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un très-grand zèle pour les remplir; ils sentiroient très-bien les droits de la défense naturelle: plus ils croiroient devoir à la religion, plus ils penseroient devoir à la patrie. Les principes du christianisme, bien gravés dans le cœur, seroient infiniment plus forts que ce faux honneur des monarchies, ces vertus humaines des républiques, et cette crainte servile des Etats despotiques.

Il est étonnant qu'on puisse imputer à ce grand homme d'avoir méconnu l'esprit de sa propre religion; qu'il n'ait pas su distinguer les ordres pour l'établissement du christianisme d'avec le christianisme même, ni les préceptes de l'Evangile d'avec ses conseils. Lorsque le législateur, au lieu de donner des lois, a donné des conseils, c'est qu'il a vu que ses conseils, s'ils étoient ordonnés comme des lois, seroient contraires à l'esprit de ses lois.

CHAP. VII. Des lois de perfection dans la religion.

Les lois humaines, faites pour parler à l'esprit, doivent donner des préceptes, et point de conseils : la religion, faite pour parler au cœur. doit donner beaucoup de conseils et peu de préceptes.

Quand par exemple elle donne des règles, non pas pour le bien. mais pour le meilleur : non pas pour ce qui est bon, mais pour ce qui est parfait, il est convenable que ce soient des conseils, et non pas des lois; car la perfection ne regarde pas l'universalité des hommes ni des choses. De plus, si ce sont des lois, il en faudra une infinité d'autres pour faire observer les premières. Le célibat fut un conseil du christianisme lorsqu'on en fit une loi pour un certain ordre de gens, il en fallut chaque jour de nouvelles pour réduire les hommes à l'observation de celle-ci '. Le législateur se fatigua, il fatigua la société pour faire exécuter aux hommes par précepte ce que ceux qui aiment la perfection auroient exécuté comme conseil.

CHAP. VIII. De l'accord des lois de la morale

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avec celles de la religion.

Dans un pays où l'on a le malheur d'avoir une religion que Dieu n'a pas donnée, il est toujours nécessaire qu'elle s'accorde avec la morale, parce que la religion, même fausse, est le meilleur garant que les hommes puissent avoir de la probité des hommes.

Les points principaux de la religion de ceux de Pégu sont de ne point tuer, de ne point voler, d'éviter l'impudicité, de ne faire aucun déplaisir à son prochain, de lui faire au contraire tout le

1. Voy. la Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques du vi° siècle, t. V, par M. Dupin.

bien qu'on peut. Avec cela ils croient qu'on se sauvera dans quelque religion que ce soit : ce qui fait que ces peuples, quoique fiers et pauvres, ont de la douceur et de la compassion pour les malheureux.

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Les Esséens faisoient vœu d'observer la justice envers les hommes, de ne faire de mal à personne, même pour obéir, de hair les injustes, de garder la foi à tout le monde, de commander avec modestie, de prendre toujours le parti de la vérité, de fuir tout gain illicite.

CHAP. X.- De la secte stoïque.

Les diverses sectes de philosophie chez les anciens pouvoient être considérées comme des espèces de religion. Il n'y en a jamais eu dont les principes fussent plus dignes de l'homme, et plus propres å former des gens de bien, que celle des stoïciens; et, si je pouvois un moment cesser de penser que je suis chrétien, je ne pourrois m'empêcher de mettre la destruction de la secte de Zénon au nombre des malheurs du genre humain.

Elle n'outroit que les choses dans lesquelles il y a de la grandeur, le mépris des plaisirs et de la douleur.

Elle seule savoit faire les citoyens; elle seule faisoit les grands hommes; elle seule faisoit les grands empereurs.

Faites pour un moment abstraction des vérités révélées; cherchez dans toute la nature, et vous n'y trouverez pas de plus grand objet que les Antonins. Julien même, Julien (un suffrage ainsi arraché ne me rendra point complice de son apostasie); non, il n'y a point eu après lui de prince plus digne de gouverner les hommes.

