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Mais Charles le Chauve fit un règlement général, qui affecta également et les grands offices et les fiefs: il établit, dans ses capitulaires, que les comtés seroient données aux enfans du comte; et il voulut que ce règlement eût encore lieu pour les fiefs '.

On verra tout à l'heure que ce règlement reçut une plus grande extension de sorte que les grands offices et les fiefs passèrent à des parens plus éloignés. Il suivit de là que la plupart des seigneurs, qui relevoient immédiatement de la couronne, n'en relevèrent plus que médiatement. Ces comtes qui rendoient autrefois la justice dans les plaids du roi, ces comtes qui menoient les hommes libres à la guerre, se trouvèrent entre le roi et ses hommes libres ; et la puissance se trouva encore reculée d'un degré.

Il y a plus : il paroît par les capitulaires que les comtes avoient des bénéfices attachés à leurs comtés, et des vassaux sous eux2. Quand les comtés furent héréditaires, ces vassaux du comte ne furent plus les vassaux immédiats du roi; les bénéfices attachés aux comtés ne furent plus les bénéfices du roi; les comtes devinrent plus puissans, parce que les vassaux qu'ils avoient déjà les mirent en état de s'en procurer d'autres.

Pour bien sentir l'affoiblissement qui en résulta à la fin de la seconde race, il n'y a qu'à voir ce qui arriva au commencement de la troisième, où la multiplication des arrière-fiefs mit les grands vassaux au désespoir.

C'étoit une coutume du royaume, que, quand les aînés avoient donné des partages à leurs cadets, ceux-ci en faisoient hommage à l'aîné3 de manière que le seigneur dominant ne les tenoit plus qu'en arrière-fief. Philippe Auguste, le duc de Bourgogne, les comtes de Nevers, de Boulogne, de Saint-Paul, de Dampierre, et autres seigneurs, déclarèrent que dorénavant, soit que le fief fût divisé par succession ou autrement, le tout relèveroit toujours du même seigneur, sans aucun seigneur moyen". Cette ordonnance ne fut pas généralement suivie; car, comme j'ai dit ailleurs, il étoit impossible de faire, dans ces temps-là, des ordonnances générales; mais plusieurs de nos coutumes se réglèrent là-dessus.

4. Voy. son capitulaire de l'an 877, tit. LM, art. 9 et 10, apud Carisiacum. Ce capitulaire se rapporte à un autre de la même année et du même lieu, art. 3.

2. Le capitulaire 3 de l'an 812, art. 7; et celui de l'an 845, art. 6, sur les Espagnols; le recueil des Capitulaires, liv. V, art. 228; et le capitulaire de l'an 869, art. 2; et celui de l'an 877, art. 13, édit. de Baluze.

3. Comme il paroît par Othon de Frissingue, Des gestes de Frédéric, liv. II, chap. xxix.

4. Voy. l'ordonnance de Philippe Auguste, de l'an 1209, dans le nouveau recueil.

CHAP. XXIX.

· De la nature des fiefs, depuis le règne de
Charles le Chauve.

J'ai dit que Charles le Chauve voulut que, quand le possesseur d'un grand office ou d'un fief laisseroit en mourant un fils, l'office ou le fief lui fût donné. Il seroit difficile de suivre le progrès des abus qui en résultèrent, et de l'extension qu'on donna à cette loi dans chaque pays. Je trouve, dans les livres des fiefs', qu'au commencement du règne de l'empereur Conrad II, les fiefs, dans les pays de sa domination, ne passoient point aux petits-fils; ils passoient seulement à celui des enfans du dernier possesseur que le seigneur avoit choisi1: ainsi les fiefs furent donnés par une espèce d'élection que le seigneur fit entre ses enfans.

J'ai expliqué, au chapitre XVII de ce livre, comment, dans la seconde race, la couronne se trouvoit à certains égards élective, et à certains égards héréditaire. Elle étoit héréditaire, parce qu'on prenoit toujours les rois dans cette race; elle l'étoit encore, parce que les enfans succédoient; elle étoit élective, parce que le peuple choisissoit entre les enfans. Comme les choses vont toujours de proche en proche, et qu'une loi politique a toujours du rapport à une autre loi politique, on suivit pour la succession des fiefs le même esprit que l'on avoit suivi pour la succession à la couronne3. Ainsi les fiefs passèrent aux enfans, et par droit de succession et par droit d'élection; et chaque fief se trouva, comme la couronne, électif et héréditaire.

