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cas de l'honneur, on se sera toute sa vie exercé à des choses sans lesquelles on ne peut l'obtenir. De plus, dans une nation guerrière, où la force, le courage et la prouesse sont en honneur, les crimes véritablement odieux sont ceux qui naissent de la fourberie, de la finesse et de la ruse, c'est-à-dire de la poltronnerie.

Quant à la preuve par le feu, après que l'accusé avoit mis la main sur un fer chaud, ou dans l'eau bouillante, on enveloppoit la main dans un sac que l'on cachetoit: si, trois jours après, il ne paroissoit plus de marque de brûlure, on étoit déclaré innocent. Qui ne voit que, chez un peuple exercé à manier des armes, la peau rude et calleuse ne devoit pas recevoir assez l'impression du fer chaud ou de l'eau bouillante, pour qu'il y parût trois jours après? Et, s'il y paroissoit, c'étoit une marque que celui qui faisoit l'épreuve étoit un efféminé. Nos paysans, avec leurs mains calleuses, manient le fer chaud comme ils veulent. Et, quant aux femmes, les mains de celles qui travailloient pouvoient résister au fer chaud. Les dames ne manquoient point de champions pour les défendre'; et, dans une nation où il n'y avoit point de luxe, il n'y avoit guère d'état moyen.

Par la loi des Thuringiens2, une femme accusée d'adultère n'étoit condamnée à l'épreuve par l'eau bouillante, que lorsqu'il ne se présentoit point de champion pour elle; et la loi des Ripuaires n'admet cette épreuve que lorsqu'on ne trouve pas de témoins pour se justifier3. Mais une femme qu'aucun de ses parens ne vouloit défendre, un homme qui ne pouvoit alléguer aucun témoignage de sa probité, étoient par cela même déjà convaincus.

Je dis donc que, dans les circonstances des temps où la preuve par le combat et la preuve par le fer chaud et l'eau bouillante furent en usage, il y eut un tel accord de ces lois avec les mœurs, que ces lois produisirent moins d'injustices qu'elles ne furent injustes; que les effets furent plus innocens que les causes; qu'elles choquèrent plus l'équité qu'elles n'en violèrent les droits; qu'elles furent plus déraisonnables que tyranniques.

CHAP. XVIII.

- Comment la preuve par le combat s'étendit. On pourroit conclure de la lettre d'Agobard à Louis le Débonnaire, que la preuve par le combat n'étoit point en usage chez les Francs, puisque, après avoir remontré à ce prince les abus de la loi de Gondebaud, il demande qu'on juge en Bourgogne les affaires par la loi des Francs'. Mais comme on sait d'ailleurs que, dans ces temps-là, le

1. Voy. Beaumanoir, Coutume de Beauvoisis, chap. LXI. Voy. aussi la Loi des Angles, chap. xiv, où la preuve par l'eau bouillante n'est que subsidiaire.

2. Tit. XIV. '— 3. Chap. XXXI, § 5.

4. « Si placeret domino nostro ut eos transferret ad legem Francorum. »

combat judiciaire étoit en usage en France, on a été dans l'embarras. Cela s'explique par ce que j'ai dit : la loi des Francs saliens n'admettoit point cette preuve, et celle des Francs ripuaires la recevoit'.

Mais, malgré les clameurs des ecclésiastiques, l'usage du combat judiciaire s'étendit tous les jours en France; et je vais prouver tout à l'heure que ce furent eux-mêmes qui y donnèrent lieu en grande partie.

C'est la loi des Lombards qui nous fournit cette preuve. « Il s'étoit introduit depuis longtemps une détestable coutume (est-il dit dans le préambule de la constitution d'Othon II); c'est que, si la chartre de quelque héritage étoit attaquée de faux, celui qui la présentoit faisoit serment sur les Évangiles qu'elle étoit vraie; et, sans aucun jugement préalable, il se rendoit propriétaire de l'héritage : ainsi les parjures étoient sûrs d'acquérir. » Lorsque l'empereur Othon Ier se fit couronner à Rome3, le pape Jean XII tenant un concile, tous les seigneurs d'Italie s'écrièrent qu'il falloit que l'empereur fît une loi pour corriger cet indigne abus 4. Le pape et l'empereur jugèrent qu'il falloit renvoyer l'affaire au concile qui devoit se tenir peu de temps après à Ravenne. Là, les seigneurs firent les mêmes demandes, et redoublèrent leurs cris; mais, sous prétexte de l'absence de quelques personnes, on renvoya encore une fois cette affaire. Lorsque Othon II, et Conrad, roi de Bourgogne, arrivèrent en Italie, ils eurent, à Vérone', un colloque avec les seigneurs d'Italies; et, sur leurs instances réitérées, l'empereur, du consentement de tous, fit une loi qui portoit que, quand il y auroit quelque contestation sur des héritages, et qu'une des parties voudroit se servir d'une chartre, et que l'autre soutiendroit qu'elle étoit fausse, l'affaire se décideroit par le combat; que la même règle s'observeroit lorsqu'il s'agiroit de matières de fiefs; que les églises seroient sujettes à la même loi, et qu'elles combattroient par leurs champions. On voit que la noblesse demanda la preuve par le combat, à cause de l'inconvénient de la preuve introduite dans les églises; que, malgré les cris de cette noblesse, malgré l'abus qui crioit lui-même, et malgré l'au

