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l'action qui lui étoit propre. Cela étoit nécessaire dans leur manière de juger: il falloit fixer l'état de la question, pour que le peuple l'eût toujours devant les yeux. Autrement, dans le cours d'une grande affaire, cet état de la question changeroit continuellement, et on ne le reconnoîtroit plus.

De là il suivoit que les juges, chez les Romains, n'accordoient que la demande précise, sans rien augmenter, diminuer, ni modifier. Mais les préteurs imaginèrent d'autres formules d'actions qu'on appela de bonne foi1, où la manière de prononcer étoit plus dans la disposition du juge. Ceci étoit plus conforme à l'esprit de la monarchie. Aussi les jurisconsultes françois disent-ils : « En France2, toutes les actions sont de bonne foi. »

CHAP. V.

· Dans quels gouvernemens le souverain peut

étre juge.

Machiavel3 attribue la perte de la liberté de Florence à ce que le peuple ne jugeoit pas en corps, comme à Rome, des crimes de lèsemajesté commis contre lui. Il y avoit pour cela huit juges établis. « Mais, dit Machiavel, peu sont corrompus par peu. >> J'adopterois bien la maxime de ce grand homme; mais comme dans ces cas l'intérêt politique force pour ainsi dire l'intérêt civil (car c'est toujours un inconvénient que le peuple juge lui-même ses offenses), il faut, pour y remédier, que les lois pourvoient, autant qu'il est en elles, à la sûreté des particuliers.

Dans cette idée, les législateurs de Rome firent deux choses : ils permirent aux accusés de s'exiler' avant le jugement ; et ils voulurent que les biens des condamnés fussent consacrés pour que le peuple n'en eût pas la confiscation. On verra dans le livre XI les autres limitations que l'on mit à la puissance que le peuple avoit de juger.

Solon sut bien prévenir l'abus que le peuple pourroit faire de sa puissance dans le jugement des crimes: il voulut que l'aréopage revit l'affaire; que, s'il croyoit l'accusé injustement absous, il l'accusât de nouveau devant le peuple; que, s'il le croyoit injustement

1. Dans lesquelles on mettoit ces mots : Ex bona fide.

2. On y condamne aux dépens celui-là même à qui on demande plus qu'il ne doit, s'il n'a offert et consigné ce qu'il doit.

3. Discours sur la première décade de Tite Live, liv. I, chap. vII.

4. Cela est bien expliqué dans l'oraison de Cicéron Pro Cœcinna, à la fin, $ 100.

6. C'était une loi d'Athènes, comme il paraît par Démosthènes; Socrate refusa de s'en servir.

6. Démosthènes, Sur la couronne, p. 494, édition de Francfort, de l'an 1604.

condamné, il arrêtât l'exécution, et lui fît rejuger l'affaire : loi admirable, qui soumettoit le peuple à la censure de la magistrature qu'il respectoit le plus, et à la sienne même!

Il sera bon de mettre quelque lenteur dans des affaires pareilles, surtout du moment que l'accusé sera prisonnier, afin que le peuple puisse se calmer et juger de sang-froid.

Dans les États despotiques, le prince peut juger lui-même. Il ne le peut dans les monarchies : la constitution seroit détruite; les pouvoirs intermédiaires dépendans, anéantis; on verroit cesser toutes les formalités des jugemens; la crainte s'empareroit de tous les esprits; on verroit la pàleur sur tous les visages; plus de confiance, plus d'honneur, plus d'amour, plus de sûreté, plus de monarchie. Voici d'autres réflexions. Dans les Etats monarchiques, le prince est la partie qui poursuit les accusés, et les fait punir ou absoudre : s'il jugeoit lui-même, il seroit le juge et la partie.

Dans ces mêmes États, le prince a souvent les confiscations: s'il jugeoit les crimes, il seroit encore le juge et la partie.

De plus, il perdroit le plus bel attribut de sa souveraineté, qui est celui de faire grâce2: il seroit insensé qu'il fît et défit ses jugemens; il ne voudroit pas être en contradiction avec lui-même. Outre que cela confondroit toutes les idées, on ne sauroit si un homme seroit absous, ou s'il recevroit sa grâce.

