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CHAP. II.

Que les lois barbares furent toutes personnelles. C'est un caractère particulier de ces lois des barbares, qu'elles ne furent point attachées à un certain territoire : le Franc étoit jugé par la loi des Francs, l'Allemand par la loi des Allemands, le Bourguignon par la loi des Bourguignons, le Romain par la loi romaine; et, bien loin qu'on songeât dans ces temps-là à rendre uniformes les lois des peuples conquérans, on ne pensa pas même à se faire législateur du peuple vaincu.

Je trouve l'origine de cela dans les mœurs des peuples germains. Ces nations étoient partagées par des marais, des lacs et des forêts on voit même dans César' qu'elles aimoient à se séparer. La frayeur qu'elles eurent des Romains fit qu'elles se réunirent chaque homme, dans ces nations mêlées, dut être jugé par les usages et les coutumes de sa propre nation. Tous ces peuples, dans leur particulier, étoient libres et indépendans; et, quand ils furent mêlés, l'indépendance resta encore la patrie étoit commune, et la république particulière; le territoire étoit le même, et les nations diverses. L'esprit des lois personnelles étoit donc chez ces peuples avant qu'ils partissent de chez eux, et ils le portèrent dans leurs conquêtes.

On trouve cet usage établi dans les formules de Marculfe', dans les codes des lois des barbares, surtout dans la loi des Ripuaires', dans les décrets des rois de la première race', d'où dérivèrent les capitulaires que l'on fit là-dessus dans la secondes. Les enfans suivoient la loi de leur père, les femmes celle de leur mari', les veuves revenoient à leur loi, les affranchis avoient celle de leur patron. Ce n'est pas tout chacun pouvoit prendre la loi qu'il vouloit; la constitution de Lothaire Ier exigea que ce choix fût rendu public 10.

CHAP. III.

· Différence capitale entre les lois saliques et les lois des Wisigoths et des Bourguignons.

J'ai dit que la loi des Bourguignons et celle des Wisigoths étoient impartiales; mais la loi salique ne le fut pas : elle établit

4 De bello Gallico, liv. VI.

2. Liv. 1, form. 8- 3. Chap. xxxI.

4. Celui de Clotaire, de l'an 560, dans l'édition des Capitulaires de Baluze, t. I, art. 4; ibid., in fine.

5. Capitulaires ajoutés à la loi des Lombards, liv. I, tit. xxv, chap. LXXI; liv. II, tit. XLI, chap. vir; et tit. LVI, chap. I et II.

6. Ibid., liv. 11, tit. v. —7. Ibid., liv. II, tit. vII, chap. 1. — 8. Ibid., chap. 11.9. Ibid., tit. xxxv, chap. I. 10. Dans la Loi des Lombards, liv. II, tit. LVII.-14. Au chap. I de ce livre.

entre les Francs et les Romains les distinctions les plus affligeantes. Quand on avoit tué un Franc, un barbare ou un homme qui vivoit sous la loi salique, on payoit à ses parens une composition de 200 sous; on n'en payoit qu'une de 100, lorsqu'on avoit tué un Romain possesseur, et seulement une de 45, quand on avoit tué un Romain tributaire; la composition pour le meurtre d'un Franc, vassal3 du roi, étoit de 600 sous; et celle du meurtre d'un Romain, convive du roi, n'étoit que de 300. Elle mettoit donc une cruelle différence entre le seigneur franc et le seigneur romain, et entre le Franc et le Romain qui étoient d'une condition médiocre.

Ce n'est pas tout si l'on assembloit du monde pour assaillir un Franc dans sa maison, et qu'on le tuât, la loi salique ordonnoit une composition de 600 sous; mais si l'on avoit assailli un Romain ou un affranchi, on ne payoit que la moitié de la composition. Par la même lois, si un Romain enchaînoit un Franc, il devoit 30 sous de composition; mais si un Franc enchaînoit un Romain, il n'en devoit qu'une de 15. Un Franc, dépouillé par un Romain. avoit 62 sous et demi de composition; et un Romain, dépouillé par un Franc, n'en recevoit qu'une de 30. Tout cela devoit être accablant pour les Romains.

Cependant un auteur célèbre forme un système de l'établissement des Francs dans les Gaules, sur la présupposition qu'ils étoient les meilleurs amis des Romains. Les Francs étoient donc les meilleurs amis des Romains. eux qui leur firent, eux qui en recurent des maux effroyables? Les Francs étoient amis des Romains, eux qui, après les avoir assujettis par les armes. les opprimèrent de sang-froid par leurs lois? Ils étoient amis des Romains comme les Tartares, qui conquirent la Chine, étoient amis des Chinois.

