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furent sans cesse exterminées par des jugemens. La coutume s'introduisit de prévenir la condamnation par une mort volontaire. On y trouvoit un grand avantage : on obtenoit l'honneur de la sépulture, et les testamens étoient exécutés ; cela venoit de ce qu'il n'y avoit point de loi civile à Rome contre ceux qui se tuoient euxmêmes. Mais, lorsque les empereurs devinrent aussi avares qu'ils avoient été cruels, ils ne laissèrent plus à ceux dont ils vouloient se défaire le moyen de conserver leurs biens, et ils déclarèrent que ce seroit un crime de s'ôter la vie par les remords d'un autre crime.

Ce que je dis du motif des empereurs est si vrai, qu'ils consentirent que les biens de ceux qui se seroient tués eux-mêmes ne fussent pas confisqués, lorsque le crime pour lequel ils s'étoient tués n'assujettissoit point à la confiscation 2.

СНАР. Х. Que les lois qui paroissent contraires dérivent quelquefois du même esprit.

On va aujourd'hui dans la maison d'un homme pour l'appeler en jugement; cela ne pouvoit se faire chez les Romains 3.

L'appel en jugement étoit une action violente, et comme une espèce de contrainte par corps ; et on ne pouvoit pas plus aller dans la maison d'un homme pour l'appeler en jugement, qu'on ne peut aujourd'hui aller contraindre par corps, dans sa maison, un homme qui n'est condamné que pour des dettes civiles.

Les lois romaines et les nôtres admettent également ce principe, que chaque citoyen a sa maison pour asile, et qu'il n'y doit recevoir aucune violence.

CHAP. XI. De quelle manière deux lois diverses peuvent être

comparées.

En France, la peine contre les faux témoins est capitale; en Angleterre, elle ne l'est point. Pour juger laquelle de ces deux lois est la meilleure, il faut ajouter: En France, la question contre les criminels est pratiquée; en Angleterre, elle ne l'est point; et dire encore En France, l'accusé ne produit point ses témoins, et il

4. « Eorum qui de se statuebant, humabantur corpora, manebant tes<«<tamenta, pretium festinandi. » (Tacite, Annales, liv. VI, chap. xxix.) 2. Rescrit de l'empereur Pie, dans la loi 3, § 1 et 2, ff. De bonis eorum qui ante sententiam mortem sibi consciverunt. 3. Leg. 18, ff. De in jus vocando.

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4. Voy. la loi des douze tables. 5. Rapit in jus. (Horace, liv. I, sat. Ix.) C'est pour cela qu'on ne pouvoit appeler en jugement ceux à qui on devoit un certain respect. 6 Voy. la loi 18, ff. De in jus vocando.

est très-rare qu'on y admette ce que l'on appelle les faits justificatifs; en Angleterre, l'on reçoit les témoignages de part et d'autre. Les trois lois françoises forment un système très-lié et très-suivi; les trois lois angloises en forment un qui ne l'est pas moins. La loi d'Angleterre, qui ne connoît point la question contre les criminels, n'a que peu d'espérance de tirer de l'accusé la confession de son crime; elle appelle donc de tous côtés les témoignages étrangers, et elle n'ose les décourager par la crainte d'une peine capitale. La loi françoise, qui a une ressource de plus, ne craint pas tant d'intimider les témoins; au contraire, la raison demande qu'elle les intimide : elle n'écoute que les témoins d'une part 1; ce sont ceux que produit la partie publique; et le destin de l'accusé dépend de leur seul témoignage. Mais, en Angleterre, on reçoit les témoins des deux parts, et l'affaire est, pour ainsi dire, discutée entre eux. Le faux témoignage y peut donc être moins dangereux: l'accusé y a une ressource contre le faux témoignage, au lieu que la loi françoise n'en donne point. Ainsi, pour juger lesquelles de ces lois sont les plus conformes à la raison, il ne faut pas comparer chacune de ces lois à chacune: il faut les prendre toutes ensemble, et les comparer toutes ensemble.

СНАР. ХІІ.

-

Que les lois qui paroissent les mêmes sont quelquefois réellement différentes.