Lorsque Louis XIII voulut être juge dans le procès du duc de La Vallette3, et qu'il appela pour cela dans son cabinet quelques officiers du parlement et quelques conseillers d'État, le roi les ayant forcés d'opiner sur le décret de prise de corps, le président de Bellièvre dit : « Qu'il voyoit dans cette affaire une chose étrange, un prince opiner au procès d'un de ses sujets; que les rois ne s'étoient réservé que les grâces, et qu'ils renvoyoient les condamnations vers leurs officiers. Et Votre Majesté voudroit bien voir sur la sellette un homme devant elle, qui, par son jugement, iroit dans une heure à la mort! Que la face du prince, qui porte les grâces, ne peut soutenir cela; que sa vue seule levoit les interdits des églises; qu'on ne devoit sortir que content de devant le prince. » Lorsqu'on jugea le fond, le même président dit, dans son avis: « Cela est un jugement sans exemple, voire contre tous les exemples du passé jusqu'à huy, qu'un roi de France ait condamné en qualité de juge, par son avis, un gentilhomme à mort. »

4. Voy. Philostrate, Vies des Sophistes, liv. I; Vie d'Eschines.

2. Platon ne pense pas que les rois, qui sont, dit-il, prêtres, puissent assister au jugement où l'on condamne à la mort, à l'exil, à la prison. (Lettre vIII.)

3. Voy. la relation du procès fait à M. le duc de La Vallette. Elle est imprimée dans les Mémoires de Montrésor, t. II, p. 62.

4. Cela fut changé dans la suite. Voy. la même relation, t. II, p. 236.

Les jugemens rendus par le prince seroient une source intarissable d'injustices et d'abus; les courtisans extorqueroient, par leur importunité, ses jugemens. Quelques empereurs romains eurent la fureur de juger nuls règnes n'étonnèrent plus l'univers par leurs injustices.

« Claude, dit Tacite ', ayant attiré à lui le jugement des affaires et les fonctions des magistrats, donna occasion à toutes sortes de rapines. » Aussi Néron, parvenant à l'empire après Claude, voulant se concilier les esprits, déclara-t-il : « Qu'il se garderoit bien d'être le juge de toutes les affaires, pour que les accusateurs et les accusés, dans les murs d'un palais, ne fussent pas exposés à l'inique pouvoir de quelques affranchis2. >>

« Sous le règne d'Arcadius, dit Zosime3, la nation des calomniateurs se répandit, entoura la cour et l'infecta. Lorsqu'un homme étoit mort, on supposoit qu'il n'avoit point laissé d'enfans'; on donnoit ses biens par un rescrit. Car, comme le prince étoit étrangement stupide, et l'impératrice entreprenante à l'excès, elle servoit l'insatiable avarice de ses domestiques et de ses confidentes; de sorte que, pour les gens modérés, il n'y avoit rien de plus désirable que la mort. »

« Il y avoit autrefois, dit Procope, fort peu de gens à la cour; mais, sous Justinien, comme les juges n'avoient plus la liberté de rendre justice, leurs tribunaux étoient déserts, tandis que le palais du prince retentissoit des clameurs des parties qui sollicitoient leurs affaires. Tout le monde sait comment on y vendoit les jugemens, et même les lois.

Les lois sont les yeux du prince, il voit par elles ce qu'il ne pourroit pas voir sans elles. Veut-il faire la fonction des tribunaux, il travaille non pas pour lui, mais pour ses séducteurs contre lui.

CHAP. VI.

Que, dans la monarchie, les ministres ne doivent pas juger.

C'est encore un grand inconvénient dans la monarchie que les ministres du prince jugent eux-mêmes les affaires contentieuses. Nous voyons encore aujourd'hui des États où il y a des juges sans nombre pour décider les affaires fiscales, et où les ministres, qui le croiroit! veulent encore les juger. Les réflexions viennent en foule : je ne ferai que celle-ci.

Il y a, par la nature des choses, une espèce de contradiction entre le conseil du monarque et ses tribunaux. Le consei! des rois doit

1. Annal., liv. XI. 2. Ibid., liv. XIII, chap. IV.
4. Même désordre sous Théodose le Jeune.
5. Histoire secrète.

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être composé de peu de personnes; et les tribunaux de judicaturë en demandent beaucoup. La raison en est que, dans le premier, on doit prendre les affaires avec une certaine passion, et les suivre de même; ce qu'on ne peut guère espérer que de quatre ou cinq hommes qui en font leur affaire. Il faut, au contraire, des tribunaux de judicature de sang-froid, et à qui toutes les affaires soient en quelque façon indifférentes.

CHAP. VII. Du magistrat unique.

