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que, le père pouvant vendre ses enfans', il pouvoit, à plus forte raison, les priver de ses biens. C'étoient donc des effets différens, puisqu'ils couloient de principes divers; et c'est l'esprit des lois romaines à cet égard.

Les anciennes lois d'Athènes ne permirent point au citoyen de faire de testament. Solon le permit 2, excepté à ceux qui avoient des enfans; et les législateurs de Rome, pénétrés de l'idée de la puissance paternelle, permirent de tester au préjudice même des enfans. Il faut avouer que les anciennes lois d'Athènes furent plus conséquentes que les lois de Rome. La permission indéfinie de tester, accordée chez les Romains, ruina peu à peu la disposition politique sur le partage des terres; elle introduisit, plus que toute autre chose, la funeste différence entre les richesses et la pauvreté; plusieurs partages furent assemblés sur une même tête; des citoyens eurent trop, une infinité d'autres n'eurent rien. Aussi le peuple, continuellement privé de son partage, demanda-t-il sans cesse une nouvelle distribution des terres. Il la demanda dans le temps où la frugalité, la parcimonie et la pauvreté faisoient le caractère distinctif des Romains, comme dans les temps où leur luxe fut porté à l'excès. Les testamens étant proprement une loi faite dans l'assemblée du peuple, ceux qui étoient à l'armée se trouvoient privés de la faculté de tester. Le peuple donna aux soldats le pouvoir de faire 3 devant quelques-uns de leurs compagnons les dispositions qu'ils auroient faites devant lui ".

Les grandes assemblées du peuple ne se faisoient que deux fois l'an; d'ailleurs le peuple s'étoit augmenté, et les affaires aussi : on jugea qu'il convenoit de permettre à tous les citoyens de faire leur testament devant quelques citoyens romains pubères, qui représentassent le corps du peuple; on prit cinq citoyens, devant lesquels l'héritier achetoit du testateur sa famille, c'est-à-dire son hérédité; un autre citoyen portoit une balance pour en peser le prix, car les Romains n'avoient point encore de monnoie 3.

1. Denys d'Halicarnasse prouve, par une loi de Numa, que la loi qui permettoit au père de vendre son fils trois fois étoit une loi de Romulus, non pas des décemvirs, liv. II.

2. Voy. Plutarque, Vie de Solon.

3. Ce testament, appelé in procinctu, étoit différent de celui que l'on appela militaire, qui ne fut établi que par les constitutions des empereurs, leg. 1, ff. De militari testamento: ce fut une de leurs cajoleries envers les soldats.

4. Ce testament n'étoit point écrit, et étoit sans formalités, sine libera et tabulis, comme dit Cicéron, liv. I de l'Orateur.

b. Instit., liv. II, tit. x, § 4; Aulu-Gelle, liv. XV, chap. xxvп. On appela cette sorte de testament per æs et libram.

6. Ulpien, tit. 1, § 2.

7. Théophile, Instit., liv. II, tit. x. 8. Ils n'en eurent qu'au temps de la guerre de Pyrrhus. Tite Live,

Il y a apparence que ces cinq citoyens représentoient les cinq classes du peuple, et qu'on ne comptoit pas la sixième, composée de gens qui n'avoient rien.

Il ne faut pas dire, avec Justinien, que ces ventes étoient imaginaires elles le devinrent; mais au commencement elles ne l'étoient pas. La plupart des lois qui réglèrent dans la suite les testamens tirent leur origine de la réalité de ces ventes; on en trouve bien la preuve dans les Fragmens d'Ulpien'. Le sourd, le muet, le prodigue, ne pouvoient faire de testament : le sourd, parce qu'il ne pouvoit pas entendre les paroles de l'acheteur de la famille; le muet, parce qu'il ne pouvoit pas prononcer les termes de la nomination; le prodigue, parce que, toute gestion d'affaires lui étant interdite, il ne pouvoit pas vendre sa famille. Je passe les autres exemples.

Les testamens se faisant dans l'assemblée du peuple, ils étoient plutôt des actes du droit politique que du droit civil, du droit public plutôt que du droit privé : de là il suivit que le père ne pouvoit permettre à son fils, qui étoit en sa puissance, de faire un testament.

Chez la plupart des peuples, les testamens ne sont pas soumis à de plus grandes formalités que les contrats ordinaires, parce que les uns et les autres ne sont que des expressions de la volonté de celui qui contracte, qui appartiennent également au droit privé. Mais chez les Romains, où les testamens dérivoient du droit public, ils eurent de plus grandes formalités que les autres actes2; et cela subsiste encore aujourd'hui dans les pays de France qui se régissent par le droit romain.

Les testamens étant, comme je l'ai dit, une loi du peuple, ils doivent être faits avec la force du commandement, et par des paroles que l'on appela directes et impératives. De là il se forma une règle, que l'on ne pourroit donner ni transmettre son hérédité que par des paroles de commandement3: d'où il suivit que l'on pouvoit bien, dans de certains cas, faire une substitution', et ordonner que l'hérédité passât à un autre héritier; mais qu'on ne pouvoit jamais faire des fidéicommis3, c'est-à-dire charger quelqu'un, en forme de prière, de remettre à un autre l'hérédité ou une partie de l'hérédité.

