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tillier, aux ordonnances de nos rois 1. Je ne parlerai que de ceux qui intéressoient plus directement la fortune publique. Nous connoissons ces abus par les arrêts qui les réformèrent. L'épaisse ignorance les avoit introduits; une espèce de clarté parut, et ils ne furent plus. On peut juger, par le silence du clergé, qu'il alla luimême au-devant de la correction: ce qui, vu la nature de l'esprit humain, mérite des louanges. Tout homme qui mouroit sans donner une partie de ses biens à l'Église, ce qui s'appeloit mourir déconfés, étoit privé de la communion et de la sépulture. Si l'on mouroit sans faire de testament, il falloit que les parens obtinssent de l'évêque qu'il nommât, concurremment avec eux, des arbitres pour fixer ce que le défunt auroit dû donner en cas qu'il eût fait un testament. On ne pouvoit pas coucher ensemble la première nuit des noces, ni même les deux suivantes, sans en avoir acheté la permission : c'étoit bien ces trois nuits-là qu'il falloit choisir; car, pour les autres, on n'auroit pas donné beaucoup d'argent. Le parlement corrigea tout cela. On trouve, dans le Glossaire du droit françois de Ragueau2, l'arrêt qu'il rendit contre l'évêque d'Amiens3 Je reviens au commencement de mon chapitre. Lorsque, dans un siècle ou dans un gouvernement, on voit les divers corps de l'État chercher à augmenter leur autorité, et à prendre les uns sur les autres de certains avantages, on se tromperoit souvent si l'on regardoit leurs entreprises comme une marque certaine de leur corruption. Par un malheur attaché à la condition humaine, les grands hommes modérés sont rares; et, comme il est toujours plus aisé de suivre sa force que de l'arrêter, peut-être, dans la classe des gens supérieurs, est-il plus facile de trouver des gens extrêmement vertueux que des hommes extrêmement sages.

L'âme goûte tant de délices à dominer les autres âmes; ceuxmêmes qui aiment le bien s'aiment si fort eux-mêmes, qu'il n'y a personne qui ne soit assez malheureux pour avoir encore à se défier de ses bonnes intentions: et, en vérité, nos actions tiennent à tant de choses, qu'il est mille fois plus aisé de faire le bien que de le bien faire.

CHAP. XLII.

Renaissance du droit romain, et ce qui en résulta.
Changement dans les tribunaux.

Le Digeste de Justinien ayant été retrouvé vers l'an 1137, le droit romain sembla prendre une seconde naissance. On établit des

4. Voy, Boutillier, Somme rurale, tit. Ix, quelles personnes ne peuvent faire demande en cour laie; et Beaumanoir, chap. x1, p. 56; et les règlemens de Philippe Auguste à ce sujet ; et l'établissement de Philippe Auguste fait entre les clercs, le roi et les barons.

2. Au mot Exécuteurs testamentaires. 3. Du 19 mars 1409.

écoles en Italie, où on l'enseignoit on avoit déjà le Code Justinien et les Novelles. J'ai déjà dit que ce droit y prit une telle faveur qu'il fit éclipser la loi des Lombards.

Des docteurs italiens portèrent le droit de Justinien en France, où l'on n'avoit connu que le Code Théodosien ', parce que ce ne fut qu'après l'établissement des barbares dans les Gaules que les lois de Justinien furent faites. Ce droit reçut quelques oppositions; mais il se maintint, malgré les excommunications des papes, qui protégeoient leurs canons 33. Saint Louis chercha à l'accréditer, par les traductions qu'il fit faire des ouvrages de Justinien, que nous avons encore manuscrites dans nos bibliothèques; et j'ai déjà dit qu'on en fit un grand usage dans les Établissemens. Philippe le Bel fit enseigner les lois de Justinien, seulement comme raison écrite, dans les pays de France qui se gouvernoient par les coutumes; et elles furent adoptées comme loi dans les pays où le droit romain étoit la loi.

J'ai dit ci-dessus que la manière de procéder par le combat judiciaire demandoit, dans ceux qui jugeoient, très-peu de suffisance; on décidoit les affaires dans chaque lieu, selon l'usage de chaque lieu, et suivant quelques coutumes simples, qui se recevoient par tradition. Il y avoit, du temps de Beaumanoir, deux différentes manières de rendre la justice : dans des lieux, on jugeoit par pairs; dans d'autres, on jugeoit par baillis". Quand on suivoit la première forme, les pairs jugeoient selon l'usage de leur jurisdiction; dans la seconde, c'étoient des prud'hommes ou vieillards qui indiquoient au bailli le même usage. Tout ceci ne demandoit aucunes lettres, aucune capacité, aucune étude. Mais, lorsque le code obscur des Établissemens et d'autres ouvrages de jurisprudence parurent; lorsque le droit romain fut traduit, lorsqu'il commença à être enseigné dans les écoles; lorsqu'un certain art de la procédure et qu'un certain art de la jurisprudence commencèrent à se former;

1. On suivoit en Italie le code de Justinien. C'est pour cela que le pape Jean VIII, dans sa constitution donnée après le synode de Troyes, parle de ce code, non pas parce qu'il étoit connu en France, mais parce qu'il· le connoissoit lui-même ; et sa constitution étoit générale.

