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Mais qui est-ce qui menoit les leudes à la guerre? On ne peut douter que ce ne fût le roi, qui étoit toujours à la tête de ses fidèles. C'est pour cela que, dans les capitulaires, on voit toujours une opposition entre les vassaux du roi et ceux des évêques'. Nos rois, courageux, fiers et magnanimes, n'étoient point dans l'armée pour se mettre à la tête de cette milice ecclésiastique; ce n'étoit point ces gens-là qu'ils choisissoient pour vaincre ou mourir avec

eux.

Mais ces leudes menoient de même leurs vassaux et arrièrevassaux; et cela paroît bien par ce capitulaire où Charlemagne ordonne que tout homme libre qui aura quatre manoirs, soit dans sa propriété, soit dans le bénéfice de quelqu'un, aille contre l'ennemi, ou suive son seigneur Il est visible que Charlemagne veut dire que celui qui n'avoit qu'une terre en propre entroit dans la milice du comte, et que celui qui tenoit un bénéfice du seigneur partoit avec lui.

Cependant M. l'abbé Dubos prétend que, quand il est parlé dans les capitulaires des hommes qui dépendoient d'un seigneur particulier, il n'est question que des serfs 3; et il se fonde sur la loi des Wisigoths et la pratique de ce peuple. Il vaudroit mieux se fonder sur les capitulaires mêmes. Celui que je viens de citer dit formellement le contraire. Le traité entre Charles le Chauve et ses frères parle de même des hommes libres, qui peuvent prendre à leur choix un seigneur ou le roi ; et cette disposition est conforme à beaucoup d'autres.

On peut donc dire qu'il y avoit trois sortes de milices : celle des leudes ou fidèles du roi, qui avoient eux-mêmes sous leur dépendance d'autres fidèles; celle des évêques ou autres ecclésiastiques, et de leurs vassaux; et enfin celle du comte, qui menoit des hommes libres.

Je ne dis point que les vassaux ne pussent être soumis au comte. comme ceux qui ont un commandement particulier dépendent de celui qui a un commandement plus général.

On voit même que le comte et les envoyés du roi pouvoient leur

<< neant, sed cum comite, cujus pagenses sunt, ire permittant. » (Capitulaire 11, de l'an 812, art. 7, édition de Baluze, t. I, p. 494.)

1. Capitulaire, de l'an 812, art. 5. « De hominibus nostris et episcoa porum et abbatum, qui vel beneficia vel talia propria habent, etc. (Edition de Baluze, t. 1, p. 490.)

2. De l'an 812, chap. 1, édition de Baluze, p. 490. « Ut omnis homo liber qui quatuor mansos vestitos de proprio suo, sive de alicujus beneficio, habet, ipse se præparet, et ipse in hostem pergat, sive cum se«.niore suo. »

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3. T. III, liv. VI, chap. IV, p. 299, Établissement de la monarchie françoise.

faire payer le ban, c'est-à-dire une amende, lorsqu'ils n'avoient pas rempli les engagemens de leur fief.

De même, si les vassaux du roi faisoient des rapines, ils étoient soumis à la correction du comte, s'ils n'aimoient mieux se soumettre à celle du roi.

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C'étoit un principe fondamental de la monarchie, que ceux qui étoient sous la puissance militaire de quelqu'un étoient aussi sous sa jurisdiction civile: aussi le capitulaire de Louis le Débonnaire, de l'an 815', fait-il marcher d'un pas égal la puissance militaire du comte et sa jurisdiction civile sur les hommes libres 2; aussi les placites3 du comte, qui menoit à la guerre des hommes libres, étoient-ils appelés les placites des hommes libres'; d'où résulta sans doute cette maxime, que ce n'étoit que dans les placites du comte, et non dans ceux de ses officiers, qu'on pouvoit juger les questions sur la liberté. Aussi le comte ne menoit-il pas à la guerre les vassaux des évêques ou abbés, parce qu'ils n'étoient pas sous sa jurisdiction civile; aussi n'y menoit-il pas les arrière-vassaux des leudes; aussi le glossaire des lois angloises nous dit-il que ceux que les Saxons appeloient coples furent nommés par les Normands comtes, compagnons, parce qu'ils partageoient avec le roi les amendes judiciaires'; aussi voyons-nous dans tous les temps que l'obligation de tout vassal envers son seigneur fut de porter les armes, et de juger ses pairs dans sa cour9.

