Page images
PDF
EPUB

batailles, fit des siéges, et ne perdit que sept soldats; mais la perfidie de ses guides, les marches, le climat, la faim, la soif, les maladies, des mesures mal prises, lui firent perdre son armée.

Il fallut donc se contenter de négocier avec les Arabes, comme les autres peuples avoient fait; c'est-à-dire de leur porter de l'or et de l'argent pour leurs marchandises. On commerce encore avec eux de la même manière la caravane d'Alep et le vaisseau royal de Suez y portent des sommes immenses'.

La nature avoit destiné les Arabes au commerce: elle ne les avoit pas destinés à la guerre; mais lorsque ces peuples tranquilles se trouvèrent sur les frontières des Parthes et des Romains, ils devinrent auxiliaires des uns et des autres. Élius Gallus les avoit trouvés commerçans; Mahomet les trouva guerriers : il leur donna de l'enthousiasme, et les voilà conquérans.

Le commerce des Romains aux Indes étoit considérable. Strabon2 avoit appris en Egypte qu'ils y employoient cent vingt navires : ce commerce ne se soutenoit encore que par leur argent. Ils y envoyoient tous les ans cinquante millions de sesterces. Pline3 dit que les marchandises qu'on en rapportoit se vendoient à Rome le centuple. Je crois qu'il parle trop généralement ce profit fait une fois, tout le monde aura voulu le faire; et, dès ce moment, personne ne l'aura fait.

On peut mettre en question s'il fut avantageux aux Romains de faire le commerce de l'Arabie et des Indes. Il falloit qu'ils y envoyassent leur argent; et ils n'avoient pas, comme nous, la ressource de l'Amérique, qui supplée à ce que nous envoyons. Je suis persuadé qu'une des raisons qui fit augmenter chez eux la valeur numéraire des monnoies, c'est-à-dire établir le billon, fut la rareté de l'argent, causée par le transport continuel qui s'en faisoit aux Indes. Que si les marchandises de ce pays se vendoient à Rome le centuple, ce profit des Romains se faisoit sur les Romains mêmes, et n'enrichissoit point l'empire.

On pourra dire d'un autre côté que ce commerce procuroit aux Romains une grande navigation, c'est-à-dire une grande puissance; que des marchandises nouvelles augmentoient le commerce intérieur, favorisoient les arts, entretenoient l'industrie; que le nombre des citoyens se multiplioit à proportion des nouveaux moyens qu'on avoit de vivre; que ce nouveau commerce produisoit le luxe, que nous avons prouvé être aussi favorable au gouvernement d'un seul que fatal à celui de plusieurs; que cet établissement fut de

4. Les caravanes d'Alep et de Suez y portent deux millions de notre monnoie, et il en passe autant en fraude; le vaisseau royal de Suez y porte aussi deux millions.

2. Liv. II, p. 481.-3. Liv. VI, chap. xx.

même date que la chute de leur république; que le luxe à Rome étoit nécessaire; et qu'il falloit bien qu'une ville qui attiroit à elle toutes les richesses de l'univers les rendît par son luxe.

Strabon' dit que le commerce des Romains aux Indes étoit beaucoup plus considérable que celui des rois d'Égypte ; et il est singulier que les Romains, qui connoissoient peu le commerce aient eu pour celui des Indes plus d'attention que n'en eurent les rois d'Égypte, qui l'avoient pour ainsi dire sous les yeux. Il faut expliquer ceci.

Après la mort d'Alexandre, les rois d'Egypte établirent aux Indes un commerce maritime; et les rois de Syrie, qui eurent les provinces les plus orientales de l'empire, et par conséquent les Indes, maintinrent ce commerce dont nous avons parlé au chapitre Iv, qui se faisoit par les terres et par les fleuves, et qui avoit reçu de nouvelles facilités par l'établissement des colonies macédoniennes de sorte que l'Europe communiquoit avec les Indes, et par l'Égypte, et par le royaume de Syrie. Le démembrement qui se fit du royaume de Syrie, d'où se forma celui de Bactriane, ne fit aucun tort à ce commerce. Marin, Tyrien, cité par Ptolomée2, parle des découvertes faites aux Indes par le moyen de quelques marchands macédoniens. Celles que les expéditions des rois n'avoient pas faites, les marchands les firent. Nous voyons, dans Ptolomée 3, qu'ils allèrent depuis la tour de Pierre' jusqu'à Séra; et la découverte faite par les marchands d'une étape si reculée, située dans la partie orientale et septentrionale de la Chine, fut une espèce de prodige. Ainsi, sous les rois de Syrie et de Bactriane, les marchandises du midi de l'Inde passoient par l'Indus, l'Oxus et la mer Caspienne, en Occident; et celles des contrées plus orientales et plus septentrionales étoient portées depuis Séra, la tour de Pierre, et autres étapes, jusqu'à l'Euphrate. Ces marchands faisoient leur route, tenant à peu près le quarantième degré de latitude nord, par des pays qui sont au couchant de la Chine, plus policés qu'ils ne sont aujourd'hui, parce que les Tartares ne les avoient pas encore infestés.