Lorsque le père n'instituoit ni exhérédoit son fils, le testament étoit rompu; mais il étoit valable, quoiqu'il n'exhérédât ni insti

parlant du siége de Véies, dit : « Nondum argentum signatum erat. » (Liv. IV.)

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1. Tit. xx, § 13. 2. Instit., liv. II, tit. x, §. 3. « Titius, sois mon héritier. » - 4. La vulgaire, la pupillaire, l'exemplaire.

5. Auguste, par des raisons particulières, commença à autoriser les fidéicommis. (Instit., liv. II, tit. xxIII, § 4.)

tuât sa fille. J'en vois la raison. Quand il n'instituoit ni exhérédoit son fils, il faisoit tort à son petit-fils, qui auroit succédé ab intestat à son père; mais, en n'instituant ni exhérédant sa fille, il ne faisoit aucun tort aux enfans de sa fille, qui n'auroient point succédé ab intestat à leur mère', parce qu'ils n'étoient héritiers-siens ni agnats.

Les lois des premiers Romains sur les successions n'ayant pensé qu'à suivre l'esprit du partage des terres, elles ne restreignirent pas assez les richesses des femmes, et elles laissèrent par là une porte ouverte au luxe, qui est toujours inséparable de ces richesses. Entre la seconde et la troisième guerre punique, on commença à sentir le mal; on fit la loi Voconienne'. Et comme de très-grandes considérations la firent faire, qu'il ne nous en reste que peu de monumens, et qu'on n'en a jusqu'ici parlé que d'une manière très-confuse, je vais l'éclaircir.

Cicéron nous en a conservé un fragment qui défend d'instituer une femme héritière, soit qu'elle fût mariée, soit qu'elle ne le fût pas3. L'Epitome de Tite Live, où il est parlé de cette loi, n'en dit pas davantage. Il paroît, par Cicéron et par saint Augustin®, que la fille, et même la fille unique, étoient comprises dans la prohibition. Caton l'Ancien contribua de tout son pouvoir à faire recevoir cette loi'. Aulu-Gelle cite un fragment de la harangue qu'il fit dans cette occasion. En empêchant les femmes de succéder, il voulut prévenir les causes du luxe, comme, en prenant la défense de la loi Opienne, il voulut arrêter le luxe même.

Dans les Institutes de Justinien et de Théophile", on parle d'un chapitre de la loi Voconienne, qui restreignoit la faculté de léguer. En lisant ces auteurs, il n'y a personne qui ne pense que ce chapitre fut fait pour éviter que la succession ne fût tellement épuisée par des legs, que l'héritier refusât de l'accepter. Mais ce n'étoit point là l'esprit de la loi Voconienne. Nous venons de voir qu'elle avoit pour objet d'empêcher les femmes de recevoir aucune succession. Le chapitre de cette loi qui mettoit des bornes à la

4. « Ad liberos matris intestatæ hæreditas, ex lege x tabul., non per« tinebat, quia fœminæ suos hæredes non habent.» (Ulpien, Fragmens, tit. XXVI, § 7.)

2. Quintus Voconius, tribun du peuple, la proposa. Voy. Cicéron, Seconde harangue contre Verrès. Dans l'Epitome de Tite Live, liv. XLI, il faut lire Voconius au lieu de Volumnius.

3. Sanxit.... ne quis hæredem virginem neve mulierem faceret. »> (Cicéron, Seconde harangue contre Verrès, § 107.)

4. « Legem tulit, ne quis hæredem mulierem institueret. » (Liv. XLI.) 5. Seconde harangue contre Verrès. 6. Liv. III de la Cité de Dieu.7. Epitome de Tive Live, liv. XLI. 8. Liv. XVII, chap. vi.

9. Instit., liv. II, tit. xxI. — 10. Liv. II, tit. xxn

faculté de léguer entroit dans cet objet; car, si on avoit pu léguer autant que l'on auroit voulu, les femmes auroient pu recevoir comme legs ce qu'elles ne pouvoient obtenir comme succession.

La loi Voconienne fut faite pour prévenir les trop grandes richesses des femmes. Ce fut donc des successions considérables dont il fallut les priver, et non pas de celles qui ne pouvoient entretenir le luxe. La loi fixoit une certaine somme qui devoit être donnée aux femmes qu'elle privoit de la succession. Cicéron', qui nous apprend ce fait, ne nous dit point quelle étoit cette somme; mais Dion dit qu'elle étoit de cent mille sesterces2.

La loi Voconienne étoit faite pour régler les richesses, et non pas pour régler la pauvreté; aussi Cicéron nous dit-il3 qu'elle ne statuoit que sur ceux qui étoient inscrits dans le cens.