Une des raisons qui attachoient ainsi ce droit de justice au droit de mener à la guerre, étoit que celui qui menoit à la guerre faisoit en même temps payer les droits du fisc, qui consistoient en quelques services de voiture dus par les hommes libres, et en

4. Capitulaire de l'an 882, art. 41, apud Vernis palatium. (Édition de Baluze, t. II, p. 17.)

2. Art. 1 et 2; et le concile in Verno palatio, de l'an 845, art. 8. (Édition de Baluze, t. II, p. 17.)

3. Plaids ou assises.

4. Capitulaires, liv. IV de la collection d'Anzegise, art. 57; et le capitulaire 5 de Louis le Débonnaire, de l'an 819, art 14. (Édition de Baluze, t. I, p. 615.)

5. Voy. ci-dessus, p. 520, note 6.

6. Que l'on trouve dans le recueil de Guillaume Lambard: De priscis Anglorum legibus.

7. Au mot Satrapia.

8. Les Assises de Jérusalem, chap. ccxxi et ccxx, expliquent bien

ceci.

9. Les avoués de l'Église (advocati) étoient également à la tête de leurs plaids et de leur milice.

général en de certains profits judiciaires dont je parlerai ciaprès.

Les seigneurs eurent le droit de rendre la justice dans leur fief, par le même principe qui fit que les comtes eurent le droit de la rendre dans leur comté; et, pour bien dire, les comtés, dans les variations arrivées dans les divers temps, suivirent toujours les variations arrivées dans les fiefs : les uns et les autres étoient gouvernés sur le même plan et sur les mêmes idées. En un mot, les comtes, dans leurs comtés, étoient des leudes; les leudes, dans leurs seigneuries, étoient des comtes.

On n'a pas eu des idées justes lorsqu'on a regardé les comtes comme des officiers de justice, et les ducs comme des officiers militaires. Les uns et les autres étoient également des officiers militaires et civils': toute la différence étoit que le duc avoit sous lui plusieurs comtes, quoiqu'il y eût des comtes qui n'avoient point de duc sur eux, comme nous l'apprenons de Frédégaire'.

On croira peut-être que le gouvernement des Francs étoit pour lors bien dur, puisque les mêmes officiers avoient en même temps sur les sujets la puissance militaire et la puissance civile, et même la puissance fiscale; chose que j'ai dit, dans les livres précédens, être une des marques distinctives du despotisme.

Mais il ne faut pas penser que les comtes jugeassent seuls, et rendissent la justice comme les bachas la rendent en Turquie3 : ils assembloient, pour juger les affaires, des espèces de plaids ou d'assises', où les notables étoient convoqués.

Pour qu'on puisse bien entendre ce qui concerne les jugemens, dans les formules, les lois des barbares et les capitulaires, je dirai que les fonctions du comte, du gravion et du centenier, étoient les mêmes; que les juges, les rathimburges et les échevins, étoient sous différens noms les mêmes personnes : c'étoient les adjoints du comte, et ordinairement il en avoit sept; et, comme il ne lui falloit pas moins de douze personnes pour juger, il remplissoit le nombre par des notables".

4. Voy. la formule 8 de Marculfe, liv. I, qui contient les lettres accordées à un duc, patrice, ou comte, qui leur donnoit la jurisdiction civile et l'administration fiscale.

2. Chronique, chap. LXXVIII, sur l'an 636.

3. Voy. Grégoire de Tours, liv. V, ad annum 580. —4. « Mallum. » 5. Joignez ici ce que j'ai dit au liv. XXVIII, chap. xxvIII; et au liv. XXXI, chap. vi.

6. Voy. sur tout ceci les capitulaires de Louis le Débonnaire, ajoutés à la Loi salique, art. 2; et la formule des jugemens, donnée par Ducange, au mot Boni homines.

7. « Per bonos homines. » Quelquefois n'y avoit que des notables. Voy. l'appendice aux formules de Marculfe, chap. LI.

Mais, qui que ce fût qui eût la jurisdiction, le roi, le comte, le gravion, le centenier, les seigneurs, les ecclésiastiques, ils ne jugèrent jamais seuls; et cet usage, qui tiroit son origine des forêts de la Germanie, se maintint encore lorsque les fiefs prirent une forme nouvelle.

Quant au pouvoir fiscal, il étoit tel que le comte ne pouvoit guère en abuser. Les droits du prince à l'égard des hommes libres étoient si simples qu'ils ne consistoient, comme j'ai dit, qu'en de certaines voitures exigées dans de certaines occasions publiques'; et, quant aux droits judiciaires, il y avoit des lois qui prévenoient les malversations".

CHAP. XIX. — Des compositions chez les peuples barbares.

Comme il est impossible d'entrer un peu avant dans notre droit politique si l'on ne connoît parfaitement les lois et les mœurs des peuples germains, je m'arrêterai un moment pour faire la recherche de ces mœurs et de ces lois.