1. Voy. cette loi, tit. LIX, § 4; et tit. LXVII, § 5.

2. Loi des Lombards, liv. II, tit. LV, chap. XXXIV. - 3. L'an 962. 4. Ab Italiæ proceribus est proclamatum, ut imperator sanctus, mutata « lege, facinus indignum destrueret.» (Loi des Lombards, liv. II, tit. LV, chap. XXXIV.)

6. Il fut tenu en l'an 967, en présence du pape Jean XIII, et de l'empereur Othon ler.

6. Oncle d'Othon II, fils de Rodolphe, et roi de la Bourgogne transjurane.

7. L'an 988.

8. Cum in hoc ab omnibus imperiales aures pulsarentur.» (Loi des Lombards, liv. II, tit. Tv, chap. xxxiv.)

torité d'Othon, qui arriva en Italie pour parler et agir en maître, le clergé tint ferme dans deux conciles; que le concours de la noblesse et des princes ayant forcé les ecclésiastiques à céder, l'usage du combat judiciaire dut être regardé comme un privilége de la noblesse, comme un rempart contre l'injustice, et une assurance de sa propriété et que, dès ce moment, cette pratique dut s'étendre. Et cela se fit dans un temps où les empereurs étoient grands, et les papes petits, dans un temps où les Othons vinrent rétablir en Italie la dignité de l'empire.

Je ferai une réflexion qui confirmera ce que j'ai dit ci-dessus, que l'établissement des preuves négatives entraînoit après lui la jurisprudence du combat. L'abus dont on se plaignoit devant les Othons étoit qu'un homme à qui on objectoit que sa chartre étoit fausse se défendoit par une preuve négative, en déclarant sur les Évangiles qu'elle ne l'étoit pas. Que fit-on pour corriger l'abus d'une loi qui avoit été tronquée? On rétablit l'usage du combat.

Je me suis pressé de parler de la constitution d'Othon II, afin de donner une idée claire des démêlés de ces temps-là entre le clergé et les laïques. Il y avoit eu auparavant une constitution de Lothaire ler, qui, sur les mêmes plaintes et les mêmes démêlés, voulant assurer la propriété des biens, avoit ordonné que le notaire jureroit que sa chartre n'étoit pas fausse, et que, s'il étoit mort, on feroit jurer les témoins qui l'avoient signée; mais le mal restoit toujours, il fallut en venir au remède dont je viens de parler.

Je trouve qu'avant ce temps-là, dans des assemblées générales tenues par Charlemagne, la nation lui représenta que, dans l'état des choses, il étoit très-difficile que l'accusateur ou l'accusé ne se parjurassent, et qu'il valoit mieux rétablir le combat judiciaire; ce qu'il fit.

L'usage du combat judiciaire s'étendit chez les Bourguignons, et celui du serment y fut borné. Théodoric, roi d'Italie, abolit le combat singulier chez les Ostrogoths3 : les lois de Chaindasuinde et de Recessuinde semblent en avoir voulu ôter jusqu'à l'idée. Mais ces lois furent si peu reçues dans la Narbonoise, que le combat y étoit regardé comme une prérogative des Goths".

Les Lombards, qui conquirent l'Italie après la destruction des

1. Dans la Loi des Lombards, liv. II, tit. Lv, § 33. Dans l'exemplaire dont s'est servi M. Muratori, elle est attribuée à l'empereur Guy. 2. Dans la Loi des Lombards, liv. II, tit. Lv, § 23.

3. Voy. Cassiodore, liv. 111, lett. xxii et xxiv.

4. In palatio quoque Bera, comes Barcinonensis, cum impeleretur a quodam vocato Sunita, et infidelitatis argueretur, cum eodem, secun« dum legem propriam, utpote quia uterque Gothus erat, equestri prælio «< congressus est et victus. » (L'auteur incertain de la Vie de Louis le Débonnaire

Ostrogoths par les Grecs, y rapportèrent l'usage du combat; mais leurs premières lois le restreignirent', Charlemagne2, Louis le Débonnaire, les Othons, firent diverses constitutions générales, qu'on trouve insérées dans les lois des Lombards, et ajoutées aux lois saliques, qui étendirent le duel, d'abord dans les affaires criminelles, et ensuite dans les civiles. On ne savoit comment faire. La preuve négative par le serment avoit des inconvéniens; celle par le combat en avoit aussi : on changeoit suivant qu'on étoit plus frappé des uns ou des autres.

