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commerce put éluder la violence, et se maintenir partout; le négociant le plus riche n'ayant que des biens invisibles, qui pouvoient être envoyés partout, et ne laissoient de trace nulle part.

Les théologiens furent obligés de restreindre leurs principes; et le commerce, qu'on avoit violemment lié avec la mauvaise foi, rentra, pour ainsi dire, dans le sein de la probité.

Ainsi nous devons aux spéculations des scolastiques tous les malheurs qui ont accompagné la destruction du commerce; et à l'avarice des princes, l'établissement d'une chose qui le met en quelque façon hors de leur pouvoir.

Il a fallu depuis ce temps que les princes se gouvernassent avec plus de sagesse qu'ils n'auroient eux-mêmes pensé : car, par l'événement, les grands coups d'autorité se sont trouvés si maladroits. que c'est une expérience reconnue, qu'il n'y a plus que la bonté du gouvernement qui donne de la prospérité.

On a commencé à se guérir du machiavélisme, et on s'en guérira tous les jours. Il faut plus de modération dans les conseils : ce qu'on appeloit autrefois des coups d'État ne seroit aujourd'hui, indépendamment de l'horreur, que des imprudences.

Et il est heureux pour les hommes d'être dans une situation où, pendant que leurs passions leur inspirent la pensée d'être méchans, ils ont pourtant intérêt de ne pas l'être.

СНАР. ХХІ.

Découverte de deux nouveaux mondes; état
de l'Europe à cet égard.

La boussole ouvrit pour ainsi dire l'univers. On trouva l'Asie et l'Afrique, dont on ne connoissoit que quelques bords; et l'Amérique, dont on ne connoissoit rien du tout.

Les Portugais, naviguant sur l'océan Atlantique, découvrirent la pointe la plus méridionale de l'Afrique : ils virent une vaste mer; elle les porta aux Indes orientales. Leurs périls sur cette mer, et la découverte de Mozambique, de Mélinde et de Calicut, ont été chantés par le Camoëns, dont le poëme fait sentir quelque chose des charmes de l'Odyssée et de la magnificence de l'Énéide.

Les Vénitiens avoient fait jusque-là le commerce des Indes par les pays des Turcs, et l'avoient poursuivi au milieu des avanies et des outrages. Par la découverte du cap de Bonne-Espérance, et celles

juifs, chassés de France, se réfugièrent en Lombardie, et que là ils donnèrent aux négocians étrangers et aux voyageurs des lettres secrètes sur ceux à qui ils avoient confié leurs effets en France, qui furent acquittées.

1. Voy. dans le Corps du droit, la 89° novelle de Léon, qui révoque la loi de Basile, son père. Cette loi de Basile est dans Herménopule, sous le nom de Léon, liv. III, tit. vi, S 27.

qu'on fit quelque temps après, l'Italie ne fut plus au centre du monde commerçant; elle fut, pour ainsi dire, dans un coin de l'univers, et elle y est encore. Le commerce même du Levant dépendant aujourd'hui de celui que les grandes nations font aux deux Indes, l'Italie ne le fait plus qu'accessoirement.

Les Portugais trafiquèrent aux Indes en conquérans. Les lois gênantes' que les Hollandois imposent aujourd'hui aux petits princes indiens sur le commerce, les Portugais les avoient établies avant

eux.

La fortune de la maison d'Autriche fut prodigieuse. CharlesQuint recueillit la succession de Bourgogne, de Castille et d'Aragon; il parvint à l'empire, et, pour lui procurer un nouveau genre de grandeur, l'univers s'étendit, et l'on vit paroître un monde nouveau sous son obéissance.

Christophe Colomb découvrit l'Amérique; et, quoique l'Espagne n'y envoyât point de forces qu'un petit prince de l'Europe n'eût pu y envoyer tout de même, elle soumit deux grands empires et d'autres grands États.

Pendant que les Espagnols découvroient et conquéroient du côté de l'occident, les Portugais poussoient leurs conquêtes et leurs découvertes du côté de l'orient: ces deux nations se rencontrèrent; elles eurent recours au pape Alexandre VI, qui fit la célèbre ligne de démarcation, et jugea un grand procès.

Mais les autres nations de l'Europe ne les laissèrent pas jouir tranquillement de leur partage : les Hollandois chassèrent les Portugais de presque toutes les Indes orientales, et diverses nations firent en Amérique des établissemens.