Il paroît par Tacite que les Germains ne connoissoient que deux crimes capitaux; ils pendoient les traîtres, et noyoient les poltrons c'étoient chez eux les seuls crimes qui fussent publics. Lorsqu'un homme avoit fait quelque tort à un autre, les parens de la personne offensée ou lésée entroient dans la querelle; et la haine s'apaisoit par une satisfaction. Cette satisfaction regardoit celui qui avoit été offensé, s'il pouvoit la recevoir; et les parens, si l'injure ou le tort leur étoit commun; ou si, par la mort de celui qui avoit été offensé ou lésé, la satisfaction leur étoit dévolue3.

De la manière dont parle Tacite, ces satisfactions se faisoient par une convention réciproque entre les parties: aussi dans les codes des peuples barbares ces satisfactions s'appellent-elles des compositions.

Je ne trouve que la loi des Frisons' qui ait laissé le peuple dans cette situation où chaque famille ennemie étoit, pour ainsi dire, dans l'état de nature, et où, sans être retenue par quelque loi politique ou civile, elle pouvoit à sa fantaisie exercer sa vengeance, jusqu'à ce qu'elle eût été satisfaite. Cette loi même fut tempérée : on établit que celui dont on demandoit la vie auroit la paix dans

4. Et quelques droits sur les rivières, dont j'ai parlé.

2. Voy. la Loi des Ripuaires, tit. LXXXIX; et la Loi des Lombards, liv. II, tit. LII, S 9.

3. « Suscipere tam inimicitias, seu patris, seu propinqui, quam amici<tias, necesse est: nec implacabiles durant; luitur enim etiam homici<dium certo armentorum ac pecorum numero, recipitque satisfactionem « universa domus. » (Tacite, De moribus Germanorum, chap. xxi.)

4. Voy. cette loi, tit. 11, sur les meurtres; et l'addition de Wulemar sur les vols.

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sa maison; qu'il l'auroit en allant et en revenant de l'église, et du lieu où l'on rendoit les jugemens.

Les compilateurs des lois saliques citent un ancien usage des Francs', par lequel celui qui avoit exhumé un cadavre pour le dépouiller étoit banni de la société des hommes jusqu'à ce que les parens consentissent à l'y faire rentrer; et comme avant ce temps il étoit défendu à tout le monde, et à sa femme même, de lui donner du pain ou de le recevoir dans sa maison, un tel homme étoit à l'égard des autres, et les autres étoient à son égard, dans l'état de nature, jusqu'à ce que cet état eût cessé par la composition

A cela près, on voit que les sages des diverses nations barbares songèrent à faire par eux-mêmes ce qu'il étoit trop long et trop dangereux d'attendre de la convention réciproque des parties. Ils furent attentifs à mettre un prix juste à la composition que devoit recevoir celui à qui on avoit fait quelque tort ou quelque injure. Toutes ces lois barbares ont là-dessus une précision admirable: on y distingue avec finesse les cas 2, on y pèse les circonstances; la loi se met à la place de celui qui est offensé, et demande pour lui la satisfaction que dans un moment de sang-froid il auroit demandée lui-même.

Ce fut par l'établissement de ces lois que les peuples germains sortirent de cet état de nature où il semble qu'ils étoient encore du temps de Tacite.

afin

Rotharis déclara, dans la loi des Lombards, qu'il avoit augmenté les compositions de la coutume ancienne pour les blessures, que, le blessé étant satisfait, les inimitiés pussent cesser3. En effet, les Lombards, peuple pauvre, s'étant enrichis par la conquête de l'Italie, les compositions anciennes devenoient frivoles, et les réconciliations ne se faisoient plus. Je ne doute pas que cette considération n'ait obligé les autres chefs des nations conquérantes à faire les divers codes de lois que nous avons aujourd'hui.

La principale composition étoit celle que le meurtrier devoit payer aux parens du mort. La différence des conditions en mettoit une dans les compositions: ainsi, dans la loi des Angles, la composition étoit de six cents sous pour la mort d'un adalingue, de deur cents pour celle d'un homme libre, de trente pour celle d'un serf. La grandeur de la composition établie sur la tête d'un homme faisoit donc une de ses grandes prérogatives; car, outre la distinction

4 Loi sulique, tit. LVII, § 5; tit. XVII, § 2.

2. Voy. surtout les titres III, IV, V, vi et vii de la Loi salique, qui regardent les vols des animaux.

3. Liv. I, tit. VII, S 15.

4. Voy. la Loi des Angles, tit. 1, § 1, 2, 4 ; ibid., tit. v, § 6; la Loi des Bavarois, tit. 1, chap. vIII et Ix; et la Loi des Frisons, tit. xv.

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