Page images
PDF
EPUB

tique s'élève; l'œil en voit de loin les feuillages; il approche; il en voit la tige, mais il n'en aperçoit point les racines; il faut percer la terre pour les trouver.

[blocks in formation]

Les peuples qui conquirent l'empire romain étoient sortis de la Germanie. Quoique peu d'auteurs anciens nous aient décrit leurs mœurs, nous en avons deux qui sont d'un très-grand poids. César, faisant la guerre aux Germains, décrit les mœurs des Germains 2: et c'est sur ces mœurs qu'il a réglé quelques-unes de ses entreprises 3. Quelques pages de César sur cette matière sont des volumes. Tacite fait un ouvrage exprès sur les mœurs des Germains. Il est court, cet ouvrage, mais c'est l'ouvrage de Tacite, qui abrégeoit tout, parce qu'il voyoit tout.

Ces deux auteurs se trouvent dans un tel concert avec les codes des lois des peuples barbares que nous avons, qu'en lisant César et Tacite on trouve partout ces codes; et qu'en lisant ces codes on trouve partout César et Tacite.

Que si, dans la recherche des lois féodales, je me vois dans un labyrinthe obscur, plein de routes et de détours, je crois que je tiens le bout du fil, et que je puis marcher.

[blocks in formation]

César dit que les Germains ne s'attachoient point à l'agriculture; que la plupart vivoient de lait, de fromage et de chair; que personne n'avoit de terres ni de limites qui lui fussent propres ; que les princes et les magistrats de chaque nation donnoient aux particuliers la portion de terre qu'ils vouloient, et dans le lieu qu'ils vouloient, et les obligeoient l'année suivante de passer ailleurs'. » Tacite dit que chaque prince avoit une troupe de gens qui s'attachoient à lui et le suivoient". » Cet auteur, qui, dans sa langue,

1. Presque tous les écrivains qui se sont occupés des fiefs n'ont examiné que les droits féodaux tels qu'ils existoient vers le milieu du XVIIIe siècle, s'embarrassant peu de connoître leur origine. Montesquieu l'a cherchée, cette origine : il a fouillé dans les archives des premiers âges de notre monarchie, et a suivi graduellement les révolutions que les fiefs ont essuyées, jusqu'au moment où les coutumes leur ont donné une forme régulière. Il est donc vrai qu'il a fini le traité des fiefs où la plupart des auteurs l'ont commencé. (Préface de l'édition de 4767.) 3. Par exemple, sa retraite d'Allemagne. (Ibid.)

2. Liv. VI.

4. Liv. VI de la Guerre des Gaules, chap. xxI. Tacite ajoute: « Nulli domus, aut ager, aut aliqua cura; prout ad quem venere aluntur.» (De moribus Germanorum, chap. xxxi.)

5. Ibid., chap. xii.

leur donne un nom qui a du rapport avec leur état, les nomme compagnons'. Il y avoit entre eux une émulation singulière pour obtenir quelque distinction auprès du prince, et une même émulation entre les princes sur le nombre et la bravoure de leurs compagnons. « C'est, ajoute Tacite, la dignité, c'est la puissance, d'être toujours entouré d'une foule de jeunes gens que l'on a choisis: c'est un ornement dans la paix, c'est un rempart dans la guerre. On se rend célèbre dans sa nation et chez les peuples voisins, si l'on surpasse les autres par le nombre et le courage de ses compagnons; on reçoit des présens; les ambassades viennent de toutes parts. Souvent la réputation décide de la guerre. Dans le combat il est honteux au prince d'être inférieur en courage; il est honteux à la troupe de ne point égaler la valeur du prince; c'est une infamie éternelle de lui avoir survécu. L'engagement le plus sacré, c'est de le défendre. Si une cité est en paix, les princes vont chez celles qui font la guerre : c'est par là qu'ils conservent un grand nombre d'amis. Ceux-ci reçoivent d'eux le cheval du combat et le javelot terrible. Les repas peu délicats, mais grands, sont une espèce de solde pour eux. Le prince ne soutient ses libéralités que par les guerres et les rapines. Vous leur persuaderiez bien moins de labourer la terre et d'attendre l'année, que d'appeler l'ennemi et de recevoir des blessures; ils n'acquerront pas par la sueur ce qu'ils peuvent obtenir par le sang. »

Ainsi, chez les Germains, il y avoit des vassaux, et non pas des fiefs. Il n'y avoit point de fiefs, parce que les princes n'avoient point de terres à donner; ou plutôt les fiefs étoient des chevaux de bataille, des armes, des repas. Il y avoit des vassaux, parce qu'il y avoit des hommes fidèles qui étoient liés par leur parole, qui étoient engagés pour la guerre, et qui faisoient à peu près le même service que l'on fit depuis pour les fiefs.