D'un côté, les ecclésiastiques se plaisoient à voir que, dans toutes les affaires séculières, on recourût aux églises et aux autels 3; et, de l'autre, une noblesse fière aimoit à soutenir ses droits par son épée.

Je ne dis point que ce fût le clergé qui eût introduit l'usage don't la noblesse se plaignoit. Cette coutume dérivoit de l'esprit des lois des barbares, et de l'établissement des preuves négatives. Mais une pratique qui pouvoit procurer l'impunité à tant de criminels, ayant fait penser qu'il falloit se servir de la sainteté des églises pour étonner les coupables, et faire pâlir les parjures, les ecclésiastiques soutinrent cet usage, et la pratique à laquelle il étoit joint; car d'ailleurs ils étoient opposés aux preuves négatives. Nous voyons dans Beaumanoir que ces preuves ne furent jamais admises dans les tribunaux ecclésiastiques : ce qui contribua sans doute beaucoup à les faire tomber, et à affoiblir la disposition des codes des lois des barbares à cet égard.

Ceci fera encore bien sentir la liaison entre l'usage des preuves négatives, et celui du combat judiciaire dont j'ai tant parlé. Les tribunaux laïques les admirent l'un et l'autre, et les tribunaux clercs les rejetèrent tous deux.

Dans le choix de la preuve par le combat, la nation suivoit son génie guerrier; car pendant qu'on établissoit le combat comme un jugement de Dieu, on abolissoit les preuves par la croix, l'eau froide, et l'eau bouillante, qu'on avoit regardées aussi comme des jugemens de Dieu.

4. Voy. dans la Loi des Lombards, le liv. I, tit. iv et tit. x, § 23; et liv. II, tit. xxxv, § 4 et 5; et tit. LV, S1, 2 et 3. les règlemens de Rotharis; et au S 15, celui de Luitprand.

2. Ibid., liv. II, tit. Lv, § 23.

3. Le serment judiciaire se faisoit pour lors dans les églises, et il y avoit, dans la première race, dans le palais des rois, une chapelle exprès pour les affaires qui s'y jugeoient. Voy. les Formules de Marculfe, liv. I, chap. xxxvin; les Lois des Ripuaires, tit. LIX, § 4; tit. LXV, § 5; l'Histoire de Grégoire de Tours, le capitulaire de l'an 803, ajouté à la Loi salique.

4. Chap. xxxix, p. 242.

Charlemagne ordonna que, s'il survenoit quelque différend entre ses enfans, il fût terminé par le jugement de la croix. Louis le Débonnaire borna ce jugement aux affaires ecclésiastiques: son fils Lothaire l'abolit dans tous les cas; il abolit de même la preuve par l'eau froide2.

Je ne dis pas que, dans un temps où il y avoit si peu d'usages universellement reçus, ces preuves n'aient été reproduites dans quelques églises, d'autant plus qu'une chartre de Philippe Auguste en fait mention3; mais je dis qu'elles furent de peu d'usage. Beaumanoir, qui vivoit du temps de saint Louis, et un peu après, faisant l'énumération des différens genres de preuves, parle de celle du combat judiciaire, et point du tout de celles-là1.

CHAP. XIX.. - Nouvelle raison de l'oubli des lois saliques,

des lois romaines et des capitulaires.

J'ai déjà dit les raisons qui avoient fait perdre aux lois saliques, aux lois romaines et aux capitulaires, leur autorité; j'ajouterai que la grande extension de la preuve par le combat en fut la principale

cause.

Les lois saliques, qui n'admettoient point cet usage, devinrent en quelque façon inutiles, et tombèrent les lois romaines, qui ne l'admettoient pas non plus, périrent de même. On ne songea plus qu'à former la loi du combat judiciaire, et à en faire une bonne jurisprudence. Les dispositions des capitulaires ne devinrent pas moins inutiles. Ainsi tant de lois perdirent leur autorité, sans qu'on puisse citer le moment où elles l'ont perdue; elles furent oubliées, sans qu'on en trouve d'autres qui aient pris leur place.

Une nation pareille n'avoit pas besoin de lois écrites, et ses lois écrites pouvoient bien aisément tomber dans l'oubli.

Y avoit-il quelque discussion entre deux parties, on ordonnoit le combat. Pour cela, il ne falloit pas beaucoup de suffisance.

Toutes les actions civiles et criminelles se réduisent en faits. C'est sur ces faits que l'on combattoit; et ce n'étoit pas seulement le fond de l'affaire qui se jugeoit par le combat, mais encore les incidens et les interlocutoires, comme le dit Beaumanoirs, qui en donne des exemples.

Je trouve qu'au commencement de la troisième race, la jurisprudence étoit toute en procédés; tout fut gouverné par le point d'hon

1. On trouve ses constitutions insérées dans la Loi des Lombards, et à la suite des lois saliques.

2. Dans sa constitution insérée dans la Loi des Lombards, liv. II, tit. LV, S 31.

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4. Coutume de Beauvoisis, chap. xxxix,

5. Chap. LXI, p. 309 et 310.

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