:

Les Espagnols regardèrent d'abord les terres découvertes comme des objets de conquête des peuples plus raffinés qu'eux trouvèrent qu'elles étoient des objets de commerce, et c'est là-dessus qu'ils dirigèrent leurs vues. Plusieurs peuples se sont conduits avec tant de sagesse qu'ils ont donné l'empire à des compagnies de négocians, qui, gouvernant ces États éloignés uniquement pour le négoce, ont fait une grande puissance accessoire sans embarrasser l'Etat principal.

Les colonies qu'on y a formées sont sous un genre de dépendance dont on ne trouve que peu d'exemples dans les colonies anciennes, soit que celles d'aujourd'hui relèvent de l'Etat même, ou de quelque compagnie commerçante établie dans cet Etat.

L'objet de ces colonies est de faire le commerce à de meilleures conditions qu'on ne le fait avec les peuples voisins, avec lesquels tous les avantages sont réciproques. On a établi que la métropole seule pourroit négocier dans la colonie; et cela avec grande rai

1. Voy. la Relation de François Pirard, 11o part., chap. xv,

son, parce que le but de l'établissement a été l'extension du commerce, non la fondation d'une ville ou d'un nouvel empire.

Ainsi, c'est encore une loi fondamentale de l'Europe, que tout commerce avec une colonie étrangère est regardé comme un pur monopole punissable par les lois du pays; et il ne faut pas juger de cela par les lois et les exemples des anciens peuples, qui n'y sont guère applicables.

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Il est encore reçu que le commerce établi entre les métropoles n'entraîne point une permission pour les colonies, qui restent toujours en état de prohibition.

Le désavantage des colonies, qui perdent la liberté du commerce, est visiblement compensé par la protection de la métropole, qui la défend par ses armes, ou la maintient par ses lois.

De là suit une troisième loi de l'Europe, que, quand le commerce étranger est défendu avec la colonie, on ne peut naviguer dans ses mers que dans les cas établis par les traités.

Les nations, qui sont à l'égard de tout l'univers ce que les particuliers sont dans un Etat, se gouvernent, comme eux, par le droit naturel et par les lois qu'elles se sont faites. Un peuple peut céder à un autre la mer, comme il peut céder la terre. Les Carthaginois exigèrent des Romains qu'ils ne navigueroient pas au delà de certaines limites, comme les Grecs avoient exigé du roi de Perse qu'il se tiendroit toujours éloigné des côtes de la mer de la carrière d'un cheval.

L'extrême éloignement de nos colonies n'est point un inconvénient pour leur sûreté; car, si la métropole est éloignée pour les défendre, les nations rivales de la métropole ne sont pas moins éloignées pour les conquérir.

De plus, cet éloignement fait que ceux qui vont s'y établir ne peuvent prendre la manière de vivre d'un climat si différent : ils sont obligés de tirer toutes les commodités de la vie du pays d'où ils sont venus. Les Carthaginois, pour rendre les Sardes et les Corses plus dépendans, leur avoient défendu, sous peine de la vie, de planter, de semer, et de faire rien de semblable; ils leur envoyoient d'Afrique des vivres. Nous sommes parvenus au même

1. Excepté les Carthaginois, comme on voit par le traité qui termina la première guerre punique.

2. Métropole est, dans le langage des anciens, l'État qui a fondé la co

lonie.

3. Polybe, liv. III.

4. Le roi de Perse s'obligea par un traité de ne naviguer avec aucun vaisseau de guerre au delà des roches Scyanées et des îles Chélidoniennes. (Plutarque, Vie de Cimon.)

5. Aristote, Des choses merveilleuses; Tite Live, liv. VII de la IIa dém cade.

point, sans faire des lois si dures. Nos colonies des fles Antilles sont admirables; elles ont des objets de commerce que nous n'avons ni ne pouvons avoir; elles manquent de ce qui fait l'objet du nôtre.

L'effet de la découverte de l'Amérique fut de lier à l'Europe l'Asie et l'Afrique. L'Amérique fournit à l'Europe la matière de son commerce avec cette vaste partie de l'Asie qu'on appela les Indes orientales. L'argent, ce métal si utile au commerce comme signe, fut encore la base du plus grand commerce de l'univers, comme marchandise. Enfin, la navigation d'Afrique devint nécessaire; elle fournissoit des hommes pour le travail des mines et des terres de l'Amérique.

L'Europe est parvenue à un si haut degré de puissance, que l'histoire n'a rien à comparer là-dessus, si l'on considère l'immensité des dépenses, la grandeur des engagemens, le nombre des troupes, et la continuité de leur entretien, même lorsqu'elles sont le plus inutiles, et qu'on ne les a que pour l'ostentation.

