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Cependant ces partages avoient été confirmés tour à tour par ses sermens, ceux de ses enfans, et ceux des seigneurs. C'étoit vouloir tenter la fidélité de ses sujets; c'étoit chercher à mettre de la confusion, des scrupules et des équivoques dans l'obéissance; c'étoit confondre les droits divers des princes, dans un temps surtout où, les forteresses étant rares, le premier rempart de l'autorité étoit la foi promise et la foi reçue.

Les enfans de l'empereur, pour maintenir leurs partages, sollicitèrent le clergé, et lui donnèrent des droits inouïs jusqu'alors. Ces droits étoient spécieux; on faisoit entrer le clergé en garantie d'une chose qu'on avoit voulu qu'il autorisât. Agobard représenta à Louis le Débonnaire qu'il avoit envoyé Lothaire à Rome pour le faire déclarer empereur; qu'il avoit fait des partages à ses enfans, après avoir consulté le ciel par trois jours de jeûnes et de prières'. Que pouvoit faire un prince superstitieux, attaqué d'ailleurs par la superstition même ? On sent quel échec l'autorité souveraine reçut deux fois par la prison de ce prince et sa pénitence publique. On avoit voulu dégrader le roi, on dégrada la royauté.

On a d'abord de la peine à comprendre comment un prince qui avoit plusieurs bonnes qualités, qni ne manquoit pas de lumières, qui aimoit naturellement le bien, et, pour tout dire enfin, le fils de Charlemagne, pût avoir des ennemis si nombreux, si violens, irréconciliables, si ardens à l'offenser, si insolens dans son humiliation, si déterminés à le perdre2; et ils l'auroient perdu deux fois sans retour, si ses enfans, dans le fond plus honnêtes gens qu'eux, eussent pu suivre un projet et convenir de quelque chose.

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La force que Charlemagne avoit mise dans la nation subsista assez sous Louis le Débonnaire, pour que l'État pût se maintenir dans sa grandeur, et être respecté des étrangers. Le prince avoit l'esprit foible, mais la nation étoit guerrière. L'autorité se perdoit au dedans, sans que la puissance parût diminuer au dehors.

Charles Martel, Pépin et Charlemagne gouvernèrent l'un après l'autre la monarchie. Le premier flatta l'avarice des gens de guerre; les deux autres, celle du clergé, Louis le Débonnaire mécontenta tous les deux.

Dans la constitution françoise, le roi, la noblesse et le clergé avoient dans leurs mains toute la puissance de l'Etat. Charles Mar

4. Voy. ses lettres.

2. Voy. le procès-verbal de sa dégradation, dans le recueil de Duchesne, t. II, p. 331. Voy. aussi sa Vie, écrite par Tégan. « Tanto enim odio laborabat, ut tæderet eos vita ipsius,» dit l'auteur incertain, dans Duchesne, t. II, p. 307.

tel, Pépin et Charlemagne se joignirent quelquefois d'intérêts avec l'une des deux parties pour contenir l'autre, et presque toujours avec toutes les deux; mais Louis le Débonnaire détacha de lui l'un et l'autre de ces corps. Il indisposa les évêques par des règlemens qui leur parurent rigides, parce qu'il alloit plus loin qu'ils ne vouloient aller eux-mêmes. Il y a de très-bonnes lois faites mal à propos. Les évêques accoutumés dans ces temps-là à aller à la guerre contre les Sarrasins et les Saxons, étoient bien éloignés de l'esprit monastique'. D'un autre côté, ayant perdu toute sorte de confiance pour sa noblesse, il éleva des gens de néant'. Il la priva de ses emplois, la renvoya du palais, appela des étrangers3. Il s'étoit séparé de ces deux corps, il en fut abandonné.

CHAP. XXII. Continuation du même sujet.

Mais ce qui affoiblit surtout la monarchie, c'est que ce prince en dissipa les domaines. C'est ici que Nitard, un des plus judicieux historiens que nous ayons; Nitard, petit-fils de Charlemagne, qui étoit attaché au parti de Louis le Débonnaire, et qui écrivoit l'histoire par ordre de Charles le Chauve, doit être écouté.

Il dit « qu'un certain Adelhard avoit eu pendant un temps un tei empire sur l'esprit de l'empereur, que ce prince suivoit sa volonté en toutes choses; qu'à l'instigation de ce favori, il avoit donné les biens fiscaux à tous ceux qui en avoient voulu, et par là avoit anéanti la république. » Ainsi, il fit dans tout l'empire ce que j'ai dit qu'il avoit fait en Aquitaine': chose que Charlemagne répara, et que personne ne répara plus.

4. « Pour lors les évêques et les clercs commencèrent à quitter les ceintures et les baudriers d'or, les couteaux enrichis de pierreries qui y étoient suspendus, les habillemens d'un goût exquis, les éperons, dont la richesse accabloit leurs talons. Mais l'ennemi du genre humain ne souffrit point une telle dévotion, qui souleva contre elle les ecclésiastiques de tous les ordres, et se fit à elle-même la guerre. » (L'auteur incertain de la Vie de Louis le Débonnaire, dans le recueil de Duchesne, t. II, p. 298.)