2. Le code de cet empereur fut publié vers l'an 530.

3. Décrétales, liv. V, tit. De privilegiis, cap. Super specula.

4. Par une chartre de l'an 1312, en faveur de l'université d'Orléans, rapportée par du Tillet.

5. Coutume de Beauvoisis, chap. 1, De l'office des baillis.

6. Dans la commune, les bourgeois étoient jugés par d'autres bourgeois, comme les hommes de fief se jugeoient entre eux. Voy. La Thaumassière, chap. XIX.

7. Aussi toutes les requêtes commençoient-elles par ces mots : Sire juge, il est d'usage qu'en vostre jurisdiction, etc., comme il parott par la formule rapportée dans Boutillier, Somme rurale, liv. I, tit. xxr.

lorsqu'on vit naître des praticiens et des jurisconsultes, les pairs et les prud'hommes ne furent plus en état de juger; les pairs commencèrent à se retirer des tribunaux du seigneur, les seigneurs furent peu portés à les assembler d'autant mieux que les jugemens, au lieu d'être une action éclatante, agréable à la noblesse, intéressante pour les gens de guerre, n'étoient plus qu'une pratique qu'ils ne savoient ni ne vouloient savoir. La pratique de juger par pairs devint moins en usage 1; celle de juger par baillis s'étendit. Les baillis ne jugeoient pas ; ils faisoient l'instruction, et prononçoient le jugement des prud'hommes; mais, les prud'hommes n'étant plus en état de juger, les baillis jugèrent eux-mêmes.

Cela se fit d'autant plus aisément qu'on avoit devant les yeux la pratique des juges d'Eglise : le droit canonique et le nouveau droit civil concoururent également à abolir les pairs.

Ainsi se perdit l'usage constamment observé dans la monarchie, qu'un juge ne jugeoit jamais seul, comme on le voit par les lois saliques, les capitulaires, et par les premiers écrivains de pratique de la troisième race 3. L'abus contraire, qui n'a lieu que dans les justices locales, a été modéré, et en quelque façon corrigé, par l'introduction en plusieurs lieux d'un lieutenant du juge, que celui-ci consulte, et qui représente les anciens prud'hommes, par l'obligation où est le juge de prendre deux gradués dans les cas qui peuvent mériter une peine afflictive; et enfin il est devenu nul par l'extrême facilité des appels.

CHAP. XLIII.

Continuation du même sujet.

Ainsi ce ne fut point une loi qui défendit aux seigneurs de tenir eux-mêmes leur cour; ce ne fut point une loi qui abolit les fonctions

4. Le changement fut insensible. On trouve encore les pairs employés du temps de Boutillier, qui vivoit en 1402, date de son testament, qui rapporte cette formule au liv. I, tit. xxI: « Sire juge, en ma justice haute, moyenne, et basse, que j'ai en tel lieu, cour, plaids, baillis, hommes féodaux et sergens...» Mais il n'y avoit plus que les matières féodales qui se jugeassent par pairs. (Somme rurale, liv. I, tit. 1, p. 46).

2. Comme il paroit par la formule des lettres que le seigneur leur donnoit, rapportée par Boutillier, Somme rurale, liv. I, tit. xiv. Ce qui se prouve encore par Beaumanoir, Coutume de Beauvoisis, chap. 1, Des baillis. Ils ne faisoient que la procédure. « Le bailli est tenu en le présence des hommes à penre les parolles de chaux qui plaident, et doit demander as parties se il vuelent oir droit selonc les raisons que il ont dites; et se il dient: Sire, oil, le bailli doit contraindre les hommes que ils facent le jugement. » Voy. aussi les Établissemens de saint Louis, liv. I, chap. cv; et liv. II, chap. xv. Li juge, si ne doit pas faire le jugement.

3. Beaumanoir, chap. LXVII, p. 336; et chap. LXI, p. 345 et 316 : les Établissemens, liv. II, chap. xv.

que leurs pairs y avoient; il n'y eut point de loi qui ordonnât de créer des baillis; ce ne fut point par une loi qu'ils eurent le droit de juger. Tout cela se fit peu à peu, et par la force de la chose. La connoissance du droit romain, des arrêts des cours, des corps de coutumes nouvellement écrites, demandoit une étude, dont les nobles et le peuple sans lettres n'étoient point capables.

