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sément prévaloir. Quand un homme emprunte, il trouve un obstacle dans la loi même qui est faite en sa faveur : cette loi a contre elle et celui qu'elle secourt et celui qu'elle condamne. Le préteur Sempronius Asellio, ayant permis aux débiteurs d'agir en conséquence des lois', fut tué par les créanciers', pour avoir voulu rappeler la mémoire d'une rigidité qu'on ne pouvoit plus soutenir.

Je quitte la ville pour jeter un peu les yeux sur les provinces. J'ai dit ailleurs que les provinces romaines étoient désolées par un gouvernement despotique et dur. Ce n'est pas tout: elles l'étoient encore par des usures affreuses.

Cicéron dit que ceux de Salamine vouloient emprunter de l'argent à Rome, et qu'ils ne le pouvoient pas à cause de la loi Gabinienne. Il faut que je cherche ce que c'étoit que cette loi.

Lorsque les prêts à intérêt eurent été défendus à Rome, on imagina toutes sortes de moyens pour éluder la loi'; et, comme les alliés et ceux de la nation latine n'étoient point assujettis aux lois civiles des Romains, on se servit d'un Latin, ou d'un allié, qui prêtoit son hom, et paroissoit être le créancier. La loi n'avoit donc fait que soumettre les créanciers à une formalité, et le peuple n'étoit pas soulage.

Le peuple se plaignit de cette fraude; et Marcus Sempronius, tribun du peuple, par l'autorité du sénat, fit faire un plébiscite qui portoit qu'en fait de prêts les lois qui défendoient les prêts à usure entre un citoyen romain et un autre citoyen romain auroient également lieu entre un citoyen et un allié ou un Latin.

Dans ces temps-là, on appeloit alliés les peuples de l'Italie proprement dite, qui s'étendoit jusqu'à l'Arno et le Rubicon, et qui n'étoit point gouvernée en provinces romaines.

Tacite dit qu'on faisoit toujours de nouvelles fraudes aux lois faites pour arrêter les usures. Quand on ne put plus prêter ni emprunter sous le nom d'un allié, il fut aisé de faire paroître un homme des provinces, qui prêtoit son nom.

Il falloit une nouvelle loi contre cet abus; et Gabinius, faisant la loi fameuse qui avoit pour objet d'arrêter la corruption dans les suffrages, dut naturellement penser que le meilleur moyen pour y parvenir étoit de décourager les emprunts: ces deux choses étoient naturellement liées; car les usures augmentoient toujours au temps

4. « Permisit eos legibus agere.» (Appien, De la guerre civile, liv. I; et l'Epitome de Tite Live, liv. LXIV.) 2. L'an de Rome 663. ticus, liv. V, lett. xxi.

3. Liv. XI, chap. XIX. 4. Lettres à At5. Tite Live, liv. XXXV, chap. vir. — 6. Ibid, 7. L'an 559 de Rome. Voy. Tite Live, loc. cit. 8. Annales, liv. VI, chap. xvI.

9. L'an 615 de Rome,

des élections', parce qu'on avoit besoin d'argent pour gagner des voix. On voit bien que la loi Gabinienne avoit étendu le sénatus-consulte Sempronien aux provinciaux, puisque les Salaminiens ne pouvoient emprunter de l'argent à Rome, à cause de cette loi. Brutus. sous des noms empruntés, leur en prêta' à quatre pour cent par mois3, et obtint pour cela deux sénatus-consultes, dans le premier desquels il étoit dit que ce prêt ne seroit pas regardé comme une fraude faite à la loi, et que le gouverneur de Cilicie jugeroit en conformité des conventions portées par le billet des Salaminiens'.

Le prêt à intérêt étant interdit par la loi Gabinienne entre les gens des provinces et les citoyens romains, et ceux-ci ayant pour lors tout l'argent de l'univers entre leurs mains, il fallut les tenter par de grosses usures qui fissent disparoître, aux yeux de l'avarice, le danger de perdre la dette. Et, comme il y avoit à Rome des gens puissans qui intimidoient les magistrats, et faisoient taire les lois, ils furent plus hardis à prêter, et plus hardis à exiger de grosses usures. Cela fit que les provinces furent tour à tour ravagées par tous ceux qui avoient du crédit à Rome; et, comme chaque gouverneur faisoit son édit en entrant dans sa province, dans lequel il mettoit à l'usure le taux qu'il lui plaisoit, l'avarice prêtoit la main à la législation, et la législation à l'avarice.