Ce droit d'élection, dans la personne du seigneur, ne subsistoit pas du temps des auteurs des livres des fiefs', c'est-à-dire sous le règne de l'empereur Frédéric Ier.

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Il est dit, dans les livres des fiefs', que, quand l'empereur Conrad partit pour Rome, les fidèles qui étoient à son service lui demandèrent de faire une loi pour que les fiefs qui passoient aux enfans passassent aussi aux petits-enfans; et que celui dont le frère étoit mort sans héritiers légitimes pût succéder au fief qui avoit appartenu à leur père commun: cela fut accordé.

4. Liv. I, tit. 1.

2. Sic progressum est, ut ad filios deveniret in quem dominus hoc « vellet beneficium confirmare. » (Ibid.)

3. Au moins en Italie et en Allemagne.

4. « Quod hodie ita stabilitum est, ut ad omnes æqualiter veniat. » (Liv. I des fiefs, tit. 1.)

5. Gerardus Niger, et Aubertus de Orto.

6. Liv. I des fiefs, tit. 1.

On y ajoute (et il faut se souvenir que ceux qui parlent vivoient du temps de l'empereur Frédéric Ier 1) « que les anciens jurisconsultes avoient toujours tenu que la succession des fiefs, en ligne collatérale, ne passoit point au delà des frères germains, quoique, dans des temps modernes, on l'eût portée jusqu'au septième degré, comme, par le droit nouveau, on l'avoit portée en ligne directe jusqu'à l'infini'. » C'est ainsi que la loi de Conrad reçut peu à peu des extensions.

Toutes ces choses supposées, la simple lecture de l'histoire de France fera voir que la perpétuité des fiefs s'établit plus tôt en France qu'en Allemagne. Lorsque l'empereur Conrad II commença à régner en 1024, les choses se trouvèrent encore en Allemagne comme elles étoient déjà en France sous le règne de Charles le Chauve, qui mourut en 877. Mais en France, depuis le règne de Charles le Chauve, il se fit de tels changemens que Charles le Simple se trouva hors d'état de disputer à une maison étrangère ses droits incontestables à l'empire; et qu'enfin, du temps de Hugues Capet, la maison régnante, dépouillée de tous ses domaines, ne put pas même soutenir la couronne.

La foiblesse d'esprit de Charles le Chauve mit en France une égale foiblesse dans l'Etat. Mais comme Louis le Germanique son frère, et quelques-uns de ceux qui lui succédèrent, eurent de plus grandes qualités, la force de leur État se soutint plus longtemps.

Que dis-je? Peut-être que l'humeur flegmatique, et, si j'ose le dire, l'immutabilité de l'esprit de la nation allemande, résista plus longtemps que celui de la nation françoise à cette disposition des choses, qui faisoit que les fiefs, comme par une tendance naturelle, se perpétuoient dans les familles.

J'ajoute que le royaume d'Allemagne ne fut pas dévasté, et, pour ainsi dire, anéanti, comme le fut celui de France, par ce genre particulier de guerre que lui firent les Normands et les Sarrasins. Il y avoit moins de richesses en Allemagne, moins de villes à saccager, moins de côtes à parcourir, plus de marais à franchir, plus de forêts à pénétrer. Les princes, qui ne virent pas à chaque instant l'État prêt à tomber, eurent moins besoin de leurs vassaux, c'est-à-dire en dépendirent moins. Et il y a apparence que, si les empereurs d'Allemagne n'avoient été obligés de s'aller faire couronner à Rome, et de faire des expéditions continuelles en Italie, les fiefs auroient conservé plus longtemps chez eux leur nature primitive.

4. Cujas l'a très-bien prouvé.

2. Liv. I des fiefs, tit. 1.

CHAP. XXXI.

Comment l'empire sortit de la maison de
Charlemagne.

L'empire qui, au préjudice de la branche de Charles le Chauve, avoit déjà été donné aux bâtards de celle de Louis le Germanique', passa encore dans une maison étrangère, par l'élection de Conrad, duc de Franconie, l'an 912. La branche qui régnoit en France, et qui pouvoit peine disputer des villages, étoit encore moins en état de disputer l'empire. Nous avons un accord passé entre Charles le Simple et l'empereur Henri Ier, qui avoit succédé à Conrad. On l'appelle le pacte de Bonn2. Les deux princes se rendirent dans un navire qu'on avoit placé au milieu du Rhin, et se jurèrent une amitié éternelle. On employa un mezzo termine assez bon. Charles prit le titre de roi de la France occidentale, et Henri celui de roi de la France orientale. Charles contracta avec le roi de Germanie, et non avec l'empereur.

