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NOTICE SUR MONTESQUIEU.

Charles de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu, naquit au château de la Brède, près de Bordeaux, le 18 janvier 1689. Montesquieu nous apprend que sa famille avait deux cent cinquante ans de noblesse. Ce détail importe peu; mais il importe que l'auteur de l'Esprit des Lois ait tenu à le donner. Il prit même le soin de faire faire sa généalogie. « Je fais faire, dit-il, une assez sotte chose, c'est ma généalogie. »

Jamais existence ne fut plus unie que celle de Montesquieu. Il n'était pas riche; mais il avait un peu plus que de l'aisance. Il administra sa fortune avec habileté et économie, et n'eut jamais d'affaires embarrassées. Sa naissance n'était pas assez grande pour en être fier, ni assez humble pour en rougir. Il avait autant de sensibilité qu'il en faut pour jouir de la vie, et ne connaissait aucune des passions qui la troublent. Dès ses premières années, il sentit un goût dominant pour l'étude. Il a dit lui-même qu'il n'avait jamais éprouvé de chagrin dont une heure de lecture sérieuse ne l'eût consolé. En lisant cela, on ne sait ce qu'on doit le plus admirer, d'une telle passion pour l'étude, ou d'une vie si heureuse. Il fut reçu conseiller au parlement de Bordeaux en 1714, et y devint président à mortier deux ans après, par la mort d'un de ses oncles qui n'ayant pas d'enfants, lui laissa sa charge et ses biens. Montesquieu, qui n'avait alors que vingt-six ou vingt-sept ans, était déjà marié. Il avait épousé, le 3 avril 1715, Mlle Jeanne de Lartigues, fille d'un lieutenant-colonel, et il eut d'elle trois enfants, un fils et deux filles. La charge de président à mortier, même dans un parlement de province, donnait alors un rang assez important, une indépendance entière, et imposait, en somme, assez peu de labeur. Cependant Montesquieu, qu'attiraient les questions générales, ne se sentait ni goût ni aptitude pour l'exercice de la magistrature, et il vendit sa charge en 1726, après l'avoir gardée seulement dix ans. Dès lors, il n'eut plus aucun devoir public à remplir, et appartint tout entier à ses chères études.

Montesquieu, à ce moment de sa vie, était déjà connu par ses ouvrages. Il avait écrit de fort bonne heure. Un traité, en forme de lettres, qu'il avait composé à l'âge de vingt ans, sur un sujet assez peu important de théologie générale, ne fut jamais imprimé. Montesquieu aimait beaucoup à écrire, et beaucoup moins

a

à être lu. Il n'était pas auteur en cela, et c'est lui-même qui l'a remarqué. Après ce premier ouvrage, il s'occupa quelque temps d'histoire naturelle. De concert avec son ami le duc de La Force, il s'efforça de transformer en société savante l'Académie des beauxarts de Bordeaux, dont il était membre. On a quelques morceaux d'histoire naturelle et de physique générale qu'il lut à cette Académie, et qui témoignent de l'esprit à la fois observateur et généralisateur qui devait l'immortaliser dans un autre genre d'études. C'est aussi à l'Académie de Bordeaux qu'il lut sa Dissertation sur la politique des Romains dans la religion. Ce morceau fut remarqué, mais non pas autant qu'il aurait dû l'être. C'était, pour Montesquieu, comme une prise de possession de ses domaines. Une fois entré par ce discours dans la philosophie de l'histoire, il ne l'abandonna plus que pour quelques compositions légères, épisodes insignifiants dans une vie si grandement occupée; et malgré la forme piquante adoptée dans le premier de ses grands ouvrages, on peut dire qu'il passa des Lettres persanes à l'Esprit des Lois, sans changer de sujet, ni d'étude, ni même, jusqu'à un certain point, de manière.