Les lois grecques et romaines punissoient le recéleur du vol comme le voleur 2; la loi françoise fait de même. Celles-là étoient raisonnables, celle-ci ne l'est pas. Chez les Grecs et chez les Romains, le voleur étant condamné à une peine pécuniaire, il falloit punir le recéleur de la même peine : car tout homme qui contribue de quelque façon que ce soit à un dommage doit le réparer. Mais, parmi nous, la peine du vol étant capitale, on n'a pas pu, sans outrer les choses, punir le recéleur comme le voleur. Celui qui reçoit le vol peut, en mille occasions, le recevoir innocemment; celui qui vole est toujours coupable; l'un empêche la conviction d'un crime déjà commis, l'autre commet ce crime; tout est passif dans l'un, il y a une action dans l'autre : il faut que le voleur surmonte plus d'obstacles, et que son âme se roidisse plus longtemps contre les lois.

Les jurisconsultes ont été plus loin ils ont regardé le recéleur comme plus odieux que le voleur ; car, sans eux, disent-ils, le

1. Par l'ancienne jurisprudence françoise, les témoins étoient ouïs des deux parts. Aussi voit-on dans les Établissemens de saint Louis, liv. 1, chap. vII, que la peine contre les faux témoins en justice étoit pécuniaire. 2. Leg. 4, ff. De receptatoribus. 3. lbid.

vol ne pourroit être caché longtemps. Cela, encore une fois, pouvoit être bon quand la peine étoit pécuniaire il s'agissoit d'un dommage, et le recéleur étoit ordinairement plus en état de le réparer, mais, la peine devenue capitale, il auroit fallu se régler sur d'autres principes.

CHAP. XIII.

Qu'il ne faut point séparer les lois de l'objet pour lequel elles sont faites. Des lois romaines sur le vol.

Lorsque le voleur étoit surpris avec la chose volée, avant qu'il l'eût portée dans le lieu où il avoit résolu de la cacher, cela étoit appelé chez les Romains un vol manifeste; quand le voleur n'étoit découvert qu'après, c'étoit un vol non manifeste.

La loi des douze tables ordonnoit que le voleur manifeste fût battu de verges et réduit en servitude, s'il étoit pubère; ou seulement battu de verges, s'il étoit impubère : elle ne condamnoit le voleur non manifeste qu'au payement du double de la chose volée.

Lorsque la loi Porcia eut aboli l'usage de battre de verges les citoyens et de les réduire en servitude, le voleur manifeste fut condamné au quadruple '; et on continua à punir du double le voleur non manifeste.

Il paroît bizarre que ces lois missent une telle différence dans la qualité de ces deux crimes, et dans la peine qu'elles infligeoient : en effet, que le voleur fût surpris avant ou après avoir porté le vol dans le lieu de sa destination, c'étoit une circonstance qui ne changeoit point la nature du crime. Je ne saurois douter que toute la théorie des lois romaines sur le vol ne fût tirée des institutions lacédémoniennes. Lycurgue, dans la vue de donner à ses citoyens de l'adresse, de la ruse et de l'activité, voulut qu'on exerçât les enfans au larcin, et qu'on fouettât rudement ceux qui s'y laisseroient surprendre: cela établit chez les Grecs, et ensuite chez les Romains, une grande différence entre le vol manifeste et le vol non manifeste 2.

Chez les Romains, l'esclave qui avoit volé étoit précipité de la roche Tarpéienne. Là il n'étoit point question des institutions lacédémoniennes; les lois de Lycurgue sur le vol n'avoient point été faites pour les esclaves : c'étoit les suivre que de s'en écarter en ce point.

A Rome, lorsqu'un impubère avoit été surpris dans le vol, le préteur le faisoit battre de verges à sa volonté, comme on faisoit à Lacédémone. Tout ceci venoit de plus loin. Les Lacédémoniens

1. Voy. ce que dit Favorinus sur Aulu- Gelle, liv. XX, chap. I. 2. Conférez ce que dit Plutarque, Vie de Lycurgue, avec les lois du Digeste au titre De furtis, et les Institutes, liv. IV, tit. 1, § 1, 2 et 3.

avoient tiré ces usages des Crétois; et Platon ', qui veut prouver que les institutions des Crétois étoient faites pour la guerre, cite celle-ci : La faculté de supporter la douleur dans les combats particuliers, et dans les larcins qui obligent de se cacher. »

Comme les lois civiles dépendent des lois politiques, parce que c'est toujours pour une société qu'elles sont faites, il seroit bon que, quand on veut porter une loi civile d'une nation chez une autre, on examinât auparavant si elles ont toutes les deux les mêmes institutions et le même droit politique.