CHAP. XXXII.

Comment la couronne de France passa dans la maison de Hugues Capet.

L'hérédité des fiefs et l'établissement général des arrière-fiefs éteignirent le gouvernement politique, et formèrent le gouvernement féodal. Au lieu de cette multitude innombrable de vassaux que les rois avoient eus, ils n'en eurent plus que quelques-uns, dont les autres dépendirent. Les rois n'eurent presque plus d'autorité directe un pouvoir qui devoit passer par tant d'autres pouvoirs, et par de si grands pouvoirs, s'arrêta ou se perdit avant d'arriver à son terme. De si grands vassaux n'obéirent plus; et ils se servirent même de leurs arrière-vassaux pour ne plus obéir. Les rois, privés de leurs domaines, réduits aux villes de Reims et de Laon, restèrent à leur merci. L'arbre étendit trop loin ses branches, et la tête se sécha. Le royaume se trouva sans domaine, comme est aujourd'hui l'empire. On donna la couronne à un des plus puissans vassaux.

Les Normands ravageoient le royaume : ils venoient sur des espèces de radeaux ou de petits bâtimens, entroient par l'embouchure des rivières, les remontoient, et dévastoient le pays des deux côtés. Les villes d'Orléans et de Paris arrêtoient ces brigands; et ils ne pouvoient avancer ni sur la Seine ni sur la Loire. Hugues Capet,

4. Arnoul et son fils Louis IV.

2. De l'an 926, rapporté par Aubert Le Mire, cod. Donationum piarum, chap. xxvii.

3. Voy. le capitulaire de Charles le Chauve, de l'an 877, apud Carisiacum, sur l'importance de Paris, de Saint-Denis, et des châteaux sur la Loire, dans ces temps-là.

qui possédoit ces deux villes, tenoit dans ses mains les deux clefs des malheureux restes du royaume : on lui déféra une couronne qu'il étoit seul en état de défendre. C'est ainsi que depuis on a donné l'empire à la maison qui tient immobiles les frontières des Turcs.

L'empire étoit sorti de la maison de Charlemagne dans le temps que l'hérédité des fiefs ne s'établissoit que comme une condescendance. Elle fut même plus tard en usage chez les Allemands que chez les François cela fit que l'empire, considéré comme un fief, fut électif. Au contraire, quand la couronne de France sortit de la maison de Charlemagne, les fiefs étoient réellement héréditaires dans ce royaume; la couronne, comme un grand fief, le fut aussi.

Du reste, on a eu grand tort de rejeter sur le moment de cette révolution tous les changemens qui étoient arrivés, ou qui arrivèrent depuis. Tout se réduisit à deux événemens: la famille régnante changea, et la couronne fut unie à un grand fief.

CHAP. XXXIII.

Quelques conséquences de la perpétuité des fiefs.

Il suivit de la perpétuité des fiefs que le droit d'aînesse et de primogéniture s'établit parmi les François. On ne le connoissoit point dans la première race2: la couronne se partageoit entre les frères; les alleux se divisoient de même; et les fiefs, amovibles ou à vie, n'étant pas un objet de succession, ne pouvoient pas être un objet de partage.

Dans la seconde race, le titre d'empereur qu'avoit Louis le Débonnaire, et dont il honora Lothaire son fils aîné, lui fit imaginer de donner à ce prince une espèce de primauté sur ses cadets. Les deux rois devoient aller trouver l'empereur chaque année, lui porter des présens, et en recevoir de lui de plus grands; ils devoient conférer avec lui sur les affaires communes. C'est ce qui donna à Lothaire ces prétentions qui lui réussirent si mal. Quand Agobard écrivit pour ce prince, il allégua la disposition de l'empereur même, qui avoit associé Lothaire à l'empire, après que, par trois jours de jeûne et par la célébration des saints sacrifices, par des prières et des aumônes, Dieu avoit été consulté; que la nation lui avoit prêté serment; qu'elle ne pouvoit point se parju

4. Voy. ci-dessus le chap. xxx.

2. Voy. la Loi salique et la Loi des Ripuaires, au tit. Des alleux. 3. Voy. le capitulaire de l'an 817, qui contient le premier partage que Louis le Débonnaire fit entre ses enfans.

4. Voy. ses deux lettres à ce sujet, dont l'une a pour titre De divisione imperii.

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