Il faut que les affaires aillent; et un État est perdu, si tout y est dans l'inaction. Il y avoit des occasions où il falloit que les villes, les corps, les sociétés des villes, les particuliers, empruntassent; et on n'avoit que trop besoin d'emprunter, ne fût-ce que pour subvenir aux ravages des armées, aux rapines des magistrats, aux concussions des gens d'affaires, et aux mauvais usages qui s'établissoient tous les jours car on ne fut jamais ni si riche ni si pauvre. Le sénat, qui avoit la puissance exécutrice, donnoit par nécessité, souvent par faveur, la permission d'emprunter des citoyens romains, et faisoit làdessus des sénatus-consultes. Mais ces sénatus-consultes mêmes étoient décrédités par la loi; ces sénatus-consultes pouvoient donner occasion au peuple de demander de nouvelles tables : ce qui,

1. Voy. les Lettres de Cicéron à Atticus, liv. IV, lett. xv et xvi. 2. Cicéron à Atticus, liv. VI, lett. 1.

3. Pompée, qui avoit prêté au roi Ariobarsane six cents talens, se faisoit payer trente-trois talens attiques tous les trente jours. (Cicéron à Atticus, liv. V, lett. xxr; liv. VI, lett. 1.)

4. « Ut neque Salaminis, neque cui eis dedisset, fraudi esset. » (Ibid.) 5. L'édit de Cicéron la fixoit à un pour cent par mois, avec l'usure de l'usure au bout de l'an. Quant aux fermiers de la république, il les engageoit à donner un délai à leurs débiteurs. Si ceux-ci ne payoient pas au temps fixé, il adjugeoit l'usure portée par le billet. (Cicéron à Atticus, liv. VI, lett. 1.)

6. Voy. ce que dit Lucceius, lett. xxx à Atticus, liv. V. Il y eut même

augmentant le danger de la perte du capital, augmentoit encore l'usure. Je le dirai toujours, c'est la modération qui gouverne les hommes, et non pas les excès.

Celui-là paye moins, dit Ulpien', qui paye plus tard. C'est ce principe qui conduisit les législateurs, après la destruction de la république romaine.

DES LOIS,

LIVRE XXIII.

DANS LE RAPport qu'elleS ONT AVEC LE NOMBRE

DES HABITANS.

CHAP. I. Des hommes et des animaux, par rapport à la multiplication de leur espèce.

O Vénus! ô mère de l'Amour!

Dès le premier beau jour que ton astre ramène,
Les zéphyrs font sentir leur amoureuse haleine,
La terre orne son sein de brillantes couleurs,
Et l'air est parfumé du doux esprit des fleurs.
On entend les oiseaux, frappés de ta puissance,
Par mille sons lascifs célébrer ta présence:
Pour la belle génisse on voit les fiers taureaux,
Ou bondir dans la plaine, ou traverser les eaux.
Enfin les habitans des bois et des montagnes,
Des fleuves et des mers, et des vertes campagnes,
Brûlant, à ton aspect, d'amour et de désir,
S'engagent à peupler par l'attrait du plaisir :
Tant on aime à te suivre, et ce charmant empire
Que donne la beauté sur tout ce qui respire 2!

Les femelles des animaux ont à peu près une fécondité constante. Mais, dans l'espèce humaine, la manière de penser, le caractère, les passions, les fantaisies, les caprices, l'idée de conserver sa beauté, l'embarras de la grossesse, celui d'une famille trop nombreuse, troublent la propagation de mille manières.

un sénatus-consulte général pour fixer l'usure à un pour cent par mois. Voy. la même lettre.

4. Leg. 12, ff. De verbor. signif.

2. Traduction du commencement de Lucrèce, par le sieur d'Hesnaut.

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L'obligation naturelle qu'a le père de nourrir ses enfans a fait établir le mariage, qui déclare celui qui doit remplir cette obligation. Les peuples' dont parle Pomponius Mela' ne le fixoient que par la ressemblance.

Chez les peuples bien policés, le père est celui que les lois, par la cérémonie du mariage, ont déclaré devoir être tel3, parce qu'elles trouvent en lui la personne qu'elles cherchent.

