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celui des Bourguignons qui le reçurent. Le Romain fut lésé le moins qu'il fut possible. Le Bourguignon, guerrier, chasseur et pasteur, ne dédaignoit pas de prendre des friches; le Romain gardoit les terres les plus propres à la culture; les troupeaux du Bourguignon engraissoient le champ du Romain.

CHAP. X. Des servitudes.

Il est dit dans la loi des Bourguignons' que quand ces peuples s'établirent dans les Gaules, ils reçurent les deux tiers des terres et le tiers des serfs. La servitude de la glèbe étoit donc établie dans cette partie de la Gaule avant l'entrée des Bourguignons. La loi des Bourguignons, statuant sur les deux nations, distingue formellement dans l'une et dans l'autre les nobles, les ingénus, et les serfs 3. La servitude n'étoit donc point une chose particulière, aux Romains, ni la liberté et la noblesse une chose particulière aux barbares.

Cette même loi dit que, si un affranchi bourguignon n'avoit point donné une certaine somme à son maître, ni reçu une portion tierce d'un Romain, il étoit toujours censé de la famille de son maître. Le romain propriétaire étoit donc libre, puisqu'il n'étoit point dans la famille d'un autre ; il étoit libre, puisque sa portion tierce étoit un signe de liberté.

Il n'y a qu'à ouvrir les lois saliques et ripuaires, pour voir que les Romains ne vivoient pas plus dans la servitude chez les Francs que chez les autres conquérans de la Gaule.

M. le comte de Boulainvilliers a manqué le point capital de son système; il n'a point prouvé que les Francs aient fait un règlement général qui mît les Romains dans une espèce de servitude.

Comme son ouvrage est écrit sans aucun art, et qu'il y parle avec cette simplicité, cette franchise et cette ingénuité de l'ancienne noblesse dont il étoit sorti, tout le monde est capable de juger et des belles choses qu'il dit et des erreurs dans lesquelles il tombe. Ainsi je ne l'examinerai point. Je dirai seulement qu'il avoit plus d'esprit que de lumières, plus de lumières que de savoir; mais ce savoir n'étoit point méprisable, parce que de notre histoire et de nos lois il savoit très-bien les grandes choses.

M. le comte de Boulainvilliers et M. l'abbé Dubos ont fait cha

4. Tit. LIV.

2. Cela est confirmé par tout le titre du code De agricolis et censitis et colonis.

3. « Si dentem optimati Burgundioni vel Romano nobili excusserit, »> tit. xxvI. §; et, «Si mediocribus personis ingenuis, tam Burgundionibus <quam Romanis. » (Ibid., § 2.)

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4. Tit. LVII.

cun un système, dont l'un semble être une conjuration contre lo tiers état, et l'autre une conjuration contre la noblesse. Lorsque le Soleil donna à Phaeton son char à conduire, il lui dit : « Si vous montez trop haut, vous brûlerez la demeure céleste; si vous descendez trop bas, vous réduirez en cendres la Terre. N'allez point trop à droite, vous tomberiez dans la constellation du Serpent; n'allez point trop à gauche, vous iriez dans celle de l'Autel : tenezvous entre les deux 1.

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Ce qui a donné l'idée d'un règlement général fait dans le temps de la conquête, c'est qu'on a vu en France un prodigieux nombre de servitudes vers le commencement de la troisième race; et, comme on ne s'est pas aperçu de la progression continuelle qui se fit de ces servitudes, on a imaginé dans un temps obscur une loi générale qui ne fut jamais.

Dans le commencement de la première race, on voit un nombre infini d'hommes libres, soit parmi les Francs, soit parmi les Romains; mais le nombre des serfs augmenta tellement, qu'au commencement de la troisième tous les laboureurs et presque tous les habitans des villes se trouvèrent serfs: et, au lieu que, dans le commencement de la première, il y avoit dans les villes à peu près la même administration que chez les Romains, des corps de bourgeoisie, un sénat, des cours de judicature, on ne trouve guère vers le commencement de la troisième qu'un seigneur et des serfs.

Lorsque les Francs, les Bourguignons et les Goths, faisoient leurs invasions, ils prenoient l'or, l'argent, les meubles, les vêtemens, les hommes, les femmes, les garçons, dont l'armée pouvoit se charger le tout se rapportoit en commun, et l'armée le partageoit3. Le corps entier de l'histoire prouve qu'après le premier établissement, c'est-à-dire après les premiers ravages, ils

4.