Si quelques évêques catholiques ont voulu se servir des Francs

1. Loi salique, tit. XLII, § 1.

2. « Qui res in pago ubi remanet proprias habet.» (Loi salique tit. XLII, § 7.)

3. « Qui in truste dominica est. » (Loi salique, tit. XLIII, § 4.)

4. » Si romanus homo conviva regis fuerit. » (Ibid., § 6.)

5. Les principaux Romains s'attachoient à la cour, comme on le voit par la vie de plusieurs évêques qui y furent élevés. Il n'y avoit guère que les Romains qui sussent écrire.

S

6. Ibid., tit. XIV, § 1.

7. Lidus, dont la condition étoit meilleure que celle du serf. (Loi des Allemands, chap. xcv.)

8. Tit. XXXIV, § 3 et 4.

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10. Témoin l'expédition d'Arbogaste, dans Grégoire de Tours, Histoire, liv. II.

MONTESQUIEU ?

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pour détruire des rois ariens, s'ensuit-il qu'ils aient désiré de vivre sous des peuples barbares? En peut-on conclure que les Francs eussent des égards particuliers pour les Romains? J'en tirerois bien d'autres conséquences plus les Francs furent sûrs des Romains, moins ils les ménagèrent.

Mais l'abbé Dubos a puisé dans de mauvaises sources pour un historien les poëtes et les orateurs; ce n'est point sur des ouvrages d'ostentation qu'il faut fonder des systèmes.

:

CHAP. IV. Comment le droit romain se perdit dans le pays du domaine des Francs, et se conserva dans le pays du domaine des Goths et des Bourguignons.

Les choses que j'ai dites donneront du jour à d'autres, qui ont été jusqu'ici pleines d'obscurités.

Le pays qu'on appelle aujourd'hui la France fut gouverné, dans la première race, par la loi romaine, ou le Code Théodosien, et par les diverses lois des barbares qui y habitoient '.

Dans le pays du domaine des Francs, la loi salique étoit établie pour les Francs, et le Code Théodosien pour les Romains. Dans celui du domaine des Wisigoths, une compilation du Code Théodosien, faite par l'ordre d'Alaric3, régla les différends des Romains; les coutumes de la nation, qu'Euric fit rédiger par écrit', décidèrent ceux des Wisigoths. Mais pourquoi les lois saliques acquirent-elles une autorité presque générale dans le pays des Francs? Et pourquoi le droit romain s'y perdit-il peu à peu, pendant que, dans le domaine des Wisigoths, le droit romain s'étendit, et eut une autorité générale?

Je dis que le droit romain perdit son usage chez les Francs, à cause des grands avantages qu'il y avoit à être Franc, barbare, ou homme vivant sous la loi salique : tout le monde fut porté à quitter le droit romain, pour vivre sous la loi salique. Il fut seulement retenu par les ecclésiastiques, parce qu'ils n'eurent point d'intérêt à changer. Les différences des conditions et des rangs ne consistoient que dans la grandeur des compositions, comme je le

4. Les Francs, les Wisigoths et les Bourguignons

2. Il fut fini l'an 438.

3. La vingtième année du règne de ce prince, et publiée deux ans après par Anien, comme il paroît par la préface de ce code.

4. L'an 504 de l'ère d'Espagne. (Chronique d'Isidore.)

5. « Francum, aut barbarum, aut hominem qui salica lege vivit. » (Loi salique, tit. XLIII, § 4.)

6. « Selon la loi romaine sous laquelle l'Église vit, est-il dit dans la Lot des Ripuaires, til. VI, §. Voy. aussi les autorités sans nombre làdessus, rapportées par M. Ducange, au mot Lex romana.

ferai voir ailleurs. Or, des lois' particulières leur donnèrent des compositions aussi favorables que celles qu'avoient les Francs : ils gardèrent donc le droit romain. Ils n'en recevoient aucun préjudice, et il leur convenoit d'ailleurs, parce qu'il étoit l'ouvrage des. empereurs chrétiens.

D'un autre côté, dans le patrimoine des Wisigoths, la loi wisigothe' ne donnant aucun avantage civil aux Wisigoths sur les Romains, les Romains n'eurent aucune raison de cesser de vivre sous leur loi pour vivre sous une autre : ils gardèrent donc leurs lois, et ne prirent point celles des Wisigoths.

Ceci se confirme à mesure qu'on va plus avant. La loi de Gondebaud fut très-impartiale, et ne fut pas plus favorable aux Bourguignons qu'aux Romains. Il paroît, par le prologue de cette loi, qu'elle fut faite pour les Bourguignons, et qu'elle fut faite encore pour régler les affaires qui pourroient naître entre les Romains et les Bourguignons; et, dans ce dernier cas, le tribunal fut mi-parti. Cela étoit nécessaire pour des raisons particulières, tirées de l'arrangement politique de ces temps-là3. Le droit romain subsista dans la Bourgogne, pour régler les différends que les Romains pour roient avoir entre eux. Ceux-ci n'eurent point de raison pour quitter leur loi, comme ils en eurent dans le pays des Francs; d'autant mieux que la loi salique n'étoit point établie en Bourgogne, comme il paroît par la fameuse lettre qu'Agobard écrivit à Louis le Débonnaire.