Il n'avait que trente-deux ans quand il publia les Lettres persanes. Le cadre de ce livre est emprunté du Siamois des Amusements sérieux et comiques de Dufresny; mais Dufresny n'avait écrit qu'une scène plaisante, et Montesquieu fit un roman de mœurs qui enveloppait une politique profonde sous la forme la plus brillante et la plus légère. Les Lettres persanes parvinrent du premier coup à la popularité. Tout le monde se les arrachait. Les libraires disaient aux auteurs: Faites-nous des Lettres persanes. » Montesquieu avait caché son nom. L'engouement redoubla quand on sut que ce livre si hardi dans ses jugements, si leste dans son allure, si rempli de traits d'esprit et du plus brillant esprit, qui, dans plus d'un endroit, frisait le scandale, et qui traitait avec la même liberté l'Eglise, la politique et le boudoir, était l'œuvre d'un président de cour souveraine. Les esprits d'élite seuls purent comprendre que le président avait fait œuvre de son métier, et qu'il était plus près de Machiavel que de Dufresny.

Quatre ans plus tard, Montesquieu publia le Temple de Gnide, poëme en prose qui ne manque pas d'une certaine grâce, dont quelques détails ont de la valeur, mais où il serait difficile de le retrouver. Il l'avait composé pour l'amusement de la société de Mlle de Clermont, et ne voulait pas avouer qu'il en fût l'auteur. « Je suis, disait-il, à l'égard des ouvrages que l'on m'attribue, comme Mme Fontaine-Martel était pour les ridicules; on me les donne, mais je ne les prends pas. »

Lorsqu'il eut quitté le parlement, il voulut entrer à l'Académie française, où M. de Sacy venait de laisser une place vacante; mais

le cardinal de Fleury se ressouvint alors des Lettres persanes. Il écrivit à l'Académie que le roi ne sanctionnerait pas l'élection d'un auteur qui avait offensé l'Eglise. Cette opposition inattendue consterna et irrita Montesquieu. Il n'avait pas d'ambition; mais il avait de la fierté. Il déclara qu'après l'outrage qu'on allait lui faire, il irait chercher chez les étrangers, qui lui tendaient les bras, le repos et peut-être les récompenses qu'il aurait dû attendre dans son pays. Le cardinal ne persista pas dans son opposition, puisque Montesquieu fut reçu; mais il persista dans ses préjugés, et quelque temps après, lorsque le nouvel académicien écrivit de Vienne en Autriche, pour demander de l'emploi dans la diplomatie, il feignit de ne pas l'entendre.

Voici comment Voltaire raconte, dans le Siècle de Louis XIV, l'entrée de Montesquieu à l'Académie française. « Montesquieu, dit-il, prit un tour fort adroit pour mettre le ministre dans ses intérêts. Il fit faire, en peu de jours, une nouvelle édition de son livre, dans lequel on retrancha ou on adoucit tout ce qui pouvait être condamné par un cardinal ou par un ministre. M. de Montesquieu porta lui-même l'ouvrage au cardinal, qui ne lisait guère, et qui en lut une partie cet air de confiance, soutenu par l'empressement de quelques personnes en crédit, ramena le cardinal, et Montesquieu entra à l'Académie. »

Ce trait peu honorable ne s'accorde guère avec l'irritation de Montesquieu et le propos hautain qu'on lui prête. Il s'accorde moins encore avec les sentiments de droiture et d'attachement à ses principes, dont on trouve la trace dans tous ses livres et dans toute sa vie. Montesquieu a pu et a dû même regretter certaines vivacités de pinceau dans les Lettres persanes; mais il y a loin de là à la manœuvre que Voltaire lui prête. Voltaire, qui n'aimait pas Montesquieu, a sans doute parlé légèrement. Il est aussi très-possible qu'il ait sincèrement approuvé ce tour fort adroit, comme il l'appelle, et tout le monde sait qu'il alla bien plus loin lui-même, puisqu'il n'hésita pas à communier publiquement, dans l'espoir d'être rappelé à la cour.

