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CHAP. XVI. ·

Comment les lois de la religion corrigent les inconvéniens de la constitution politique.

D'un autre côté, la religion peut soutenir l'état politique lorsque les lois se trouvent dans l'impuissance.

Ainsi, lorsque l'État est souvent agité par des guerres civiles, la religion fera beaucoup si elle établit que quelque partie de cet État reste toujours en paix. Chez les Grecs, les Éléens, comme prêtres d'Apollon, jouissoient d'une paix éternelle. Au Japon on laisse toujours en paix la ville de Méaco, qui est une ville sainte1 : la religion maintient ce règlement; et cet empire, qui semble être seul sur la terre, qui n'a et qui ne veut avoir aucune ressource de la part des étrangers, a toujours dans son sein un commerce que la guerre ne ruine pas.

Dans les États où les guerres ne se font pas par une délibération commune, et où les lois ne se sont laissé aucun moyen de les terminer ou de les prévenir, la religion établit des temps de paix ou de trêves, pour que le peuple puisse faire les choses sans lesquelles l'État ne pourroit subsister, comme les semailles et les travaux pareils.

Chaque année, pendant quatre mois, toute hostilité cessoit entre les tribus arabes2: le moindre trouble eût été une impiété. Quand chaque seigneur faisoit en France la guerre ou la paix, la religion donna des trêves qui devoient avoir lieu dans de certaines saisons.

CHAP. XVII.

Continuation du même sujet.

Lorsqu'il y a beaucoup de sujets de haine dans un État, il faut que la religion donne beaucoup de moyens de réconciliation. Les Arabes, peuple brigand, se faisoient souvent des injures et des injustices. Mahomet fit cette loi3 : « Si quelqu'un pardonne le sang de son frère, il pourra poursuivre le malfaiteur pour des dommages et intérêts; mais celui qui fera tort au méchant, après avoir reçu satisfaction de lui, souffrira au jour du jugement des tourmens douloureux. >>

Chez les Germains, on héritoit des haines et des inimitiés de ses proches; mais elles n'étoient pas éternelles. On expioit l'homicide en donnant une certaine quantité de bétail; et toute la famille recevoit la satisfaction: chose très-utile, dit Tacite, parce que les

1. Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, t. IV, part. I, p. 127.

2. Voy. Prideaux, Vie de Mahomet, p. 64.
3. Dans l'Alcoran, liv. I, chap. De la vache.
4. En renonçant à la loi du talion.

5. De moribus Germanorum, chap. xxI.

inimitiés sont très-dangereuses chez un peuple libre. Je crois bien que les ministres de la religion, qui avoient tant de crédit parmi eux, entroient dans ces réconciliations.

Chez les Malais, où la réconciliation n'est pas établie, celui qui a tué quelqu'un, sûr d'être assassiné par les parens ou les amis du mort, s'abandonne à sa fureur, blesse et tue tout ce qu'il rencontre 1.

CHAP. XVIII.

Comment les lois de la religion ont l'effet
des lois civiles.

Les premiers Grecs étoient de petits peuples souvent dispersés, pirates sur la mer, injustes sur la terre, sans police et sans lois. Les belles actions d'Hercule et de Thésée font voir l'état où se trouvoit ce peuple naissant. Que pouvoit faire la religion, que ce qu'elle fit pour donner de l'horreur du meurtre? Elle établit qu'un homme tué par violence étoit d'abord en colère contre le meurtrier, qui lui inspiroit du trouble et de la terreur, et vouloit qu'il lui cédât les lieux qu'il avoit fréquentés 2; on ne pouvoit toucher le criminel ni converser avec lui sans être souillé ou intestable3; la présence du meurtrier devoit être épargnée à la ville, et il falloit l'expier".

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CHAP. XIX. Que c'est moins la vérité ou la fausseté d'un dogme qui le rend utile ou pernicieux aux hommes dans l'état civil, que l'usage ou l'abus que l'on en fait.

Les dogmes les plus vrais et les plus saints peuvent avoir de trèsmauvaises conséquences lorsqu'on ne les lie pas avec les principes de la société; et, au contraire, les dogmes les plus faux en peuvent avoir d'admirables lorsqu'on fait qu'ils se rapportent aux mêmes principes.