Agobard' demandoit à ce prince d'établir la loi salique dans la Bourgogne elle n'y étoit donc pas établie. Ainsi le droit romain subsista et subsiste encore dans tant de provinces qui dépendoient autrefois de ce royaume.

Le droit romain et la loi gothe se maintinrent de même dans le pays de l'établissement des Goths : la loi salique n'y fut jamais reçue. Quand Pépin et Charles Martel en chassèrent les Sarrasins, les villes et les provinces qui se soumirent à ces princes' demandèrent

4. Voy. les capitulaires ajoutés à la Loi salique, dans Lindembroch, la fin de cette loi, et les divers codes des lois des barbares sur les priviléges des ecclésiastiques à cet égard. Voy. aussi la lettre de Charlemagne à Pépin son fils, roi d'Italie, de l'an 807, dans l'édition de Baluze, t. I, p. 452, où il est dit qu'un ecclésiastique doit recevoir une composition triple; et le Recueil des Capitulaires, liv. V, art. 302, t. I, édit. de Baluze. 2. Voy. cette loi.

3. J'en parlerai ailleurs, liv. XXX, chap. vI, VII, VIII et IX.

4. Agob. Opera.

5. Voy. Gervais de Tilburi, dans le recueil de Duchesne, t. III, p. 366. << Facta pactione cum Francis, quod illic Gothi patriis legibus, moribus « paternis vivant: et sic Narbonensis provincia Pippino subjicitur. » Et une Chronique de l'an 759, rapportée par Catel, Histoire du Languedoc; et

à conserver leurs lois, et l'obtinrent : ce qui, malgré l'usage de ce temps-là, où toutes les lois étoient personnelles, fit bientôt regarder le droit romain comme une loi réelle et territoriale dans ce pays.

Cela se prouve par l'édit de Charles le Chauve, donné à Pistes l'an 864, qui' distingue les pays dans lesquels on jugeoit par le droit romain, d'avec ceux où l'on n'y jugeoit pas.

L'édit de Pistes prouve deux choses: l'une, qu'il y avoit des pays où l'on jugeoit selon la loi romaine, et qu'il y en avoit où l'on ne jugeoit point selon cette loi; l'autre, que ces pays où l'on jugeoit par la loi romaine étoient précisément ceux où on la suit encore aujourd'hui, comme il paroît par ce même édit'. Ainsi la distinction des pays de la France coutumière, et de la France régie par le droit écrit, étoit déjà établie du temps de l'édit de Pistes.

J'ai dit que, dans les commencemens de la monarchie, toutes les lois étoient personnelles ainsi, quand l'édit de Pistes distingue les pays du droit romain d'avec ceux qui ne l'étoient pas, cela signifie que, dans les pays qui n'étoient point pays du droit romain, tant de gens avoient choisi de vivre sous quelqu'une des lois des peuples barbares. qu'il n'y avoit presque plus personne, dans ces contrées, qui choisît de vivre sous la loi romaine: et que, dans les pays de la loi romaine, il y avoit peu de gens qui eussent choisi de vivre sous les lois des peuples barbares.

Je sais bien que je dis ici des choses nouvelles; mais, si elles sont vraies, elles sont très-anciennes. Qu'importe, après tout, que ce soit moi, les Valois, ou les Bignons qui les aient dites?

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La loi de Gondebaud subsista longtemps chez les Bourguignons, concurremment avec la loi romaine; elle y étoit encore en usage du temps de Louis le Débonnaire : la lettre d'Agobard ne laisse aucun doute là-dessus. De même, quoique l'édit de Pistes appelle le pays qui avoit été occupé par les Wisigoths le pays de la loi romaine, la loi des Wisigoths y subsistoit toujours; ce qui se prouve par le synode de Troyes, tenu sous Louis le Bègue, l'an 878, c'est-à-dire quatorze ans après l'édit de Pistes.

l'auteur incertain de la Vie de Louis le Débonnaire, sur la demande faite par les peuples de la Septimanie, dans l'assemblée in Carisiaco, dans le recueil de Duchesne, t. II, p. 316.

1. «In illa terra in qua judicia secundum legem romanam terminantur, << secundum ipsam legem judicetur; et in illa terra in qua, » etc. (Art. 16.) Voy. aussi l'art. 20.

2. Voy. l'article 12 et 16 de l'édit de Pistes, in Cavilono, in Narbona, etc.

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