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ces chartres formèrent une partie de nos coutumes, et cette partie se trouva rédigée par écrit.

3o Sous le règne de saint Louis et les suivans, des praticiens habiles, tels que Défontaines, Beaumanoir, et autres, rédigèrent par écrit les coutumes de leurs bailliages. Leur objet étoit plutôt de donner une pratique judiciaire, que les usages de leur temps sur la disposition des biens. Mais tout s'y trouve; et, quoique ces auteurs particuliers n'eussent d'autorité que par la vérité et la publicité des choses qu'ils disoient, on ne peut douter qu'elles n'aient beaucoup servi à la renaissance de notre droit françois. Tel étoit, dans ces temps-là, notre droit coutumier écrit.

Voici la grande époque: Charles VII et ses successeurs firent rédiger par écrit, dans tout le royaume, les diverses coutumes locales, et prescrivirent des formalités qui devoient être observées à leur rédaction. Or, comme cette rédaction se fit par provinces, et que, de chaque seigneurie, on venoit déposer dans l'assemblée générale de la province les usages écrits ou non écrits de chaque lieu, on chercha à rendre les coutumes plus générales, autant que cela se put faire sans blesser les intérêts des particuliers, qui furent réservés. Ainsi nos coutumes prirent trois caractères elles furent écrites, elles furent plus générales, elles reçurent le sceau de l'autorité royale.

Plusieurs de ces coutumes ayant été de nouveau rédigées, on y fit plusieurs changemens, soit en ôtant tout ce qui ne pouvoit compatir avec la jurisprudence actuelle, soit en ajoutant plusieurs choses tirées de cette jurisprudence.

Quoique le droit coutumier soit regardé parmi nous comme contenant une espèce d'opposition avec le droit romain, de sorte que ces deux droits divisent les territoires, il est pourtant vrai que plusieurs dispositions du droit romain sont entrées dans nos coutumes, surtout lorsqu'on en fit de nouvelles rédactions dans des temps qui ne sont pas fort éloignés des nôtres, où ce droit étoit l'objet des connoissances de tous ceux qui se destinoient aux emplois civils; dans des temps où l'on ne faisoit pas gloire d'ignorer ce que l'on doit savoir, et de savoir ce que l'on doit ignorer; où la facilité de l'esprit servoit plus à apprendre sa profession qu'à la faire; et où les amusemens continuels n'étoient pas même l'attribut des femmes.

Il auroit fallu que je m'étendisse davantage à la fin de ce livre; et qu'entrant dans de plus grands détails j'eusse suivi tous les changemens insensibles qui, depuis l'ouverture des appels, ont formé le grand corps de notre jurisprudence françoise. Mais j'au

4. Cela se fit ainsi lors de la rédaction des coutumes de Berry et de Paris. Voy. La Thaumassière, chap. III.

rois mis un grand ouvrage dans un grand ouvrage. Je suis comme cet antiquaire qui partit de son pays, arriva en Égypte, jeta un coup d'œil sur les pyramides, et s'en retourna '.

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Je le dis, et il me semble que je n'ai fait cet ouvrage que pour le prouver l'esprit de modération doit être celui du législateur; le bien politique, comme le bien moral, se trouve toujours entre deux limites. En voici l'exemple.

Les formalités de la justice sont nécessaires à la liberté. Mais le nombre en pourroit être si grand qu'il choqueroit le but des lois mêmes qui les auroient établies : les affaires n'auroient point de fin; la propriété des biens resteroit incertaine; on donneroit à l'une des parties le bien de l'autre sans examen, ou on les ruineroit toutes les deux à force d'examiner.

Les citoyens perdroient leur liberté et leur sûreté ; les accusateurs n'auroient plus les moyens de convaincre, ni les accusés le moyen de se justifier.

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Cécilius, dans Aulu-Gelle', discourant sur la loi des douze tables, qui permettoit au créancier de couper en morceaux le débiteur insolvable, la justifie par son atrocité même, qui empêchoit qu'on n'empruntât au delà de ses facultés. Les lois les plus cruelles seront donc les meilleures? Le bien sera l'excès, et tous les rapports des choses seront détruits?

CHAP. III.