Un tel magistrat ne peut avoir lieu que dans le gouvernement despotique. On voit dans l'histoire romaine à quel point un juge unique peut abuser de son pouvoir. Comment Appius, sur son tribunal, n'auroit-il pas méprisé les lois, puisqu'il viola même celle qu'il avoit faite1? Tite Live nous apprend l'inique distinction du décemvir. Il avoit aposté un homme qui réclamoit devant lui Virginie comme son esclave: les parens de Virginie lui demandèrent qu'en vertu de sa loi on la leur remît jusqu'au jugement définitif. Il déclara que sa loi n'avoit été faite qu'en faveur du père, et que, Virginius étant absent, elle ne pouvoit avoir d'application 2.

CHAP. VIII. Des accusations dans les divers gouvernemens.

A Rome 3, il étoit permis à un citoyen d'en accuser un autre. Cela étoit établi selon l'esprit de la république, où chaque citoyen doit avoir pour le bien public un zèle sans bornes, où chaque citoyen est censé tenir tous les droits de la patrie dans ses mains. On suivit sous les empereurs les maximes de la république; et d'abord on vit paroître un genre d'hommes funestes, une troupe de délateurs. Quiconque avoit bien des vices et bien des talens, une âme bien basse et un esprit ambitieux, cherchoit un criminel, dont la condamnation put plaire au prince : c'étoit la voie pour aller aux honneurs et à la fortune', chose que nous ne voyons point parmi

nous.

Nous avons aujourd'hui une loi admirable; c'est celle qui veut que le prince, établi pour faire exécuter les lois, prépose un officier dans chaque tribunal pour poursuivre en son nom tous les crimes; de sorte que la fonction des délateurs est inconnue parmi

4. Voy. la loi 2, S 24, ff. De orig. jur.

2. « Quod pater puellæ abesset, locum injuriæ esse ratus.» (Tite Live, décade I, liv. III, § 44.)

3. Et dans bien d'autres cités.

4. Voy. dans Tacite les récompenses accordées à ces délateurs. (Ann., Jiv. IV, chap. xxx.)

nous, et, si ce vengeur public étoit soupçonné d'abuser de son ministère, on l'obligeroit de nommer sen dénonciateur.

Dans les Lois de Platon', ceux qui négligent d'avertir les magistrats, ou de leur donner du secours, doivent être punis. Cela ne conviendroit point aujourd'hui. La partie publique veille pour les citoyens; elle agit, et ils sont tranquilles.

CHAP. IX..

De la sévérité des peines dans les divers
gouvernemens.

La sévérité des peines convient mieux au gouvernement despotique, dont le principe est la terreur, qu'à la monarchie et à la république, qui ont pour ressort l'honneur et la vertu.

Dans les Etats modérés, l'amour de la patrie, la honte et la crainte du blâme, sont des motifs réprimans, qui peuvent arrêter bien des crimes. La plus grande peine d'une mauvaise action sera d'en être convaincu. Les lois civiles y corrigeront donc plus aisément, et n'auront pas besoin de tant de force.

Dans ces Etats, un bon législateur s'attachera moins à punir les crimes qu'à les prévenir; il s'appliquera plus à donner des mœurs qu'à infliger des supplices.

C'est une remarque perpétuelle des auteurs chinois', que plus dans leur empire on voyoit augmenter les supplices, plus la révolution étoit prochaine. C'est qu'on augmentoit les supplices à mesure qu'on manquoit de mœurs.

Il seroit aisé de prouver que, dans tous ou presque tous les États d'Europe, les peines ont diminué ou augmenté à mesure qu'on s'est plus approché ou plus éloigné de la liberté.

Dans les pays despotiques, on est si malheureux que l'on y craint plus la mort qu'on ne regrette la vie : les supplices y doivent donc être plus rigoureux. Dans les États modérés, on craint plus de perdre la vie qu'on ne redoute la mort en elle-même : les supplices qui ôtent simplement la vie y sont donc suffisans.

Les hommes extrêmement heureux et les hommes extrêmement malheureux sont également portés à la dureté témoin les moines et les conquérans. Il n'y a que la médiocrité et le mélange de la bonne et de la mauvaise fortune qui donnent de la douceur et de la pitié.

Ce que l'on voit dans les hommes en particulier se trouve dans les diverses nations. Chez les peuples sauvages, qui mènent une vie très-dure, et chez les peuples des gouvernemens despotiques,

4. Liv. IX.

2. Je ferai voir dans la suite que la Chine, à cet égard, est dans le cas d'une république ou d'une monarchie.

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