2. Tégan dit que ce qui se faisoit très-rarement sous Charlemagne se fit communément sous Louis.

3. Voulant contenir la noblesse, il prit pour chambrier un certain Bénard, qui acheva de la désespérer.

4. « Villas regias, quæ erant sui et avi et tritavi, fidelibus suis tradidit eas in possessiones sempiternas fecit enim hoc diu tempore. » (Tégan, De gestis Ludovici Pii.)

5. Hinc libertates, hinc publica in propriis usibus distribuere sua<< sit. » (Nitard, liv. IV, à la fin.)

6. Rempublicam penitus annullavit. » (Ibid.)

7. Voy. le liv. XXX, chap. xш.

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L'Etat fut mis dans cet épuisement où Charles Martel le trouva lorqu'il parvint à la mairerie; et l'on étoit dans ces circonstances, qu'il n'étoit plus question d'un coup d'autorité pour le rétablir.

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Le fisc se trouva si pauvre, que sous Charles le Chauve on ne maintenoit personne dans les honneurs, on n'accordoit la sûreté à personne que pour de l'argent': quand on pouvoit détruire les Normands, on les laissoit échapper pour de l'argent2; et le premier conseil qu'Hincmar donne à Louis le Bègue, c'est de demander dans 'une assemblée de quoi soutenir les dépenses de sa maison.

CHAP. XXIII. - Continuation du même sujet.

Le clergé eut sujet de se repentir de la protection qu'il avoit accordée aux enfans de Louis le Débonnaire. Ce prince, comme j'ai dit, n'avoit jamais donné de préceptions des biens de l'Église aux laïques3; mais bientôt Lothaire en Italie, et Pépin en Aquitaine, quittèrent le plan de Charlemagne, et reprirent celui de Charles Martel. Les ecclésiastiques eurent recours à l'empereur contre ses enfans; mais ils avoient affoibli eux-mêmes l'autorité qu'ils réclamoient. En Aquitaine, on eut quelque condescendance; en Italie, on n'obéit pas.

Les guerres civiles, qui avoient troublé la vie de Louis le Débonnaire, furent le germe de celles qui suivirent sa mort. Les trois frères, Lothaire, Louis et Charles, cherchèrent chacun de leur côté, à attirer les grands dans leur parti, et à se faire des créatures. Ils donnèrent à ceux qui voulurent les suivre des préceptions des biens de l'Église; et, pour gagner la noblesse, ils lui livrèrent le clergé.

On voit, dans les capitulaires, que ces princes furent obligés de céder à l'importunité des demandes, et qu'on leur arracha souvent ce qu'ils n'auroient pas voulu donner'; on y voit que le clergé se croyoit plus opprimé par la noblesse que par les rois. Il paroît encore que Charles le Chauve fut celui qui attaqua le plus le patri

1. Hincmar, lett. 1 à Louis le Bègue.

2. Voy. le fragment de la Chronique du monastère de Saint-Serge d'Angers, dans Duchesne, t. II, p. 404.

3. Voy. ce que disent les évêques dans le synode de l'an 845, apud Teudonis villam, art. 4.

4. Voy. le synode de l'an 845, apud Teudonis villam, art. 3 et 4, qui décrit très-bien l'état des choses; aussi bien que celui de la même année, tenu au palais de Vernes, art. 12; et le synode de Beauvais, encore de la même année, art. 3, 4 et 6; et le capitulaire in villa Sparnaco, de l'an 846, art. 20; et la lettre que les évêques assemblés à Reims écrivirent, l'an 858, à Louis le Germanique, art. 8.

moine du clergé', soit qu'il fût le plus irrité contre lui, parce qu'il avoit dégradé son père à son occasion, soit qu'il fût le plus timide. Quoi qu'il en soit, on voit dans les capitulaires des querelles continuelles entre le clergé qui demandoit ses biens, et la noblesse qui refusoit, qui éludoit, ou qui différoit de les rendre, et les rois entre deux 2.

C'est un spectacle digne de pitié, de voir l'état des choses en ces temps-là. Pendant que Louis le Débonnaire faisoit aux églises des dons immenses de ses domaines, ses enfans distribuoient les biens du clergé aux laïques. Souvent la même main qui fondoit des abbayes nouvelles dépouilloit les anciennes. Le clergé n'avoit point un état fixe. On lui ôtoit: il regagnoit; mais la couronne perdoit toujours.

Vers la fin du règne de Charles le Chauve, et depuis ce règne, il ne fut plus guère question des démêlés du clergé et des laïques sur la restitution des biens de l'Église. Les évêques jetèrent bien encore quelques soupirs dans leurs remontrances à Charles le Chauve, que l'on trouve dans le capitulaire de l'an 856, et dans la lettre qu'ils écrivirent à Louis le Germanique, l'an 8583; mais ils proposoient des choses, et ils réclamoient des promesses tant de fois éludées, que l'on voit qu'ils n'avoient aucune espérance de les obtenir.

