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CHAP. XX. Qu'il ne faut pas décider par les principes des lois civiles les choses qui appartiennent au droit des gens.

La liberté consiste principalement à ne pouvoir être forcé à faire une chose que la loi n'ordonne pas; et on n'est dans cet état que parce qu'on est gouverné par des lois civiles : nous sommes donc libres, parce que nous vivons sous des lois civiles.

Il suit de là que les princes, qui ne vivent point entre eux sous des lois civiles, ne sont point libres; ils sont gouvernés par la force ils peuvent continuellement forcer ou être forcés. De là il suit que les traités qu'ils ont faits par force sont aussi obligatoires que ceux qu'ils auroient faits de bon gré. Quand nous, qui vivons sous des lois civiles, sommes contraints à faire quelque contrat que la loi n'exige pas, nous pouvons, à la faveur de la loi, revenir contre la violence; mais un prince, qui est toujours dans cet état dans lequel il force ou il est forcé, ne peut pas se plaindre d'un traité qu'on lui a fait faire par violence. C'est comme s'il se plaignoit de son état naturel; c'est comme s'il vouloit être prince à l'égard des autres princes, et que les autres princes fussent citoyens à son égard, c'est-à-dire choquer la nature des choses.

CHAP. XXI. — Qu'il ne faut pas décider par les lois politiques les choses qui appartiennent au droit des gens.

Les lois politiques demandent que tout homme soit soumis aux tribunaux criminels et civils du pays où il est, et à l'animadversion du souverain.

Le droit des gens a voulu que les princes s'envoyassent des ambassadeurs; et la raison, tirée de la nature de la chose, n'a pas permis que ces ambassadeurs dépendissent du souverain chez qui ils sont envoyés, ni de ses tribunaux. Ils sont la parole du prince qui les envoie, et cette parole doit être libre. Aucun obstacle ne doit les empêcher d'agir. Ils peuvent souvent déplaire, parce qu'ils parlent pour un homme indépendant. On pourroit leur imputer des crimes, s'ils pouvoient être punis pour des crimes; on pourroit leur supposer des dettes, s'ils pouvoient être arrêtés pour des dettes. Un prince qui a une fierté naturelle parleroit par la bouche d'un homme qui auroit tout à craindre. Il faut donc suivre, à l'égard des ambassadeurs, les raisons tirées du droit des gens, et non pas celles qui dérivent du droit politique. Que s'ils abusent de leur être représentatif, on le fait cesser en les renvoyant chez eux; on peut même les accuser devant leur maître, qui devient par là leur juge ou leur complice.

CHAP. XXII. - Malheureux sort de l'Inca Athualpa.

Les principes que nous venons d'établir furent cruellement violés

par les Espagnols. L'Inca Athualpa ne pouvoit être jugé que par le droit des gens : ils le jugèrent par des lois politiques et civiles. Ils l'accusèrent d'avoir fait mourir quelques-uns de ses sujets, d'avoir eu plusieurs femmes, etc. Et le comble de la stupidité fut qu'ils ne le condamnèrent pas par les lois politiques et civiles de son pays, mais par les lois politiques et civiles du leur.

CHAP. XXIII..

Que lorsque, par quelque circonstance, la loi politique détruit l'État, il faut décider par la loi politique qui le conserve, qui devient quelquefois un droit des gens.

Quand la loi politique qui a établi dans l'État un certain ordre de succession devient destructrice du corps politique pour lequel elle a été faite, il ne faut pas douter qu'une autre loi politique ne puisse changer cet ordre; et, bien loin que cette même loi soit opposée à la première, elle y sera dans le fond entièrement conforme, puisqu'elles dépendront toutes deux de ce principe: LE SALUT DU PEUPLE EST LA SUPRÊME LOI.

J'ai dit qu'un grand État devenu accessoire d'un autre s'affoiblissoit, et même affoiblissoit le principal. On sait que l'Etat a intérêt d'avoir son chef chez lui, que les revenus publics soient bien administrés, que sa monnoie ne sorte point pour enrichir un autre pays. Il est important que celui qui doit gouverner ne soit point imbu de maximes étrangères : elles conviennent moins que celles qui sont déjà établies; d'ailleurs les hommes tiennent prodigieusement à leurs lois et à leurs coutumes; elles font la félicité de chaque nation; il est rare qu'on les change sans de grandes secousses et une grande effusion de sang, comme les histoires de tous les pays le font voir.