Pendant que les stoïciens regardoient comme une chose vaine les richesses, les grandeurs humaines, la douleur, les chagrins, les plaisirs, ils n'étoient occupés qu'à travailler au bonheur des hommes, à exercer les devoirs de la société; il sembloit qu'ils regardassent cet esprit sacré qu'ils croyoient être en eux-mêmes comme une espèce de providence favorable qui veilloit sur le genre humain.

Nés pour la société, ils croyoient tous que leur destin étoit de travailler pour elle d'autant moins à charge que leurs récompenses étoient toutes dans eux-mêmes; qu'heureux par leur philosophie seule, il sembloit que le seul bonheur des autres pût augmenter le leur.

1. Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, t. III, part. I, p. 63.

2. Histoire des Juifs, par Prideaux.

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Les hommes étant faits pour se conserver, pour se nourrir, pour se vêtir, et faire toutes les actions de la société, la religion ne doit pas leur donner une vie trop contemplative'.

Les mahométans deviennent spéculatifs par habitude; ils prient cinq fois le jour, et chaque fois il faut qu'ils fassent un acte par lequel ils jettent derrière leur dos tout ce qui appartient à ce monde : cela les forme à la spéculation. Ajoutez à cela cette indifférence pour toutes choses que donne le dogme d'un destin rigide.

Si d'ailleurs d'autres causes concourent à leur inspirer le détachement, comme si la dureté du gouvernement, si les lois concernant la propriété des terres, donnent un esprit précaire, tout est perdu.

La religion des Guèbres rendit autrefois le royaume de Perse florissant; elle corrigea les mauvais effets du despotisme : la religion mahométane détruit aujourd'hui ce même empire.

CHAP. XII.-Des pénitences.

Il est bon que les pénitences soient jointes avec l'idée de travail, non avec l'idée d'oisiveté; avec l'idée du bien, non avec l'idée de l'extraordinaire; avec l'idée de frugalité, non avec l'idée d'avarice.

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Il paroît, par un passage des livres des pontifes, rapporté par Cicéron, qu'il y avoit, chez les Romains, des crimes inexpiables 3; et c'est là-dessus que Zozime fonde le récit si propre à envenimer les motifs de la conversion de Constantin, et Julien cette raillerie amère qu'il fait de cette même conversion dans ses Césars. La religion païenne, qui ne défendoit que quelques crimes grossiers, qui arrêtoit la main et abandonnoit le cœur, pouvoit avoir des crimes inexpiables; mais une religion qui enveloppe toutes les passions, qui n'est pas plus jalouse des actions que des désirs et des pensées, qui ne nous tient point attachés par quelques chaînes, mais par un nombre innombrable de fils; qui laisse derrière elle la justice humaine, et commence une autre justice; qui est faite pour mener sans cesse du repentir à l'amour, et de l'amour au repentir; qui met entre le juge et le criminel un grand médiateur, entre le juste et le médiateur un grand juge : une telle religion ne

4. C'est l'inconvénient de la doctrine de Foé et de Laockium. 2. Liv. II des Lois, § 22.

3. « Sacrum commissum, quod neque expiari poterit, impie commissum est; quod expiari poterit, publici sacerdotes expianto, » (Ibid.)

doit point avoir de crimes inexpiables. Mais, quoiqu'elle donne des craintes et des espérances à tous, elle fait assez sentir que s'il n'y a point de crime qui, par sa nature, soit inexpiable, toute une vie peut l'être; qu'il seroit très-dangereux de tourmenter sans cesse la miséricorde par de nouveaux crimes et de nouvelles expiations; qu'inquiets sur les anciennes dettes, jamais quittes envers le Seigneur, nous devons craindre d'en contracter de nouvelles, de combler la mesure, et d'aller jusqu'au terme où la bonté paternelle finit.

CHAP. XIV.

Comment la force de la religion s'applique à celle des lois civiles.

Comme la religion et les lois civiles doivent tendre principalement à rendre les hommes bons citoyens, on voit que, lorsqu'une des deux s'écartera de ce but, l'autre y doit tendre davantage : moins la religion sera réprimante, plus les lois civiles doivent réprimer.

Ainsi, au Japon, la religion dominante n'ayant presque point de dogmes, et ne proposant point de paradis ni d'enfer, les lois, pour y suppléer, ont été faites avec une sévérité et exécutées avec une ponctualité extraordinaires.