[blocks in formation]

César dit que, « quand un des princes déclaroit à l'assemblée qu'il avoit formé le projet de quelque expédition, et demandoit qu'on le suivit, ceux qui approuvoient le chef et l'entreprise se levoient, et offroient leurs secours. Ils étoient loués par la multitude. Mais, s'ils ne remplissoient pas leurs engagemens, ils perdoient la confiance publique, et on les regardoit comme des déserteurs et des traîtres. >>

Ce que dit ici César, et ce que nous avons dit dans le chapitre

4. « Comites. »

2. De moribus Germanorum.

3. De bello gallico, lib. VI, chap. xxi.

précédent, après Tacite, est le germe de l'histoire de la première

race.

Il ne faut pas être étonné que les rois aient toujours eu à chaque expédition de nouvelles armées à refaire, d'autres troupes à persuader, de nouvelles gens à engager; qu'il ait fallu, pour acquérir beaucoup, qu'ils répandissent beaucoup; qu'ils acquissent sans cesse par le partage des terres et des dépouilles, et qu'ils donnassent sans cesse ces terres et ces dépouilles; que leur domaine grossît continuellement, et qu'il diminuât sans cesse; qu'un père qui donnoit à un de ses enfans un royaume y joignît toujours un trésor'; que le trésor du roi fût regardé comme nécessaire à la monarchie; et qu'un roi ne pût, même pour la dot de sa fille, en faire part aux étrangers sans le consentement des autres rois2. La monarchie avoit son allure par des ressorts qu'il falloit toujours remonter.

CHAP. V. De la conquête des Francs.

Il n'est pas vrai que les Francs, entrant dans la Gaule, aient occupé toutes les terres du pays pour en faire des fiefs. Quelques gens ont pensé ainsi, parce qu'ils ont vu sur la fin de la seconde race presque toutes les terres devenues des fiefs, des arrière-fiefs, ou des dépendances de l'un ou de l'autre ; mais cela a eu des causes particulières qu'on expliquera dans la suite.

La conséquence qu'on en voudroit tirer, que les barbares firent un règlement général pour établir partout la servitude de la glėbe, n'est pas moins fausse que le principe. Si, dans un temps où les fiefs étoient amovibles, toutes les terres du royaume avoient été des fiefs, ou des dépendances des fiefs, et tous les hommes du royaume des vassaux ou des serfs qui dépendoient d'eux; comme celui qui a les biens a toujours aussi la puissance, le roi qui auroit disposé continuellement des fiefs, c'est-à-dire de l'unique propriété, auroit eu une puissance aussi arbitraire que celle du sultan l'est en Turquie : ce qui renverse toute l'histoire.

CHAP. VI. Des Goths, des Bourguignons, et des Francs.

Les Gaules furent envahies par les nations germaines : les Wisigoths occupèrent la Narbonoise, et presque tout le midi; les Bour

1. Voy. la Vie de Dagobert.

2. Voy. Grégoire de Tours, liv. VI, sur le mariage de la fille de Chilpéric. Childebert lui envoie des ambassadeurs pour lui dire qu'il n'ait point à donner des villes du royaume de son père à sa fille, ni de ses trésors, ni des serfs, ni des chevaux, ni des cavaliers, ni des attelages de bœufs, etc.

guignons s'établirent dans la partie qui regarde l'orient; et les Francs conquirent à peu près le reste.

Il ne faut pas douter que ces barbares n'aient conservé dans leurs conquêtes les mœurs, les inclinations et les usages qu'ils avoient dans leur pays, parce qu'une nation ne change pas dans un instant de manière de penser et d'agir. Ces peuples, dans la Germanie, cultivoient peu les terres. Il paroît, par Tacite et César, qu'ils s'appliquoient beaucoup à la vie pastorale: aussi les dispositions des codes des lois des barbares roulent-elles presque toutes sur les troupeaux. Roricon, qui écrivoit l'histoire chez les Francs, étoit pasteur.

CHAP. VII. — Différentes manières de partager les terres.

