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Les Français ont d'assez belles expressions des passions dans les visages; mais leur coloris est faible et n'a pas de force1.

Les Véronais sont pauvres. Vous ne pouvez pas voir un homme qui ne vous demande de l'argent: un cordonnier, après m'avoir vendu des souliers, me demanda l'aumône; un homme qui vous a vendu un livre vous demande la bona man; celui qui vous enseigne une rue, ou qui vous parle de nouvelles, vous demande une récompense. Ce n'est point comme en Hollande, où l'on vous demande pour boire; c'est pour vivre. Ce peuple est peu foulé et a quelque commerce. La fourberie, compagne de la misère, y règne : vous vous serez accordé avec un homme d'un prix, il vous en fera payer davantage.

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Je vis hier, dans l'église delle Grazie, des tableaux exquis: 1o Dans le réfectoire, le tableau fameux de Léonard de Vinci3, qui est une Cène, lorsque Jésus-Christ dit : « Unus vestrum me traditurus est ». On voit la vie, le mouvement, l'étonnement sur les quatre groupes des douze Apôtres; toutes les passions de la crainte, de la douleur, de l'étonnement, de l'attachement, le soupçon; l'étonnement de Judas est mêlé d'impudence. On dit que, quand il eut fait les douze Apôtres, il trouva qu'il avait mis tant de douceur dans le visage de deux Apôtres, qu'il fut embarrassé à faire celui de Jésus-Christ, et on lui dit : « Tu as commencé un tableau que Dieu seul peut achever ». On voit dans ce tableau, au travers du bâtiment, un ciel qui paraît dans un éloignement infini. Enfin, c'est un des beaux tableaux du monde.

1. N'oublions pas que nous sommes en 1728.

2. Santa-Maria-delle-Grazie. 3. Léonard de Vinci (château de Vinci, près Florence, 14521519, près Amboise), architecte, sculpteur, physicien, ingénieur, musicien, écrivain, peintre, l'esprit le plus complet du 16e siècle. Il fut élève de Verrochio, puis Ludovic le More le prit comme ingénieur en chef, directeur de

l'Académie de Peinture et d'Architecture de Milan. Ludovic lui fit peindre à fresque, dans le réfectoire des Dominicains, ce tableau de la Cène, qui fut son chef-d'œuvre (860 de large sur 454 de haut, les personnages ayant 291). Le temps l'a effacé. Il y en a une copie très réduite au Louvre et une copie exacte à Londres, Ecole des BeauxArts.

Il y a, outre cela, à cette église : un Christ qu'on couronne d'épines, de Titien, et deux Saint Paul, de Gaudence1: l'un qui prêche et est dans l'attitude d'un orateur; l'autre qui écrit et contemple. Ce sont trois tableaux excellents.

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Pour rien, ne voudrais être sujet de ces petits princes! Ils savent tout ce que vous faites; ils vous ont toujours sous les yeux; ils savent vos revenus au juste; trouvent le moyen de vous les faire dépenser si vous en avez beaucoup; vous envoyent des commissaires, qui vous font mettre en prés ce que vous avez en vignes. Il vaut bien mieux être perdu dans les États d'un grand maître.

V. Etat de Gênes, Massa et Lucques.

GÊNES.

J'arrivai à Gênes le 9 novembre.

Cette ville, vue de la mer, est très belle. La mer entre dans la terre et fait un arc, autour duquel est la ville de Gênes.

Il y a, du côté de ponant, un mòle, appelé le Môle Neuf, et c'est à l'origine de ce môle qu'est la Tour de la Lanterne, fanal pour les vaisseaux, bâti par les Français 2. Du côté du Levant est le Môle-Vieux, et ces deux môles ne rétrécissent pas encore assez le port: car, quand le vent du midi souffle, la mer entre avec impétuosité par cette ouverture, qui est trop grande; de façon que les vaisseaux chassent sur les ancres, vont se heurter et ne sont pas sûrs dans le port. Cependant, on a augmenté le Vieux-Môle du côté du levant, de 80 pans (un pan est moins d'un pied), et on a remarqué que cela faisait beaucoup de bien; ce qui

1. Gaudenzio Ferrari, dit le Milanais (1484-1550), l'ami de Raphaël et son collaborateur au Vatican. Il avait fait plusieurs Saint Paul; à Rome un Saint Paul mendiant, et à Milan ceux dont parle Montesquieu.

2. Maîtres ou protecteurs de Gênes à trois reprises. « Les

Génois se donnent à moi, s'écriait Louis XI, et moi je les donne au diable!» Mais Charles VIII et Louis XII n'avaient d'yeux que pour l'Italie, et ce dernier, après avoir réprimé une révolte de Gênes (29 avril 1507), fit construire le Fort de la Lanterne.

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Fig. 12.

Pise au début du XVIII siècle (1705).

(D'après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)

La Cathédrale ou le Dôme (xr siècle, par Buschetto); le Baptistère (XII siècle, par Diotisalvi); le Campanile ou la Tour Penchée (XIIe siècle, par Guillaume d'Inspruck et Bonano de Pise); le CampoSanto (XIIe siècle), par Giovanni Pisano.

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fait que l'on a résolu de travailler à diminuer encore cette ouverture; ce qui ne se peut faire qu'avec des frais et des peines immenses, parce que la mer y est très profonde, et qu'il y faut jeter un nombre innombrable de pierres.

La mer est plus profonde au Môle-Neuf qu'au Vieux.

On fait, avec du ciment, une espèce de maçonnerie dans un bateau. On envoie des plongeurs pour raccommoder le lieu qui doit servir de lit pour cette maçonnerie, et ensuite on la laisse tomber dans l'eau. Il y a tel de ces bateaux qui coûte 1000 francs.

Le commerce de Gênes1 est très grand avec la France, l'Espagne et l'Angleterre, L'Angleterre y envoie beaucoup de draps; la France peu. L'Angleterre y envoie aussi beaucoup de cuirs. La France y envoie beaucoup d'indigos, quelques sucres (mais celui du Portugal est plus estimé) et ses pêches.

Vous remarquerez que les Piémontais, qui tiraient autrefois les draps d'Angleterre par Genève, les tirent à présent par la voie de Gênes; de façon que le commerce de Genève est presque tombé outre que la paix d'Italie est fatale à cette république. C'était par Genève qu'on faisait les remises en argent, et à Genève que l'on achetait des marchandises. De plus, Gênes fait un grand commerce avec Cadix.

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Ce sont les Genevois eux-mêmes qui se sont perdus : ils ont eu des maisons à Turin et ont appris aux Piémontais à faire leur commerce en droiture, par Gênes, en Angleterre. Ceux de Genève tirent leurs marchandises d'Angleterre par Altona, Francfort, Bâle.

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J'étais à Pise le jour de Sainte-Catherine, fête des écoliers. Ils courent la ville, font des feux de joie, font tirer des pétards et portent leur chef sur leurs épaules; et lorsqu'ils peuvent attraper un juif, ils le pèsent, et il est obligé de leur donner autant de livres de confitures qu'il pèse de livres. Des soldats étaient répandus dans la Ville pour les empêcher de forcer les maisons.

1. Gênes et Pise avaient été depuis le Moyen Age les deux républiques marchandes de l'Italie. Cf. p. 94, n. 3.

2. « J'arrivai à Pise, écrit Montesquieu, le 24 novembre 1728. » La Sainte-Catherine a lieu le 25.

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