Il suit de là que, si un grand État a pour héritier le possesseur d'un grand État, le premier peut fort bien l'exclure, parce qu'il est utile à tous les deux États que l'ordre de la succession soit changé. Ainsi la loi de Russie, faite au commencement du règne d'Elisabeth, exclut-elle très-prudemment tout héritier qui posséderoit une autre monarchie; ainsi la loi de Portugal rejette-t-elle tout étranger qui seroit appelé à la couronne par le droit du sang.

Que si une nation peut exclure, elle a, à plus forte raison, le droit de faire renoncer. Si elle craint qu'un certain mariage n'ait des suites qui puissent lui faire perdre son indépendance, ou la jeter dans un partage, elle pourra fort bien faire renoncer les contractans, et ceux qui naîtront d'eux, à tous les droits qu'ils au

4. Voy. l'Inca Garcilasso de La Vega, p. 108.

2. Voy. ci-dessus, liv. V, chap. XIV; liv. VIII, chap. xvi, xví, xvш, xix et xx; liv. IX, chap. iv, v, vi et vi; et liv. X, chap. Ix et x.

roient sur elle; et celui qui renonce, et ceux contre qui on renonce, pourront d'autant moins se plaindre que l'Etat auroit pu faire une loi pour les exclure.

CHAP. XXIV. - Que les règlemens de police sont d'un autre ordre que les autres lois civiles.

Il y a des criminels que le magistrat punit, il y en a d'autres qu'il corrige. Les premiers sont soumis à la puissance de la loi, les autres à son autorité; ceux-là sont retranchés de la société, un oblige ceux-ci de vivre selon les règles de la société.

Dans l'exercice de la police, c'est plutôt le magistrat qui punit que la loi; dans les jugemens des crimes, c'est plutôt la loi qui punit que le magistrat. Les matières de police sont des choses de chaque instant, et où il ne s'agit ordinairement que de peu : il n'y faut donc guère de formalités. Les actions de la police sont promptes, et elle s'exerce sur des choses qui reviennent tous les jours : les grandes punitions n'y sont donc pas propres. Elle s'occupe perpétuellement de détails : les grands exemples ne sont donc point faits pour elle. Elle a plutôt des règlemens que des lois. Les gens qui relèvent d'elle sont sans cesse sous les yeux du magistrat : c'est donc la faute du magistrat s'ils tombent dans des excès. Ainsi il ne faut pas confondre les grandes violations des lois avec la violation de la simple police: ces choses sont d'un ordre différent.

De là il suit qu'on ne s'est point conformé à la nature des choses dans cette république d'Italie où le port des armes à feu est puni comme un crime capital, et où il n'est pas plus fatal d'en faire un mauvais usage que de les porter.

Il suit encore que l'action tant louée de cet empereur, qui fit empaler un boulanger qu'il avoit surpris en fraude, est une action de sultan, qui ne sait être juste qu'en outrant la justice même.

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CHAP. XXV. Qu'il ne faut pas suivre les dispositions générales du droit civil, lorsqu'il s'agit de choses qui doivent être soumises à des règles particulières tirées de leur propre nature

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Est-ce une bonne loi, que toutes les obligations civiles passées dans le cours d'un voyage entre les matelots dans un navire soient nulles? François Pirard nous dit que, de son temps, elle n'étoit point observée par les Portugais, mais qu'elle l'étoit par les François. Des gens qui ne sont ensemble que pour peu de temps, qui n'ont aucuns besoins, puisque le prince y pourvoit, qui ne peuvent avoir qu'un objet, qui est celui de leur voyage, qui ne sont

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plus dans la société, mais citoyens du navire, ne doivent point contracter de ces obligations qui n'ont été introduites que pour soutenir les charges de la société civile.

C'est dans ce même esprit que la loi des Rhodiens, faite pour un temps où l'on suivoit toujours les côtes, vouloit que ceux qui, pendant la tempête, restoient dans le vaisseau, eussent le navire et la charge; et que ceux qui l'avoient quitté n'eussent rien.

LIVRE XXVII.

DE L'ORIGINE et des réVOLUTIONS DES LOIS DES ROMAINS
SUR LES SUCCESSIONS.

CHAPITRE UNIQUE.

Des lois romaines sur les successions.