<< Nec preme, nec summum molire per æthera currum

<< Altius egressus, cœlestia tecta cremabis;

<< Inferius, terras: medio tutissimus ibis.

« Neu te dexterior tortum declinet ad Anguem,

<< Neve sinisterior pressam rota ducat ad Aram :

« Inter utrumque tene.... »

(OVID., Metam. lib. II, vers 134 et suiv.)

2. Pendant que la Gaule étoit sous la domination des Romains, ils for moient des corps particuliers: c'étoient ordinairement des affranchis ou descendans d'affranchis.

3. Voy. Grégoire de Tours, liv. II, chap. xxvII; Aimoin, liv. I, chap. xii.

:

reçurent à composition les habitans, et leur laissèrent tous leurs droits politiques et civils. C'étoit le droit des gens de ces temps-là on enlevoit tout dans la guerre, on accordoit tout dans la paix. Si cela n'avoit pas été ainsi, comment trouverions-nous dans les lois saliques et bourguignonnes tant de dispositions contradictoires à la servitude générale des hommes ?

Mais ce que la conquête ne fit pas, le même droit des gens', qui subsista après la conquête, le fit: la résistance, la révolte, la prise des villes, emportoient avec elles la servitude des habitans. Et comme, outre les guerres que les différentes nations conquérantes firent entre elles, il y eut cela de particulier chez les Francs, que les divers partages de la monarchie firent naître sans cesse des guerres civiles entre les frères ou neveux, dans lesquelles ce droit des gens fut toujours pratiqué, les servitudes devinrent plus générales en France que dans les autres pays; et c'est, je crois, une des causes de la différence qui est entre nos lois françoises et celles d'Italie et d'Espagne sur les droits des seigneurs.

La conquête ne fut que l'affaire d'un moment, et le droit des gens que l'on y employa produisit quelques servitudes. L'usage du même droit des gens, pendant plusieurs siècles, fit que les servitudes s'étendirent prodigieusement.

Theuderic, croyant que les peuples d'Auvergne ne lui étoient pas fidèles, dit aux Francs de son partage : « Suivez-moi je vous mènerai dans un pays où vous aurez de l'or, de l'argent, des captifs, des vêtemens, des troupeaux en abondance; et vous en transférerez tous les hommes dans vos pays. »

Après la paix qui se fit entre Gontran et Chilpéric3, ceux qui assiégeoient Bourges ayant eu ordre de revenir, ils amenèrent tant de butin, qu'ils ne laissèrent presque dans le pays ni hommes ni troupeaux.

Théodoric, roi d'Italie, dont l'esprit et la politique étoient de se distinguer toujours des autres rois barbares, envoyant son armée dans la Gaule, écrit au général : « Je veux qu'on suive les lois romaines, et que vous rendiez les esclaves fugitifs à leurs maîtres le défenseur de la liberté ne doit point favoriser l'abandon de la servitude. Que les autres rois se plaisent dans le pillage et la ruine des villes qu'ils ont prises; nous voulons vaincre de manière que nos sujets se plaignent d'avoir acquis trop tard la sujétion. » Il est clair qu'il vouloit rendre odieux les rois des

:

1. Voy. les vies des saints citées ci-après.

2. Grégoire de Tours, liv. III, chap. 1. 3. Ibid., liv. VI, chap. xxxi.

4. Lett. XLIII, liv. III, dans Cassiodore.

Francs et des Bourguignons, et qu'il faisoit allusion à leur droit

des gens.

Ce droit subsista dans la seconde race : l'armée de Pépin étant entrée en Aquitaine, revint en France chargée d'un nombre infini de dépouilles et de serfs, disent les Annales de Metz'.

Je pourrois citer des autorités sans nombre. Et comme, dans ces malheurs, les entrailles de la charité s'émurent; comme plusieurs saints évêques, voyant les captifs attachés deux à deux, employèrent l'argent des églises, et vendirent même les vases sacrés pour en racheter ce qu'ils purent; que des saints moines s'y employèrent; c'est dans la vie des saints que l'on trouve les plus grands éclaircissemens sur cette matière 3. Quoiqu'on puisse reprocher aux auteurs de ces vies d'avoir été quelquefois un peu trop crédules sur des choses que Dieu a certainement faites si elles ont été dans l'ordre de ses desseins, on ne laisse pas d'en tirer de grandes lumières sur les mœurs et les usages de ces temps-là. Quand on jette les yeux sur les monumens de notre histoire et de nos lois, il semble que tout est mer, et que les rivages mêmes manquent à la mer. Tous ces écrits froids, secs, insipides et durs, il faut les lire, il faut les dévorer, comme la fable dit que Saturne dévoroit les pierres.