Une fois reçu à l'Académie française, Montesquieu entreprit de parcourir la plus grande partie de l'Europe. Il se rendit à Vienne, où il vit le prince Eugène; il visita la Hongrie. Il rencontra à Venise Law et le comte de Bonneval, deux aventuriers, dont le premier a failli avoir du génie. A Rome, il fut bien accueilli par le pape Benoît XIV, moins scrupuleux que le cardinal de Fleury. On raconte que le pape, voulant le gratifier, lui accorda spontanément, pour lui et pour sa famille, la faveur de faire gras le vendredi. Au sortir de l'audience, le cardinal qui l'accompagnait voulut se charger de lui faire délivrer sa patente. Il suivit son guide dans les bureaux, et après une heure passée dans les couloirs de la chan

cellerie, on lui remit un parchemin dûment scellé, parafé et enregistré, avec la note des frais. Montesquieu, qu'on a accusé d'être avare, était au moins économe. Il fit une réponse qui se sent du château de la Brède. « Reprenez, dit-il, ce papier. Le saint-père est honnête homme, et je m'en fie à sa parole. »

Après l'Italie, Montesquieu visita la Suisse, la Hollande et l'Angleterre. Il a jugé sévèrement ce dernier pays; mais il y est resté deux ans ; et à travers toutes ses critiques, on trouve un mot qui revient souvent, et qui, dans sa bouche, a de l'importance. « On est très-libre ici.» dit-il. Les mœurs de l'Angleterre pouvaient lui déplaire, mais non sa constitution et ses lois. Il était membre de la Société royale de Londres, et reçu à la cour avec considération.

De retour dans son pays, il partagea son temps entre Paris et la Brède; et publia en 1734 ses Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, le plus accompli, sinon le plus important de ses ouvrages. Jamais le sens de l'histoire n'avait été saisi avec cette profondeur, et rendu avec cette précision. L'effet produit fut immense. Montesquieu n'en sentit que plus d'ardeur pour travailler à l'Esprit des Lois, qui l'occupait déjà depuis six ans, et dont son Traité sur l'histoire romaine n'était, pour ainsi dire, qu'un chapitre détaché. Il y travailla quatorze ans encore; enfin toute cette érudition accumulée, toutes ces observations sur les hommes et les choses s'organisèrent dans son esprit, se développèrent dans un ordre lumineux, et il fut en état d'écrire un livre où toute la politique est résumée, expliquée, jugée, et où l'histoire entière sert à la fois d'origine et de preuve à la philosophie. Il envoya son manuscrit, avant de le publier, à Helvétius. Helvétius, qui a fait une mauvaise philosophie, ne manquait ni de pénétration ni de vues, et passait avec raison pour un esprit supérieur. Il eut la chance de lire l'Esprit des Lois le premier de son siècle, et le malheur d'en être alarmé pour la réputation de Montesquieu. Il n'osa pas d'abord le lui écrire; il lui demanda seulement la permission de communiquer le manuscrit à Saurin, leur ami commun l'auteur de Beverley et de Spartacus, collègue de Montesquieu à l'Académie française. Saurin fut de l'avis d'Helvétius. Ils crurent que l'auteur des Lettres persanes était perdu, et qu'on ne verrait plus en lui qu'un gentilhomme, un homme de robe et un bel esprit : « Voilà, disait Helvétius, ce qui m'afflige pour lui et pour l'humanité, qu'il aurait pu mieux servir.» « Il fut convenu entre les deux amis, dit un biographe de Montesquieu (M. Walkenaer), qu'Helvétius écrirait à Montesquieu, pour lui rendre compte de ce qu'ils avaient éprouvé à la lecture de son manuscrit, pour l'engager à le revoir et à ne pas le publier dans l'état informe où il se trouvait. Saurin craignit que Montesquieu ne fût offensé; mais Helvétius s'empressa de rassurer Saurin en ces termes : « Soyez tranquille,

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