Ainsi, lorsque les lois sur le vol passèrent des Crétois aux Lacédémoniens, comme elles y passèrent avec le gouvernement et la constitution même, ces lois furent aussi sensées chez un de ces peuples qu'elles l'étoient chez l'autre; mais, lorsque de Lacédémone elles furent portées à Rome, comme elles n'y trouvèrent pas la même constitution, elles y furent toujours étrangères, et n'eurent aucune liaison avec les autres lois civiles des Romains.

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CHAP. XIV. Qu'il ne faut point séparer les lois des
circonstances dans lesquelles elles ont été faites.

Une loi d'Athènes vouloit que, lorsque la ville étoit assiégée, on fît mourir tous les gens inutiles 2. C'étoit une abominable loi politique, qui étoit une suite d'un abominable droit des gens. Chez les Grecs, les habitans d'une ville prise perdoient la liberté civile, et étoient vendus comme esclaves la prise d'une ville emportoit son entière destruction, et c'est l'origine non-seulement de ces défenses opiniâtres et de ces actions dénaturées, mais encore de ces lois atroces que l'on fit quelquefois.

:

Les lois romaines vouloient que les médecins pussent être punis pour leur négligence ou pour leur impéritie3. Dans ce cas, elles condamnoient à la déportation un médecin d'une condition un peu relevée, et à la mort celui qui étoit d'une condition plus basse. Par nos lois il en est autrement. Les lois de Rome n'avoient pas été faites dans les mêmes circonstances que les nôtres à Rome, s'ingéroit de la médecine qui vouloit; mais parmi nous les médecins sont obligés de faire des études, et de prendre certains grades; ils sont donc censés connoître leur art

4. Des Lois, liv. I.

2. «< Inutilis ætas occidatur.» (Syrian., in Hermog.)

3. La loi Cornélia, De sicariis; Institutes, liv. IV, tit. 1, De lege Aquilia, $7.

CHAP. XV

Qu'il est bon quelquefois qu'une loi se corrige elle-même.

La loi des douze tables permettoit de tuer le voleur de nuit', aussi bien que le voleur de jour qui, étant poursuivi, se mettoit en défense; mais elle vouloit que celui qui tuoit le voleur criât et appelât les citoyens 2; et c'est une chose que les lois qui permettent de se faire justice soi-même doivent toujours exiger. C'est le cri de l'innocence, qui, dans le moment de l'action, appelle des témoins, appelle des juges. Il faut que le peuple prenne connoissance de l'action, et qu'il en prenne connoissance dans le moment qu'elle a été faite; dans un temps où tout parle, l'air, le visage, les passions, le silence, et où chaque parole condamne ou justifie. Une loi qui peut devenir si contraire à la sûreté et à la liberté des citoyens, doit être exécutée dans la présence des citoyens.

CHAP. XVI.

Choses à observer dans la composition des lois.

Ceux qui ont un génie assez étendu pour pouvoir donner des lois à leur nation ou à une autre, doivent faire de certaines attentions sur la manière de les former.

Le style en doit être concis. Les lois des douze tables sont un modèle de précision; les enfans les apprenoient par cœur 3. Les Novelles de Justinien sont si diffuses qu'il fallut les abréger.

Le style des lois doit être simple; l'expression directe s'entend toujours mieux que l'expression réfléchie. Il n'y a point de majesté dans les lois du Bas-Empire; on y fait parler les princes comme des rhéteurs. Quand le style des lois est enflé, on ne les regarde que comme un ouvrage d'ostentation.

Il est essentiel que les paroles des lois réveillent chez tous les hommes les mêmes idées. Le cardinal de Richelieu convenoit que l'on pouvoit accuser un ministre devant le roi'; mais il vouloit que l'on fût puni, si les choses qu'on prouvoit n'étoient pas considérables; ce qui devoit empêcher tout le monde de dire quelque vérité que ce fût contre lui, puisqu'une chose considérable est entièrement relative, et que ce qui est considérable pour quelqu'un ne l'est pas pour un autre.

La loi d'Honorius punissoit de mort celui qui achetoit comme

4. Voy. la loi 4, ff. Ad leg. Aquil.

2. Ibid. Voy. le décret de Tassillon, ajouté à la Loi des Bavarois, De popularibus legibus, art. 4.

3. « Ut carmen necessarium.» (Cicéron, De legibus, liv. II, § 23.) 4. C'est l'ouvrage d'Irnerius.

Testament politique.

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