Lorsque la religion établit le dogme de la nécessité des actions humaines, les peines des lois doivent être plus sévères, et la police plus vigilante, pour que les hommes, qui sans cela s'abandonneroient eux-mêmes, soient déterminés par ces motifs; mais si la religion établit le dogme de la liberté, c'est autre chose.

De la paresse de l'âme naît le dogme de la prédestination mahométane, et du dogme de cette prédestination naît la paresse de l'âme. On a dit: Cela est dans les décrets de Dieu; il faut donc rester en repos. Dans un cas pareil, on doit exciter par les lois les hommes endormis dans la religion.

Lorsque la religion condamne des choses que les lois civiles doivent permettre, il est dangereux que les lois civiles permettent de leur côté ce que la religion doit condamner, une de ces choses marquant toujours un défaut d'harmonie et de justesse dans les idées, qui se répand sur l'autre.

Ainsi les Tartares de Gengiskan, chez lesquels c'étoit un péché et même un crime capital de mettre le couteau dans le feu, de s'appuyer contre un fouet, de battre un cheval avec sa bride, de rompre un os avec un autre, ne croyoient pas qu'il y eût de péché à violer la foi, à ravir le bien d'autrui, à faire injure à un homme, à le tuer. En un mot, les lois qui font regarder comme nécessaire

4. Voy. la relation de frère Jean Duplan Carpin, envoyé en Tartarie par le pape Innocent IV en l'année 1246,

ce qui est indifférent ont cet inconvénient, qu'elles font considérer comme indifférent ce qui est nécessaire.

Ceux de Formose croient une espèce d'enfer '; mais c'est pour punir ceux qui ont manqué d'aller nus en certaines saisons, qui ont mis des vêtemens en toile et non pas de soie, qui ont été chercher des huîtres, qui ont agi sans consulter le chant des oiseaux : aussi ne regardent-ils point comme péchés l'ivrognerie et le déréglement avec les femmes; ils croient même que les débauches de leurs enfans sont agréables à leurs dieux.

Lorsque la religion justifie pour une chose d'accident, elle perd inutilement le plus grand ressort qui soit parmi les hommes. On croit, chez les Indiens que les eaux du Gange ont une vertu sanctifiante2, ceux qui meurent sur ses bords sont réputés exempts des peines de l'autre vie, et devoir habiter une région pleine de délices on envoie des lieux les plus reculés des urnes pleines de cendres des morts, pour les jeter dans le Gange. Qu'importe qu'on vive vertueusement ou non; on se fera jeter dans le Gange.

L'idée d'un lieu de récompense emporte nécessairement l'idée d'un séjour de peines; et, quand on espère l'un sans craindre l'autre, les lois civiles n'ont plus de force. Des hommes qui croient des récompenses sûres dans l'autre vie échapperont au législateur : ils auront trop de mépris pour la mort. Quel moyen de contenir par les lois un homme qui croit être sûr que la plus grande peine que les magistrats lui pourront infliger ne finira dans un moment que pour commencer son bonheur?

CHAP. XV. Comment les lois civiles corrigent quelquefois

les fausses religions.

Le respect pour les choses anciennes, la simplicité ou la superstition, ont quelquefois établi des mystères ou des cérémonies qui pouvoient choquer la pudeur; et de cela les exemples n'ont pas été rares dans le monde. Aristote dit que dans ce cas la loi permet que les pères de famille aillent au temple célébrer ces mystères pour leurs femmes et pour leurs enfans3. Loi civile admirable, qui conserve les mœurs contre la religion!

Auguste défendit aux jeunes gens de l'un et de l'autre sexe d'assister à aucune cérémonie nocturne, s'ils n'étoient accompagnés d'un parent plus âgé'; et, lorsqu'il rétablit les fêtes lupercales, il ne voulut pas que les jeunes gens courussent nus3.

1. Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, t. V, p. I, part. 192.

2. Lettres édifiantes, XV recueil.
4. Suétone, in Augusto, chap, xxxг.

3. Politique, liv. VII, chap. xvi.

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