Que les lois qui paroissent s'éloigner des vues du législateur y sont souvent conformes.

La loi de Solon, qui déclaroit infâmes tous ceux qui, dans une sédition, ne prendroient aucun parti, a paru bien extraordinaire;

1. Dans le Spectateur anglois. 2. Liv. XX, chap. 1.

3. Cécilius dit qu'il n'a jamais vu ni lu que cette peine eût été infligée; mais il y a apparence qu'elle n'a jamais été établie. L'opinion de quelques jurisconsultes que la loi des douze tables ne parloit que de la division du prix du débiteur vendu est très-vraisemblable.

mais il faut faire attention aux circonstances dans lesquelles la Grèce se trouvoit pour lors. Elle étoit partagée en de très-petits Etats: il étoit à craindre que, dans une république travaillée par des dissensions civiles, les gens les plus prudens ne se missent à couvert; et que par là les choses ne fussent portées à l'extrémité. Dans les séditions qui arrivoient dans ces petits Etats, le gros de la cité entroit dans la querelle, ou la faisoit. Dans nos grandes monarchies, les partis sont formés par peu de gens, et le peuple voudroit vivre dans l'inaction. Dans ce cas, il est naturel de rappeler les séditieux au gros des citoyens, non pas le gros des citoyens aux séditieux; dans l'autre, il faut faire rentrer le petit nombre de gens sages et tranquilles parmi les séditieux : c'est ainsi que la fermentation d'une liqueur peut être arrêtée par une seule goutte d'une autre.

CHAP. IV.

Des lois qui choquent les vues du législateur.

Il y a des lois que le législateur a si peu connues, qu'elles sont contraires au but même qu'il s'est proposé. Ceux qui ont établi chez les François que, lorsqu'un des deux prétendans à un bénéfice meurt, le bénéfice reste à celui qui survit, ont cherché sans doute à éteindre les affaires. Mais il en résulte un effet contraire : on voit les ecclésiastiques s'attaquer et se battre, comme des dogues anglois, jusqu'à la mort.

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La loi dont je vais parler se trouve dans ce serment qui nous a été conservé par Eschine': « Je jure que je ne détruirai jamais une ville des Amphictyons, et que je ne détournerai point ses eaux courantes: si quelque peuple ose faire quelque chose de pareil, je lui déclarerai la guerre, et je détruirai ses villes. » Le dernier article de cette loi, qui paroît confirmer le premier, lui est réellement contraire. Amphictyon veut qu'on ne détruise jamais les villes grecques, et sa loi ouvre la porte à la destruction de ces villes. Pour établir un bon droit des gens parmi les Grecs, il falloit les accoutumer à penser que c'étoit une chose atroce de détruire une ville grecque; il ne devoit pas même détruire les destructeurs. La loi d'Amphictyon étoit juste, mais elle n'étoit pas prudente. Cela se prouve par l'abus même que l'on en fit. Philippe ne se fit-il pas donner le pouvoir de détruire les villes, sous prétexte qu'elles avoient violé les lois des Grecs? Amphictyon auroit pu infliger d'autres peines: ordonner, par exemple, qu'un certain

i. De falsa legatione.

nombre de magistrats de la ville destructrice, ou de chefs de l'armée violatrice, seroient punis de mort; que le peuple destructeur cesseroit, pour un temps, de jouir des priviléges des Grecs; qu'il payeroit une amende jusqu'au rétablissement de la ville. La loi devoit surtout porter sur la réparation du dommage.

CHAP. VI. Que les lois qui paroissent les mêmes n'ont pas toujours le même effet.

César défendit de garder chez soi plus de soixante sesterces'. Cette loi fut regardée à Rome comme très-propre à concilier les débiteurs avec les créanciers, parce qu'en obligeant les riches à prêter aux pauvres, elle mettoit ceux-ci en état de satisfaire les riches. Une même loi faite en France, du temps du système, fut très-funeste : c'est que la circonstance dans laquelle on la fit étoit affreuse. Après avoir ôté tous les moyens de placer son argent, on ôta même la ressource de le garder chez soi ce qui étoit égal à un enlèvement fait par violence. César fit sa loi pour que l'argent circulât parmi le peuple; le ministre de France fit la sienne pour que l'argent fût mis dans une seule main. Le premier donna pour de l'argent des fonds de terre, ou des hypothèques sur des particuliers; le second proposa pour de l'argent des effets qui n'avoient point de valeur, et qui n'en pouvoient avoir par leur nature, par la raison que sa loi obligeoit de les prendre.