La religion de Confucius nie l'immortalité de l'âme'; et la secte

A. Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, t. VII, p. 303. Voy. aussi les Mémoires du comte de Forbin, et ce qu'il dit sur les Macassars.

2. Platon, des Lois, liv. IX.

3. Voy. la tragédie d'OEdipe à Colonne. 4. Platon, des Lois, liv. IX. 5. Un philosophe chinois argumente ainsi contre la doctrine de Foé : « Il est dit, dans un livre de cette secte, que notre corps est notre domicile, et l'âme l'hôtesse immortelle qui y loge; mais, si le corps de nos parens n'est qu'un logement, il est naturel de le regarder avec le même mépris qu'on a pour un amas de boue et de terre. N'est-ce pas vouloir arracher du cœur la vertu de l'amour des parens? Cela porte de même à négliger le soin du corps, et à lui refuser la compassion et l'affection si nécessaires pour sa conservation ainsi les disciples de Foé se tuent à milliers. (Ouvrage d'un philosophe chinois, dans le recueil du père du Halde, t. III, p. 52.)

de Zénon ne la croyoit pas. Qui le diroit? ces deux sectes ont tiré de leurs mauvais principes des conséquences, non pas justes, mais admirables pour la société. La religion des Tao et des Foé croit l'immortalité de l'àme; mais de ce dogme si saint ils ont tiré des conséquences affreuses.

Presque par tout le monde, et dans tous les temps, l'opinion de l'immortalité de l'àme, mal prise, a engagé les femmes, les esclaves, les sujets, les amis, à se tuer, pour aller servir dans l'autre monde l'objet de leur respect ou de leur amour. Cela étoit ainsi dans les Indes occidentales; cela étoit ainsi chez les Danois'; et cela, est encore aujourd'hui au Japon2, à Macassar3, et dans plusieurs autres endroits de la terre.

Ces coutumes émanent moins directement du dogme de l'immortalité de l'âme que de celui de la résurrection des corps d'où l'on a tiré cette conséquence, qu'après la mort un même individu auroit les mêmes besoins, les mêmes sentimens, les mêmes passions. Dans ce point de vue, le dogme de l'immortalité de l'âme affecte prodigieusement les hommes, parce que l'idée d'un simple changement de demeure est plus à la portée de notre esprit, et flatte plus notre coeur, que l'idée d'une modification nouvelle.

Ce n'est pas assez pour une religion d'établir un dogme, il faut encore qu'elle le dirige. C'est ce qu'a fait admirablement bien la religion chrétienne à l'égard des dogmes dont nous parlons : elle nous fait espérer un état que nous croyions, non pas un état que nous sentions, ou que nous connoissions; tout, jusqu'à la résurrection des corps, nous mène à des idées spirituelles.

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Les livres sacrés des anciens Perses disoient : « Si vous voulez être saint, instruisez vos enfans, parce que toutes les bonnes actions qu'ils feront vous seront imputées. » Ils conseilloient de se marier de bonne heure, parce que les enfans seroient comme un pont au jour du jugement, et que ceux qui n'auroient point d'enfans ne pourroient pas passer. Ces dogmes étoient faux, mais ils étoient très-utiles.

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Le dogme de l'immortalité de l'âme se divise en trois branches : celui de l'immortalité pure, celui du simple changement de de

1. Voy. Thomas Bartholin, Antiquités danoises.

2. Relation du Japon, dans le Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes.

3. Mémoires de Forbin.

4. M. Hyde, De religione veterum Persarum in Sad-der.

meure, celui de la métempsycose; c'est-à-dire le système des chrétiens, le système des Scythes, le système des Indiens. Je viens de parler des deux premiers; et je dirai du troisième que, comme il a été bien et mal dirigé, il a aux Indes de bons et de mauvais effets. Comme il donne aux hommes une certaine horreur pour verser le sang, il y a aux Indes très-peu de meurtres; et quoiqu'on n'y punisse guère de mort, tout le monde y est tranquille.

D'un autre côté, les femmes s'y brûlent à la mort de leurs maris; il n'y a que les innocens qui y souffrent une mort violente.

CHAP. XXII. Combien il est dangereux que la religion.
inspire de l'horreur pour des choses indifférentes.

