, le droit n'est ni tout entier dans la raison, ni tout entier dans la «disposition du peuple » voilà pourquoi il est essentiellement variable.

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C'est ce que j'entreprends de faire dans cet ouvrage. J'examinerai tous ces rapports : ils forment tous ensemble ce qu'on appelle l'ESPRIT DES LOIS1.

Je n'ai point séparé les lois politiques des civiles: car comme je ne traite point des lois, mais de l'esprit des lois, et que cet esprit consiste dans les divers rapports que les lois peuvent avoir avec diverses choses, j'ai dû moins suivre l'ordre naturel des lois que celui de ces rapports et de ces choses 2.

J'examinerai d'abord les rapports que les lois ont avec la nature et avec le principe de chaque gouvernement; et, comme ce principe a sur les lois une suprême influence, je m'attacherai à le bien connaître; et si je puis une fois l'établir, on en verra couler les lois comme de leur source3. Je passerai ensuite aux autres rapports qui semblent être plus particuliers.

LIVRE II

Des Lois qui dérivent directement de la nature du
gouvernement.

CHAPITRE PREMIER.

De la nature des trois divers gouvernements.

Il y a trois espèces de gouvernements: le RÉPUBLICAIN, le MONARCHIQUE et le DESPOTIQUE. Pour en découvrir la na

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2. D'où la complexité du sujet et par conséquent des livres : l'ordre rationnel indiqué par Montesquieu n'est pas suivi par lui, parce que son objet est moins d'établir des rapports de subordination entre les divers << droits » qu'entre les lois positives et les causes particulières qui les ont modifiées.

3. Nouvelle affirmation que le problème du droit politique passe bien avant tous les autres.

4. Voir p. 230, la différence entre la nature et le principe d'un gouvernement.

5. Classification souvent critiquée. Celle d'Aristote (Politique, III, v, 2 et 3), restée classique, est plus conforme à la réalité; elle s'appuie sur le nombre des gou

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