Or, pendant que l'empire de Syrie étendoit si fort son commerce du côté des terres, l'Egypte n'augmenta pas beaucoup son commerce maritime.

Les Parthes parurent, et fondèrent leur empire; et, lorsque

4. Il dit, au liv. II, que les Romains y employoient cent vingt navires; et, au liv. XVII, que les rois grecs y en envoyoient à peine vingt.

2. Liv. I, chap. II.

3. Liv. VI, chap. XII.

4. Nos meilleures cartes placent la tour de Pierre au centième degré de longitude, et environ le quarantième de latitude.

MONTESQUIEU I

14

l'Egypte tomba sous la puissance des Romains, cet empire étoit dans sa force, et avoit reçu son extension.

Les Romains et les Parthes furent deux puissances rivales, qui combattirent, non pas pour savoir qui devoit régner, mais exister. Entre les deux empires, il se forma des déserts; entre les deux empires, on fut toujours sous les armes; bien loin qu'il y eût du commerce, il n'y eut pas même de communication. L'ambition, la jalousie, la religion, la haine, les mœurs, séparèrent tout. Ainsi, le commerce entre l'Occident et l'Orient, qui avoit eu plusieurs routes, n'en eut plus qu'une; et Alexandrie étant devenue la seule étape, cette étape grossit.

Je ne dirai qu'un mot du commerce intérieur. Sa branche principale fut celle des blés qu'on faisoit venir pour la subsistance du peuple de Rome: ce qui étoit une matière de police plutôt qu'un objet de commerce. A cette occasion, les nautoniers reçurent quelques priviléges', parce que le salut de l'empire dépendoit de leur vigilance.

CHAP. XVII.

Du commerce après la destruction des Romains en Occident.

L'empire romain fut envahi, et l'un des effets de la calamité générale fut la destruction du commerce. Les barbares ne le regardèrent d'abord que comme un objet de leurs brigandages; et, quand ils furent établis, ils ne l'honorèrent pas plus que l'agriculture et les autres professions du peuple vaincu.

Bientôt il n'y eut presque plus de commerce en Europe; la noblesse, qui régnoit partout, ne s'en mettoit point en peine.

La loi des Wisigoths permettoit aux particuliers d'occuper la moitié du lit des grands fleuves, pourvu que l'autre restât libre pour les filets et pour les bateaux; il falloit qu'il y eût bien peu de commerce dans les pays qu'ils avoient conquis.

Dans ces temps-là s'établirent les droits insensés d'aubaine et de naufrage les hommes pensèrent que les étrangers ne leur étant unis par aucune communication du droit civil, ils ne leur devoient, d'un côté, aucune sorte de justice, et de l'autre, aucune sorte de pitié.

Dans les bornes étroites où se trouvoient les peuples du nord, tout leur étoit étranger; dans leur pauvreté, tout étoit pour eux un objet de richesses. Etablis avant leurs conquêtes sur les côtes d'une mer resserrée et pleine d'écueils, ils avoient tiré parti de ces écueils mêmes.

1. Suétone, in Claudio, leg. 7, cod. Théodos., De naviculariis. 2. Liv. VIII, tit. IV, S 9.

Mais les Romains, qui faisoient des lois pour tout l'univers, en avoient fait de très-humaines sur les naufrages: ils réprimèrent, à cet égard, les brigandages de ceux qui habitoient les côtes, et, ce qui étoit plus encore, la rapacité de leur fisc2.

[blocks in formation]

La loi des Wisigoths3 fit pourtant une disposition favorable au commerce: elle ordonna que les marchands qui venoient de delà la mer seroient jugés, dans les différends qui naissoient entre eux, par les lois et par des juges de leur nation. Ceci étoit fondé sur l'usage établi chez tous ces peuples mêlés, que chaque homme vécût sous sa propre loi : chose dont je parlerai beaucoup dans la suite.

CHAP. XIX. - Du commerce depuis l'affoiblissement des Romains en Orient.