Le père du Halde1 dit que le commerce intérieur de la Chine est plus grand que celui de toute l'Europe. Cela pourroit être, si notre commerce extérieur n'augmentoit pas l'intérieur. L'Europe fait le commerce et la navigation des trois autres parties du monde, comme la France, l'Angleterre et la Hollande font à peu près la navigation et le commerce de l'Europe.

CHAP. XXII. Des richesses que l'Espagne tira de l'Amérique.

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Si l'Europe2 a trouvé tant d'avantages dans le commerce de l'Amérique, il seroit naturel de croire que l'Espagne en auroit reçu de plus grands. Elle tira du monde nouvellement découvert une quantité d'or et d'argent si prodigieuse, que ce que l'on avoit eu jusqu'alors ne pouvoit y être comparé.

Mais (ce qu'on n'auroit jamais soupçonné) la misère la fit échouer presque partout. Philippe II, qui succéda à Charles-Quint, fut obligé de faire la célèbre banqueroute que tout le monde sait; et il n'y a guère jamais eu de prince qui ait plus souffert que lui des murmures, de l'insolence et de la révolte de ses troupes, toujours mal payées.

Depuis ce temps, la monarchie d'Espagne déclina sans cesse. C'est qu'il y avoit un vice intérieur et physique dans la nature de ces richesses, qui les rendoit vaines; et ce vice augmenta tous les jours.

1. T. II, p. 470.

2. Ceci parut, il y a plus de vingt ans, dans un petit ouvrage manuscrit de l'auteur, qui a été presque tout fondu dans celui-ci.

L'or et l'argent sont une richesse de fiction ou de signe. Ces signes sont très-durables et se détruisent peu, comme il convient à leur nature. Plus ils se multiplient, plus ils perdent de leur prix, parce qu'ils représentent moins de choses.

Lors de la conquête du Mexique et du Pérou, les Espagnols abandonnèrent les richesses naturelles pour avoir des richesses de signe qui s'avilissoient par elles-mêmes. L'or et l'argent étoient très-rares en Europe; et l'Espagne, maîtresse tout à coup d'une très-grande quantité de ces métaux, conçut des espérances qu'elle n'avoit jamais eues. Les richesses que l'on trouva dans les pays conquis n'étoient pourtant pas proportionnées à celles de leurs mines. Les Indiens en cachèrent une partie; et, de plus, ces peuples, qui ne faisoient servir l'or et l'argent qu'à la magnificence des temples des dieux et des palais des rois, ne les cherchoient pas avec la même avarice que nous; enfin ils n'avoient pas le secret de tirer les métaux de toutes les mines, mais seulement de celles dans lesquelles la séparation se fait par le feu, ne connoissant pas la manière d'employer le mercure, ni peut-être le mercure même.

Cependant l'argent ne laissa pas de doubler bientôt en Europe : ce qui parut en ce que le prix de tout ce qui s'acheta fut environ du double.

Les Espagnols fouillèrent les mines, creusèrent les montagnes, inventèrent des machines pour tirer les eaux, briser le minerai et le séparer; et, comme ils se jouoient de la vie des Indiens, ils les firent travailler sans ménagement. L'argent doubla bientôt en Europe, et le profit diminua toujours de moitié pour l'Espagne, qui n'avoit chaque année que la même quantité d'un métal qui étoit devenu la moitié moins précieux.

Dans le double du temps, l'argent doubla encore, et le profit diminua encore de la moitié.

Il diminua même de plus de la moitié : voici comment.

Pour tirer l'or des mines, pour lui donner les préparations requises, et le transporter en Europe, il falloit une dépense quelconque. Je suppose qu'elle fût comme 1 est à 64; quand l'argent fut doublé une fois, et par conséquent la moitié moins précieux, la dépense fut comme 2 sont à 64. Ainsi les flottes qui portèrent en Espagne la même quantité d'or portèrent une chose qui réellement valoit la moitié moins, et coûtoit la moitié plus.

Si l'on suit la chose de doublement en doublement, on trouvera la progression de la cause de l'impuissance des richesses de l'Es

pagne.

Il y a environ deux cents ans que l'on travaille les mines des Indes. Je suppose que la quantité d'argent qui est à présent dans le monde qui commerce soit à celle qui étoit avant la découverte comme 32 est à 1, c'est-à-dire qu'elle ait doublé cinq fois dans

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