La seule ordonnance que nous ayons sur cette matière est celle qui obligea les seigneurs de choisir leurs baillis dans l'ordre des laïques. C'est mal à propos qu'on l'a regardée comme la loi de leur création ; mais elle ne dit que ce qu'elle dit. De plus, elle fixe ce qu'elle prescrit par les raisons qu'elle en donne. « C'est afin, est-il dit, que les baillis puissent être punis de leurs prévarications, qu'il faut qu'ils soient pris dans l'ordre des laïques 2. » On sait les priviléges des ecclésiastiques dans ces temps-là.

Il ne faut pas croire que les droits dont les seigneurs jouissoient autrefois, et dont ils ne jouissent plus aujourd'hui, leur aient été ôtés comme des usurpations: plusieurs de ces droits ont été perdus par négligence; et d'autres ont été abandonnés, parce que, divers changemens s'étant introduits dans le cours de plusieurs siècles, ils ne pouvoient subsister avec ces changemens.

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Les juges, qui n'avoient d'autres règles que les usages, s'en enquéroient ordinairement par témoins dans chaque question qui se présentoit.

Le combat judiciaire devenant moins en usage, on fit les enquêtes par écrit. Mais une preuve vocale mise par écrit n'est jamais qu'une preuve vocale; cela ne faisoit qu'augmenter les frais de la procé dure. On fit des règlemens qui rendirent la plupart de ces enquêtes inutiles 3; on établit des registres publics, dans lesquels la plupart des faits se trouvoient prouvés, la noblesse, l'âge, la légitimité, le mariage. L'écriture est un témoin qui est difficilement corrompu. On fit rédiger par écrit les coutumes. Tout cela étoit bien raisonnable: il est plus aisé d'aller chercher dans les registres de baptême si Pierre est fils de Paul, que d'aller prouver ce fait par une longue enquête. Quand dans un pays il y a un très-grand nombre d'usages, il est plus aisé de les écrire tous dans un code que d'obliger les particuliers à prouver chaque usage. Enfin on fit la fameuse ordonnance qui défendit de recevoir la preuve par témoins pour

1. Elle est de l'an 1287.

2. « Ut, si ibi delinquant, superiores sui possint animadvertere in < eosdem. »

3. Voy. comment on prouvoit l'âge et la parenté. (Établissemens, liv. I, chap. LXXI et LXXII.)

une dette au-dessus de cent livres, à moins qu'il n'y eût un commencement de preuve par écrit.

CHAP. XLV. Des coutumes de France.

La France étoit régie, comme j'ai dit, par des coutumes non écrites et les usages particuliers de chaque seigneurie formoient le droit civil. Chaque seigneurie avoit son droit civil: comme le dit Beaumanoir; et un droit si particulier, que cet auteur, qu'on doit regarder comme la lumière de ce temps-là, et une grande lumière, dit qu'il ne croit pas que dans tout le royaume il y eût deux seigneuries qui fussent gouvernées de tous points par la même loi.

Cette prodigieuse diversité avoit une première origine, et eile en avoit une seconde. Pour la première, on peut se souvenir de ce que j'ai dit ci-dessus 2, au chapitre des coutumes locales; et, quant à la seconde, on la trouve dans les divers événemens des combats judiciaires : des cas continuellement fortuits devant introduire naturellement de nouveaux usages.

Ces coutumes-là étoient conservées dans la mémoire des vieillards; mais il se forma peu à peu des lois ou des coutumes écrites. 1o Dans le commencement de la troisième race 3, les rois donnèrent des chartres particulières, et en donnèrent même de générales, de la manière dont je l'ai expliqué ci-dessus : tels sont les Établissemens de Philippe Auguste, et ceux que fit saint Louis. De même, les grands vassaux, de concert avec les seigneurs qui tenoient d'eux, donnèrent, dans les assises de leurs duchés ou comtés, de certaines chartres ou établissemens, selon les circonstances: telles furent l'assise de Geoffroi, comte de Bretagne, sur le partage des nobles; les coutumes de Normandie, accordées par le duc Raoul; les coutumes de Champagne, données par le roi Thibaut; les lois de Simon, comte de Montfort, et autres. Cela produisit quelques lois écrites, et même plus générales que celles que l'on avoit.

2o Dans le commencement de la troisième race, presque tout le bas peuple étoit serf. Plusieurs raisons obligèrent les rois et les seigneurs de les affranchir.

Les seigneurs, en affranchissant leurs serfs, leur donnèrent des biens; il fallut leur donner des lois civiles pour régler la disposition de ces biens. Les seigneurs, en affranchissant leurs serfs, se privèrent de leurs biens; il fallut donc régler les droits que les seigneurs se réservoient pour l'équivalent de leur bien. L'une et l'autre de ces choses furent réglées par les chartres d'affranchissement;

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