Un certain honneur que des préjugés de religion établissent aux Indes, fait que les diverses castes ont horreur les unes des autres. Cet honneur est uniquement fondé sur la religion; ces distinctions de famille ne forment pas des distinctions civiles : il y a tel Indien qui se croiroit déshonoré s'il mangeoit avec son roi.

Ces sortes de distinctions sont liées à une certaine aversion pour les autres hommes, bien différente des sentimens que doivent faire naître les différences de rangs, qui parmi nous contiennent l'amour pour les inférieurs.

Les lois de la religion éviteront d'inspirer d'autre mépris que celui du vice, et surtout d'éloigner les hommes de l'amour et de la pitié pour les hommes.

La religion mahométane et la religion indienne ont dans leur sein un nombre infini de peuples : les Indiens haïssent les mahométans parce qu'ils mangent de la vache; les mahométans détestent les Indiens parce qu'ils mangent du cochon.

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Quand une religion ordonne la cessation du travail, elle doit avoir égard aux besoins des hommes, plus qu'à la grandeur de l'être qu'elle honore.

C'étoit à Athènes' un grand inconvénient que le trop grand nombre de fêtes. Chez ce peuple dominateur, devant qui toutes les villes de la Grèce devoient porter leurs différends, on ne pouvoit suffire aux affaires.

Lorsque Constantin établit que l'on chômeroit le dimanche, il fit cette ordonnance pour les villes et non pour les peuples de la cam

1. Xénophon, De la république d'Athènes, chap. 1, § 8.

2. Leg. 3, cod. De feriis. Cette loi n'étoit faite sans doute que pour les païens.

MONTESQUIEU I

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pagne il sentoit que dans les villes étoient les travaux utiles, et dans les campagnes les travaux nécessaires.

Par la même raison, dans les pays qui se maintiennent par le commerce, le nombre des fêtes doit être relatif à ce commerce même. Les pays protestans et les pays catholiques sont situés de manière que l'on a plus besoin de travail dans les premiers que dans les seconds la suppression des fêtes convenoit donc plus aux pays protestans qu'aux pays catholiques.

Dampierre2 remarque que les divertissemens des peuples varient beaucoup selon les climats. Comme les climats chauds produisent quantité de fruits délicats, les barbares, qui trouvent d'abord le nécessaire, emploient plus de temps à se divertir. Les Indiens des pays froids n'ont pas tant de loisir; il faut qu'ils pêchent et chassent continuellement il y a donc chez eux moins de danses, de musique et de festins; et une religion qui s'établiroit chez ces peuples devroit avoir égard à cela dans l'institution des fêtes.

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Il y a beaucoup de lois locales dans les diverses religions. Et quand Montezuma s'obstinoit tant à dire que la religion des Espagnols étoit bonne pour leur pays, et celle du Mexique pour le sien, il ne disoit pas une absurdité, parce qu'en effet les législateurs n'ont pu s'empêcher d'avoir égard à ce que la nature avoit établi avant eux.

L'opinion de la métempsycose est faite pour le climat des Indes. L'excessive chaleur brûle3 toutes les campagnes; on n'y peut nourrir que très-peu de bétail; on est toujours en danger d'en manquer pour le labourage; les bœufs ne s'y multiplient' que médiocrement, il sont sujets à beaucoup de maladies : une loi de religion qui les conserve est donc très-convenable à la police du pays.

Pendant que les prairies sont brûlées, le riz et les légumes y croissent heureusement par les eaux qu'on y peut employer: une loi de religion qui ne permet que cette nourriture est donc trèsutile aux hommes dans ces climats.

La chair' des bestiaux n'a pas de goût, et le lait et le beurre qu'ils en tirent fait une partie de leur subsistance: la loi qui défend de manger et de tuer des vaches n'est donc pas déraisonnable aux Indes.

Athènes avoit dans son sein une multitude innombrable de peu

4. Les catholiques sont plus vers le midi, et les protestans vers le nord.

2. Nouveaux voyages autour du monde, t. II.

3. Voyage de Bernier, t. II, p. 137.

4. Lettres édifiantes, XIIe recueil, p. 95.

5. Voyage de Bernier, t. II, p. 137.

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