:

Cette obligation, chez les animaux, est telle que la mère peut ordinairement y suffire. Elle a beaucoup plus d'étendue chez les hommes leurs enfans ont de la raison; mais elle ne leur vient que par degrés; il ne suffit pas de les nourrir, il faut encore les conduire; déjà ils pourroient vivre, et ils ne peuvent pas se gouverner Les conjonctions illicites contribuent peu à la propagation de l'espèce. Le père, qui a l'obligation naturelle de nourrir et d'élever les enfans, n'est point fixé; et la mère, à qui l'obligation reste, trouve mille obstacles, par la honte, les remords, la gêne de son sexe, la rigueur des lois : la plupart du temps elle manque de moyens.

Les femmes qui se sont soumises à une prostitution publique ne peuvent avoir la commodité d'élever leurs enfans. Les peines de cette éducation sont même incompatibles avec leur condition; et elles sont si corrompues, qu'elles ne sauroient avoir la confiance de la loi.

Il suit de tout ceci que la continence publique est naturellement jointe à la propagation de l'espèce.

CHAP. III. De la condition des enfans.

C'est la raison qui dicte que, quand il y a un mariage, les enfans suivent la condition du père, et que, quand il n'y en a point, ils ne peuvent concerner que la mère".

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Il est presque reçu partout que la femme passe dans la famille du mari. Le contraire est, sans aucun inconvénient, établi à Formose3, où le mari va former celle de la femme.

Cette loi, qui fixe la famille dans une suite de personnes du même sexe, contribue beaucoup, indépendamment des premiers motifs,

1. Les Garamantes. « nuptiæ demonstrant. >>

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4. C'est pour cela que, chez les nations qui ont des esclaves, l'enfant suit presque toujours la condition de la mère.

5. Le père du Halde, t. I, p. 156.

la propagation de l'espèce humaine. La famille est une sorte de propriété : un homme qui a des enfans du sexe qui ne la perpétue pas n'est jamais content qu'il n'en ait de celui qui la perpétue.

Les noms, qui donnent aux hommes l'idée d'une chose qui semble ne devoir pas périr, sont très-propres à inspirer à chaque famille le désir d'étendre sa durée. Il y a des peuples chez lesquels les noms distinguent les familles; il y en a où ils ne distinguent que les personnes : ce qui n'est pas si bien.

CHAP. V. De divers ordres de femmes légitimes.

Quelquefois les lois et la religion ont établi plusieurs sortes de conjonctions civiles; et cela est ainsi chez les mahométans, où il y a divers ordres de femmes, dont les enfans se reconnoissent par la naissance dans la maison, ou par des contrats civils, ou même par l'esclavage de la mère et la reconnoissance subséquente du père.

Il seroit contre la raison que la loi flétrît dans les enfans ce qu'elle a approuvé dans le père : tous ces enfans y doivent donc succéder, à moins que quelque raison particulière ne s'y oppose, comme au Japon, où il n'y a que les enfans de la femme donnée par l'empereur qui succèdent. La politique y exige que les biens que l'empereur donne ne soient pas trop partagés, parce qu'ils sont soumis à un service, comme étoient autrefois nos fiefs.

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Il y a des pays où une femme légitime jouit, dans la maison, peu près des honneurs qu'a dans nos climats une femme unique : là, les enfans des concubines sont censés appartenir à la première femme; cela est ainsi établi à la Chine. Le respect filial', la cérémonie d'un deuil rigoureux, ne sont point dus à la mère naturelle, mais à cette mère que donne la loi.

A l'aide d'une telle fiction2, il n'y a plus d'enfans bâtards; et, dans les pays où cette fiction n'a pas lieu, on voit bien que la loi qui légitime les enfans des concubines est une loi forcée : car ce seroit le gros de la nation qui seroit flétri par la loi. Il n'est pas question non plus dans ces pays d'enfans adultérins. Les séparations des femmes, la clôture, les eunuques, les verrous, rendent la chose si difficile que la loi la juge impossible; d'ailleurs le même glaive extermineroit la mère et l'enfant.

4. Le père du Halde, t. II, p. 124.

2. On distingue les femmes en grandes et petites, c'est-à-dire en légitimes ou non; mais il n'y a point une pareille distinction entre les enfans. « C'est la grande doctrine de l'empire, » est-il dit dans un ouvrage chinois sur la morale, traduit par le même père, p 140.

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