Les mahométans parurent, conquirent, et se divisèrent. L'Égypte eut ses souverains particuliers: elle continua de faire le commerce des Indes. Maîtresse des marchandises de ce pays, elle attira les richesses de tous les autres. Ses soudans furent les plus puissans princes de ces temps-là on peut voir dans l'histoire comment, avec une force constante et bien ménagée, ils arrêtèrent l'ardeur, la fougue et l'impétuosité des croisés.

CHAP. XX.

Comment le commerce se fit jour en Europe
à travers la barbarie.

La philosophie d'Aristote ayant été portée en Occident, elle plut beaucoup aux esprits subtils, qui, dans les temps d'ignorance, sont les beaux esprits. Des scolastiques s'en infatuèrent, et prirent de ce philosophe bien des explications sur le prêt à intérêt, au lieu que la source en étoit si naturelle dans l'Évangile; ils le condamnèrent indistinctement et dans tous les cas. Par là, le commerce, qui n'étoit que la profession des gens vils, devint encore celle des malhonnêtes gens : car toutes les fois que l'on défend une chose naturellement permise ou nécessaire, on ne fait que rendre malhonnêtes gens ceux qui la font.

Le commerce passa à une nation pour lors couverte d'infamie; et bientôt il ne fut plus distingué des usures les plus affreuses, des

1. Toto titulo, ff. De incend. ruin. naufrag.; et cod. De naufragiis; et leg. 3, ff. De leg. Cornel., De sicariis. 2. Leg. 1, cod. De naufragiis. - 3. Liv. XI, tit. 1, § 2. 4. Voy. Aristote, Politique, liv. I, chap. ix et x.

[ocr errors]

monopoles, de la levée des subsides, et de tous les moyens malhonnêtes d'acquérir de l'argent.

Les juifs, enrichis par leurs exactions, étoient pillés par les princes avec la même tyrannie: chose qui consoloit les peuples, et ne les soulageoit pas.

Ce qui se passa en Angleterre donnera une idée de ce qu'on fit dans les autres pays. Le roi Jean 2 ayant fait emprisonner les juifs pour avoir leur bien, il y en eut peu qui n'eussent au moins quelque œil crevé ce roi faisoit ainsi sa chambre de justice. Un d'eux, à qui on arracha sept dents, une chaque jour, donna dix mille marcs d'argent à la huitième. Henri III tira d'Aaron, juif d'York, quatorze mille marcs d'argent, et dix mille pour la reine. Dans ces temps-là, on faisoit violemment ce qu'on fait aujourd'hui en Pologne avec quelque mesure. Les rois, ne pouvant fouiller dans la bourse de leurs sujets, à cause de leurs priviléges, mettoient à la torture les juifs, qu'on ne regardoit pas comme citoyens.

Enfin, il s'introduisit une coutume qui confisqua tous les biens des juifs qui embrassoient le christianisme. Cette coutume si bizarre, nous la savons par la loi3 qui l'abroge. On en a donné des raisons bien vaines; on a dit qu'on vouloit les éprouver, et faire en sorte qu'il ne restât rien de l'esclavage du démon. Mais il est visible que cette confiscation étoit une espèce de droit d'amortissement, pour le prince ou pour les seigneurs, des taxes qu'ils levoient sur les juifs, et dont ils étoient frustrés lorsque ceux-ci embrassoient le christianisme. Dans ces temps-là, on regardoit les hommes comme des terres. Et je remarquerai, en passant, combien on s'est joué de cette nation d'un siècle à l'autre. On confisquoit leurs biens lorsqu'ils vouloient être chrétiens; et, bientôt après, on les fit brûler lorsqu'ils ne voulurent pas l'être.

Cependant on vit le commerce sortir du sein de la vexation et du désespoir. Les juifs, proscrits tour à tour de chaque pays, trouvèrent le moyen de sauver leurs effets. Par là ils rendirent pour jamais leurs retraites fixes; car tel prince qui voudroit bien se défaire d'eux ne seroit pas pour cela d'humeur à se défaire de leur argent. Ils inventèrent les lettres de change: et, par ce moyen, le

1. Voy., dans Marca Hispanica, les constitutions d'Aragon, des années 1228 et 1231; et, dans Brussel, l'accord de l'année 1206, passé entre le roi, la comtesse de Champagne, et Gui de Dampierre. 2. Slowe, In his survey of London, liv. III, p. 54.

3. Édit donné à Basville, le 4 avril 1392.

4. En France, les juifs étoient serfs, mainmortables, et les seigneurs leur succédoient. M. Brussel rapporte un accord de l'an 1206, entre le roi et Thibaut, comte de Champagne, par lequel il étoit convenu que les juifs de l'un ne prêteroient point dans les terres de l'autre.

5. On sait que, sous Philippe Auguste et sous Philippe le Long, les

« PreviousContinue »