Il ne fut plus question que de réparer en général les torts faits dans l'Église et dans l'Etat. Les rois s'engageoient de ne point ôter aux leudes leurs hommes libres, et de ne plus donner les biens ecclésiastiques par des préceptions: de sorte que le clergé et la noblesse parurent s'unir d'intérêts.

1. Voy. le capitulaire in villa Sparnaco, de l'an 846. La noblesse avoit irrité le roi contre les évêques : de sorte qu'il les chassa de l'assemblée; on choisit quelques canons des synodes, et on leur déclara que ce seroient les seuls qu'on observeroit; on ne leur accorda que ce qu'il étoit impossible de leur refuser. Voy. les art. 20, 21 et 22. Voy. aussi la lettre que les évêques assemblés écrivirent, l'an 858, à Louis le Germanique, art. 8; et l'édit de Pistes, de l'an 864, art. 5.

2. Voy. le même capitulaire de l'an 846, in villa Sparnaco, Voy. aussi le capitulaire de l'assemblée tenue, apud Marsnam, de l'an 847, art. 4, dans laquelle le clergé se retrancha à demander qu'on le remit en possession de tout ce dont il avoit joui sous le règne de Louis le Débounaire. Voy. aussi le capitulaire de l'an 851, apud Marsnam, art. 6 et 7, qui maintient la noblesse et le clergé dans leurs possessions; et celui apud Bonoilum, de l'an 856, qui est une remontrance des évêques au roi sur ce que les maux, après tant de lois faites, n'avoient pas été réparés; et enfin la lettre que les évêques assemblés écrivirent, l'an 858, à Louis le Germanique, art. 8.

3. Art. 8.

4. Voy. le capitulaire de l'an 851, art. 6 et 7.

5. Charles le Chauve, dans le synode de Soissons, dit qu'il avoit promis

Les étranges ravages des Normands, comme j'ai dit, contribuè. rent beaucoup à mettre fin à ces querelles.

Les rois, tous les jours moins accrédités, et par les causes que j'ai dites, et par celles que je dirai, crurent n'avoir d'autre parti à prendre que de se mettre entre les mains des ecclésiastiques. Mais le clergé avoit affoibli les rois, et les rois avoient affoibli le clergé. En vain Charles le Chauve et ses successeurs appelèrent-ils le clergé pour soutenir l'Etat, et en empêcher la chute'; en vain se servirent-ils du respect que les peuples avoient pour ce corps, pour maintenir celui qu'on devoit avoir pour eux2, en vain cherchèrentils à donner de l'autorité à leurs lois par l'autorité des canons3; en vain joignirent-ils les peines ecclésiastiques aux peines civiles'; en vain, pour contre-balancer l'autorité du comte, donnèrent-ils à chaque évêque la qualité de leur envoyé dans les provinces: il fut impossible au clergé de réparer le mal qu'il avoit fait ; et un étrange malheur dont je parlerai bientôt fit tomber la couronne à terre.

CHAP. XXIV. Que les hommes libres furent rendus capables de posséder des fiefs.

J'ai dit que les hommes libres alloient à la guerre sous leur comte, et les vassaux sous leur seigneur. Cela faisoit que les ordres de l'Etat se balançoient les uns les autres; et, quoique les leudes eussent des vassaux sous eux, ils pouvoient être contenus par le comte, qui étoit à la tête de tous les hommes libres de la monarchie.

aux évêques de ne plus donner de préceptions des biens de l'Église. (Capitulaire de l'an 853, art. 11, édit. de Baluze, t. II, p. 56.)

4. Voy. dans Nitard, liv. IV, comment, après la fuite de Lothaire, les rois Louis et Charles consultèrent les évêques pour savoir s'ils pourroient prendre et partager le royaume qu'ils avoient abandonné. En effet, comme les évêques formoient entre eux un corps plus uni que les leudes, il convenoit à ces princes d'assurer leurs droits par une résolution des évêques, qui pourroient engager tous les autres seigneurs à les suivre.

2. Voy. le capitulaire de Charles le Chauve, apud Saponarias, de l'an 859, art. 3. « Venilon, que j'avois fait archevêque de Sens, m'a sacré; et je ne devois être chassé du royaume par personne, saltem sine audientia et judicio episcoporum, quorum ministerio in regem sum consecratus, et qui throni Dei sunt dicti, in quibus Deus sedet, et per quos sua decernit judicia; quorum paternis correctionibus et castigatoriis judiciis me subdere fui paratus, et in præsenti sum subditus. »

3. Voy. le capitulaire de Charles le Chauve, de Carisiaco, de l'an 857, édition de Baluze, t. II, p. 88, art. 1, 2, 3, 4 et 7.

4. Voy. le synode de Pistes, de l'an 862, art. 4; et le capitulaire de Carloman et de Louis II, apud Vernis palatium, de l'an 883, art. 4 et 5. 5. Capitulaire de l'an 876, sous Charles le Chauve, in synodo Pontigonensi, édit. de Baluze, art. 12.

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