Les Goths et les Bourguignons ayant pénétré, sous divers prétextes, dans l'intérieur de l'empire, les Romains, pour arrêter leurs dévastations, furent obligés de pourvoir à leur subsistance. D'abord ils leur donnoient du blé'; dans la suite ils aimèrent mieux leur donner des terres. Les empereurs, ou sous leur nom, les magistrats romains, firent des conventions avec eux sur le partage du pays, comme on le voit dans les chroniques et dans les codes des Wisigoths et des Bourguignons".

Les Francs ne suivirent pas le même plan. On ne trouve dans les lois saliques et ripuaires aucune trace d'un tel partage des terres. Ils avoient conquis; ils prirent ce qu'ils voulurent, et ne firent de règlemens qu'entre eux.

Distinguons donc le procédé des Bourguignons et des Wisigoths dans la Gaule, celui de ces mêmes Wisigoths en Espagne, des soldats auxiliaires sous Augustule et Odoacer en Italie, d'avec celui des Francs dans les Gaules, et des Vandales en Afrique. Les premiers firent des conventions avec les anciens habitans, en conséquence un partage de terres avec eux; les seconds ne firent rien de tout cela.

[blocks in formation]

Ce qui donne l'idée d'une grande usurpation des terres des Romains par les barbares, c'est qu'on trouve dans les lois des Wisi

1. Voy. Zosime, liv. V, sur la distribution du blé demandée par Alaric. 2. Burgundiones partem Galliæ occupaverunt, terrasque cum Gallicis << senatoribus diviserunt.» (Chronique de Marius, sur l'an 456.) 3. Liv. X, tit. 1, § 8, 9 et 16.

4. Chap. LIV, S et 2; et ce partage subsistoit du temps de Louis le Débonnaire, comme il parott par son capitulaire de l'an 829, qui a été inséré dans la Loi des Bourguignons, tit. LXXIX, §4.

5. Voy. Procope, Guerre des Goths. 6. Guerre des Vandales.

MONTESQUIEU I

22

goths et des Bourguignons que ces deux peuples eurent les deux tiers des terres; mais ces deux tiers ne furent pris que dans de certains quartiers qu'on leur assigna.

Gondebaud dit, dans la loi des Bourguignons, que son peuple, dans son établissement, reçut les deux tiers des terres : et il est dit, dans le second supplément à cette loi, qu'on n'en donneroit plus que la moitié à ceux qui viendroient dans le pays. Toutes les terres n'avoient donc pas d'abord été partagées entre les Romains et les Bourguignons.

On trouve dans les textes de ces deux règlemens les mêmes expressions ils s'expliquent donc l'un et l'autre. Et, comme on ne peut pas entendre le second d'un partage universel des terres, on ne peut pas non plus donner cette signification au premier.

Les Francs agirent avec la même modération que les Bourguignons; ils ne dépouillèrent pas les Romains dans toute l'étendue de leurs conquêtes. Qu'auroient-ils fait de tant de terres? Ils prirent celles qui leur convinrent, et laissèrent le reste.

CHAP. IX.

- Juste application de la loi des Bourguignons et de celle des Wisigoths sur le partage des terres.

Il faut considérer que ces partages ne furent point faits par un esprit tyrannique, mais dans l'idée de subvenir aux besoins mutuels des deux peuples qui devoient habiter le même pays.

La loi des Bourguignons veut que chaque Bourguignon soit reçu en qualité d'hôte chez un Romain. Cela est conforme aux mœurs des Germains, qui, au rapport de Tacite3, étoient le peuple de la terre qui aimoit le plus à exercer l'hospitalité.

La loi veut que le Bourguignon ait les deux tiers des terres, et le tiers des serfs. Elle suivoit le génie des deux peuples, et se conformoit à la manière dont ils se procuroient la subsistance. Le Bourguignon, qui faisoit paître des troupeaux, avoit besoin de beaucoup de terres et de peu de serfs; et le grand travail de la culture de la terre exigeoit que le Romain eût moins de glèbe, et un plus grand nombre de serfs. Les bois étoient partagés par moitié, parce que les besoins, à cet égard, étoient les mêmes.

On voit, dans le code des Bourguignons, que chaque barbare fut placé chez chaque Romain. Le partage ne fut donc pas général; mais le nombre des Romains qui donnèrent le partage fut égal à

1. Licet eo tempore quo populus noster mancipiorum tertiam et duas a terrarum partes accepit, » etc. (Loi des Bourguignons, tit LIV, §1.) 2. « Ut non amplius a Burgundionibus qui infra venerunt requiratur, quam ad præsens necessitas fuerit, medietas terræ. » (Art. 44.) 3. De moribus Germanorum, chap. xxi

4. Et dans celui des Wisigoths.

« PreviousContinue »