CHAP. VII.

Continuation du même sujet. Nécessité de bien composer les lois.

La loi de l'ostracisme fut établie à Athènes, à Argos, et à Syracuse. A Syracuse elle fit mille maux, parce qu'elle fut faite sans prudence. Les principaux citoyens se bannissoient les uns les autres en se mettant une feuille de figuier3 à la main'; de sorte que ceux qui avoient quelque mérite quittèrent les affaires. A Athènes, où le législateur avoit senti l'extension et les bornes qu'il devoit donner à sa loi, l'ostracisme fut une chose admirable: on n'y soumettoit jamais qu'une seule personne: il falloit un si grand nombre de suffrages, qu'il étoit difficile qu'on exilât quelqu'un dont l'absence ne fût pas nécessaire.

On ne pouvoit bannir que tous les cinq ans : en effet, dès que

4. Dion, liv. XLI.

2. Aristote, République, liv. V, chap. I.

3. Plutarque et Diodore de Sicile disent: «une feuille d'olivier, TέTαdov laias. Voy. dans Diodore, liv. XI, la cause de l'établissement de cette loi, qu'on appeloit à Syracuse le Pétalisme, la manière dont elle s'exécutoit, et les raisons qui la firent abolir.

4. Plutarque, Vie de Denys, § 1.

l'ostracisme ne devoit s'exercer que contre un grand personnage qui donneroit de la crainte à ses concitoyens, ce ne devoit pas être une affaire de tous les jours.

CHAP. VIII.

Que les lois qui paroissent les mêmes n'ont pas toujours eu le même motif.

On reçoit en France la plupart des lois des Romains sur les substitutions; mais les substitutions y ont tout un autre motif que chez les Romains. Chez ceux-ci, l'hérédité étoit jointe à de certains sacrifices qui devoient être faits par l'héritier, et qui étoient réglés par le droit des pontifes'. Cela fit qu'ils tinrent à déshonneur de mourir sans héritier; qu'ils prirent pour héritiers leurs esclaves, et qu'ils inventèrent les substitutions. La substitution vulgaire, qui fut la première inventée, et qui n'avoit lieu que dans le cas où l'héritier institué n'accepteroit pas l'hérédité, en est une grande preuve : elle n'avoit point pour objet de perpétuer l'héritage dans une famille du même nom, mais de trouver quelqu'un qui acceptât l'héritage.

CHAP. IX. Que les lois grecques et romaines ont puni

l'homicide de soi-même, sans avoir le même motif.

Un homme, dit Platon, qui a tué celui qui lui est étroitement lié, c'est-à-dire lui-même, non par ordre du magistrat, ni pour éviter l'ignominie, mais par foiblesse, sera puni. La loi romaine punissoit cette action lorsqu'elle n'avoit pas été faite par foiblesse d'âme, par ennui de la vie, par impuissance de souffrir la douleur, mais par le désespoir de quelque crime. La loi romaine absolvoit dans le cas où la grecque condamnoit, et condamnoit dans le cas où l'autre absolvoit.

La loi de Platon étoit formée sur les institutions lacédémoniennes, où les ordres du magistrat étoient totalement absolus, où l'ignominie étoit le plus grand des malheurs, et la foiblesse le plus grand des crimes. La loi romaine abandonnoit toutes ces belles idées elle n'étoit qu'une loi fiscale.

Du temps de la république, il n'y avoit point de loi à Rome qui punît ceux qui se tuoient eux-mêmes cette action, chez les historiens, est toujours prise en bonne part, et l'on n'y voit jamais de punition contre ceux qui l'ont faite.

Du temps des premiers empereurs, les grandes familles de Rome

4. Lorsque l'hérédité étoit trop chargée, on éludoit le droit des pontifes par de certaines ventes; d'où vint le mot sine sacris hæreditas. 2. Liv. IX des Lois.

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