Cette matière tient à des établissemens d'une antiquité trèsreculée; et, pour la pénétrer à fond, qu'il me soit permis de cher cher dans les premières lois des Romains ce que je ne sache pas que l'on y ait vu jusqu'ici.

On sait que Romulus partagea les terres de son petit État à ses citoyens'; il me semble que c'est de là que dérivent les lois de Rome sur les successions.

La loi de la division des terres demanda que les biens d'une famille ne passassent pas dans une autre; de là il suivit qu'il n'y eut que deux ordres d'héritiers établis par la loi : les enfans et tous les descendans qui vivoient sous la puissance du père, qu'on appela héritiers-siens; et, à leur défaut, les plus proches parens par mâles, qu'on appela agnats.

Il suivit encore que les parens par femmes, qu'on appela cognats, ne devoient point succéder; ils auroient transporté les biens dans une autre famille; et cela fut ainsi établi.

Il suivit encore de là que les enfans ne devoient point succéder à leur mère, ni la mère à ses enfans: cela auroit porté les biens d'une famille dans une autre. Aussi les voit-on exclus dans la loi des douze tables 3; elle n'appeloit à la succession que les agnats, et le fils et la mère ne l'étoient pas entre eux.

1. Denys d'Halicarnasse, liv. II, chap. m; Plutarque, dans sa Comparaison de Numa et de Lycurgue.

2. < Ast si intestatus moritur, cui suus hæres nec extabit, agnatus proxi«mus familiam habeto. » (Fragment de la loi des douze tables, dans Ulpien, titre dernier.)

3. Voy. les Fragmens d'Ulpien, S 8, tit. xxvI; Instit., tit. 1, in Proœmio ad sen.-cons. Tertullianum.

Mais il étoit indifférent que l'héritier-sien, ou, à son défaut, le plus proche agnat, fût mâle lui-même ou femelle, parce que les parens du côté maternel ne succédant point, quoiqu'une femme héritière se mariât, les biens rentroient toujours dans la famille dont ils étoient sortis. C'est pour cela que l'on ne distinguoit point dans la loi des douze tables si la personne qui succédoit étoit måle ou femelle '.

Cela fit que, quoique les petits-enfans par le fils succédassent au grand-père, les petits-enfans par la fille ne lui succédèrent point; car, pour que les biens ne passassent pas dans une autre famille, les agnats leur étoient préférés. Ainsi la fille succéda à son père, et non pas ses enfans 2.

Ainsi, chez les premiers Romains, les femmes succédoient, lorsque cela s'accordoit avec la loi de la division des terres; et elles ne succédoient point, lorsque cela pouvoit la choquer.

Telles furent les lois des successions chez les premiers Romains; et, comme elles étoient une dépendance naturelle de la constitution, et qu'elles dérivoient du partage des terres, on voit bien qu'elles n'eurent pas une origine étrangère, et ne furent point du nombre de celles que rapportèrent les députés que l'on envoya dans les villes grecques.

Denys d'Halicarnasse 3 nous dit que Servius Tullius trouvant les lois de Romulus et de Numa sur le partage des terres abolies, il les rétablit, et en fit de nouvelles pour donner aux anciennes un nouveau poids. Ainsi on ne peut douter que les lois dont nous venons de parler, faites en conséquence de ce partage, ne soient l'ouvrage de ces trois législateurs de Rome.

L'ordre de succession ayant été établi en conséquence d'une loi politique, un citoyen ne devoit pas le troubler par une volonté particulière; c'est-à-dire que, dans les premiers temps de Rome, il ne devoit pas être permis de faire un testament. Cependant il eût été dur qu'on eût été privé dans ses derniers momens du commerce des bienfaits.

On trouva un moyen de concilier à cet égard les lois avec la volonté des particuliers. Il fut permis de disposer de ses biens dans une assemblée du peuple; et chaque testament fut en quelque façon un acte de la puissance législative.

La loi des douze tables permit à celui qui faisoit son testament de choisir pour son héritier le citoyen qu'il vouloit. La raison qui fit que les lois romaines restreignirent si fort le nombre de ceux qui pouvoient succéder ab intestat, fut la loi du partage des terres; et la raison pourquoi elles étendirent si fort la faculté de tester fut

4. Paul, liv. IV, De sent., tit. VIII, § 3.

2. Instit., liv. III, tit. 1, § 15. 3. Liv. IV, p. 276.

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