Une infinité de terres que des hommes libres faisoient valoir se changèrent en mainmortables 3. Quand un pays se trouva privé des hommes libres qui l'habitoient, ceux qui avoient beaucoup de serfs prirent ou se firent céder de grands territoires, et y bâtirent des villages, comme on le voit dans diverses chartres. D'un autre côté, les hommes libres qui cultivoient les arts se trouvèrent être des serfs qui devoient les exercer les servitudes rendoient aux arts et au labourage ce qu'on leur avoit ôté.

Ce fut une chose usitée, que les propriétaires des terres les donnèrent aux églises pour les tenir eux-mêmes à cens, croyant participer par leur servitude à la sainteté des églises.

4. Sur l'an 763. « Innumerabilibus spoliis et captivis totus ille exer<< citus ditatus, in Franciam reversus est. »

2. Annales de Fulde, année 739; Paul Diacre, De gestis Longobardorum, liv. III, chap. xxx, et liv. IV, chap. 1; et les Vies des saints citées note suivante.

3. Voy. les vies de saint Épiphane, de saint Eptadius, de saint Césaire, de saint Fidole, de saint Porcien, de saint Trévérius, de saint Eusichius, et de saint Léger; les miracles de saint Julien.

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5. Les colons même n'étoient pas tous serfs: voy, les lois 18 et 23, au code De agricolis et censitis et colonis, et la 20 du même titre.

CHAP. XII.

Que les terres du partage des barbares ne payoient point de tributs.

Des peuples simples, pauvres, libres, guerriers, pasteurs, qui vivoient sans industrie, et ne tenoient à leurs terres que par des cases de jonc', suivoient des chefs pour faire du butin, et non pas pour payer ou lever des tributs. L'art de la maltôte est toujours inventé après coup, et lorsque les hommes commencent à jouir de la félicité des autres arts.

Le tribut passager d'une cruche de vin par arpent2, qui fut une des vexations de Chilpéric et de Frédégonde, ne concerna que les Romains. En effet, ce ne furent pas les Francs qui déchirèrent les rôles de ces taxes, mais les ecclésiastiques, qui dans ces temps-là étoient tous Romains. Ce tribut affligea principalement les habitans des villes': or, les villes étoient presque toutes habitées par des Romains.

Grégoire de Tours dit qu'un certain juge fut obligé, après la mort de Chilpéric, de se réfugier dans une église, pour avoir, sous le règne de ce prince, assujetti à des tributs des Francs qui, du temps de Childebert, étoient ingénus: Multos de Francis qui, tempore Childeberti regis, ingenui fuerant, publico tributo subegil3. Les Francs qui n'étoient point serfs ne payoient donc point de tributs.

Il n'y a point de grammairien qui ne pâlisse en voyant comment ce passage a été interprété par M. l'abbé Dubos. Il remarque que, dans ces temps-là, les affranchis étoient aussi appelés ingénus. Sur cela, il interprète le mot latin ingenui par ces mots affranchis de tributs expression dont on peut se servir dans la langue françoise, comme on dit affranchis de soins, affranchis de peines; mais, dans la langue latine, ingenui a tributis, libertini a tributis, manumissi tributorum, seroient des expressions monstrueuses. Parthénius, dit Grégoire de Tours pensa être mis à mort par les Francs, pour leur avoir imposé des tributs. M. l'abbé Dubos, pressé par ce passage, suppose froidement ce qui est en question • c'étoit, dit-il, une surcharge.

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4. Voy. Grégoire de Tours, liv. II. 2. Ibid., liv. V.

3. Cela paroit par toute l'histoire de Grégoire de Tours. Le même Grégoire demande à un certain Valfiliacus comment il avoit pu parvenir à la cléricature, lui qui étoit Lombard d'origine. (Ibid., liv. VIII.)

4. « Quæ conditio universis urbibus per Galliam constitutis summo«pere est adhibita. » (Vie de saint Aridius.)

5. Liv. VII.

6. Établissement de la monarchie françoise, t. III, chap. xiv, p. 515. 7. Liv. III, chap. xxxvI.—8. T. III, p. 514.

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