Ceci fournit un prétexte pour éluder la loi. On sait que les Romains étoient extrêmement formalistes; et nous avons dit ci-dessus que l'esprit de la république étoit de suivre la lettre de la loi. Il y eut des pères qui ne se firent point inscrire dans le cens, pour pouvoir laisser leur succession à leur fille; et les préteurs jugèrent qu'on ne violoit point la loi Voconienne, puisqu'on n'en violoit point la lettre.

Un certain Anius Asellus avoit institué sa fille unique héritière. Il le pouvoit, dit Cicéron la loi Voconienne ne l'en empêchoit pas, parce qu'il n'étoit point dans le cens'. Verrès, étant préteur, avoit privé la fille de la succession: Cicéron soutient que Verrès avoit été corrompu, parce que sans cela il n'auroit point interverti un ordre que les autres préteurs avoient suivi.

Qu'étoient donc ces citoyens qui n'étoient point dans le cens qui comprenoit tous les citoyens? Mais, selon l'institution de Servius Tullius, rapportée par Denys d'Halicarnasse', tout citoyen qui ne se faisoit point inscrire dans le cens étoit fait esclave; Cicéron luimême dit qu'un tel homme perdoit la liberté; Zonaras dit la même chose. Il falloit donc qu'il y eût de la différence entre n'être point dans le cens selon l'esprit de la loi Voconienne, et n'être point dans le cens selon l'esprit des institutions de Servius Tullius. Ceux qui ne s'étoient point fait inscrire dans les cinq premières classes, où l'on étoit placé selon la proportion de ses biens',

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4. « Nemo censuit plus Fadiæ dandum, quam posset ad eam lege Vo⚫ conia pervenire. » (De finibus bon. et mal., liv. II, § 55.) 2. « Cum lege Voconia mulieribus prohiberetur ne qua majorem cen

<< tum millibus nummum hæreditatem posset adire. » (Liv. LVI.)

3. « Qui census esset. » (Harangue seconde contre Verrès.)

4. Census non erat. » (Ibid.) — 5. Liv. IV.

6. In Oratione pro Cocina.

7. Ces cinq premières classes étoient si considérables que quelquefois les auteurs n'en rapportent que cinq.

toient point dans le cens selon l'esprit de la loi Voconienne; ceux qui n'étoient point inscrits dans le nombre des six classes, ou qui n'étoient point mis par les censeurs au nombre de ceux que l'on appeloit ærarii, n'étoient point dans le cens suivant les institutions de Servius Tullius. Telle étoit la force de la nature, que des pères, pour éluder la loi Voconienne, consentoient à souffrir la honte d'être confondus dans la sixième classe avec les prolétaires et ceux qui étoient taxés pour leur tête, ou peut-être même à être renvoyés dans les tables des Cérites1.

Nous avons dit que la jurisprudence des Romains n'admettoit point les fideicommis. L'espérance d'éluder la loi Voconienne les introduisit on instituoit un héritier capable de recevoir par la loi; et on le prioit de remettre la succession à une personne que la loi en avoit exclue. Cette nouvelle manière de disposer eut des effets bien différens. Les uns rendirent l'hérédité; et l'action de Sextus Peduceus fut remarquable. On lui donna une grande succession'; il n'y avoit personne dans le monde que lui qui sût qu'il étoit priė de la remettre : il alla trouver la veuve du testateur, et lui donna tout le bien de son mari.

Les autres gardèrent pour eux la succession; et l'exemple de P. Sextilius Rufus fut célèbre encore, parce que Cicéron l'emploie dans ses disputes contre les Épicuriens3. « Dans ma jeunesse, dit-il, je fus prié par Sextilius de l'accompagner chez ses amis, pour savoir d'eux s'il devoit remettre l'hérédité de Quintus Fadius Gallus à Fadia sa fille. Il avoit assemblé plusieurs jeunes gens avec de très-graves personnages; et aucun ne fut d'avis qu'il donnât plus à Fadia que ce qu'elle devoit avoir par la loi Voconienne. Sextilius eut là une grande succession dont il n'auroit pas retenu un sesterce, s'il avoit préféré ce qui étoit juste et honnête à ce qui étoit utile. Je puis croire, ajoute-t-il, que vous auriez rendu l'hėrédité; je puis croire même qu'Epicure l'auroit rendue : mais vous n'auriez pas suivi vos principes. » Je ferai ici quelques réflexions.

C'est un malheur de la condition humaine que les législateurs soient obligés de faire des lois qui combattent les sentimens naturels mêmes telle fut la loi Voconienne. C'est que les législateurs statuent plus sur la société que sur le citoyen, et sur le citoyen que sur l'homme. La loi sacrifioit et le citoyen et l'homme, et ne pensoit qu'à la république. Un homme prioit son ami de remettre sa succession à sa fille : la loi méprisoit dans le testateur les sentimens de la nature; elle méprisoit dans la fille la piété filiale; elle n'avoit aucun égard pour celui qui étoit chargé de remettre l'hérédité, qui se trouvoit dans de terribles circonstances. La remet

1. << In Cœritum tabulas referri; ærarius fieri. »

2 Cicéron, De finibus bonorum et malorum, liv. II, § 58.

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