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un navire grec ou romain le faisoit en sept '. Dans cette proportion un voyage d'un an pour les flottes grecques et romaines étoit à peu près de trois pour celles de Salomon.

Deux navires d'une vitesse inégale ne font pas leur voyage dans un temps proportionné à leur vitesse: la lenteur produit souvent une plus grande lenteur. Quand il s'agit de suivre les côtes, et qu'on se trouve sans cesse dans une différente position; qu'il faut attendre un bon vent pour sortir d'un golfe, en avoir un autre pour aller en avant, un navire bon voilier profite de tous les temps favorables; tandis que l'autre reste dans un endroit difficile, et attend plusieurs jours un autre changement.

Cette lenteur des navires des Indes,. qui, dans un temps égal, ne pouvoient faire que le tiers du chemin que faisoient les vaisseaux grecs et romains, peut s'expliquer par ce que nous voyons aujourd'hui dans notre marine. Les navires des Indes, qui étoient de jonc, tiroient moins d'eau que les vaisseaux grecs ou romains, qui étoient de bois, et joints avec du fer.

On peut comparer ces navires des Indes à ceux de quelques nations d'aujourd'hui, dont les ports ont peu de fond: tels sont ceux de Venise, et même en général de l'Italie 2, de la mer Baltique, et de la province de Hollande3. Leurs navires. qui doivent en sortir et y rentrer, sont d'une fabrique ronde et large de fond; au lieu que les navires d'autres nations qui ont de bons ports sont, par le bas, d'une forme qui les fait entrer profondément dans l'eau. Cette mécanique fait que ces derniers navires naviguent plus près du vent, et que les premiers ne naviguent presque que quand ils ont le vent en poupe. Un navire qui entre beaucoup dans l'eau navigue vers le même côté à presque tous les vents: ce qui vient de la résistance que trouve dans l'eau le vaisseau poussé par le vent, qui fait un point d'appui, et de la forme longue du vaisseau qui est présenté au vent par son côté; pendant que, par l'effet de la figure du gouvernail, on tourne la proue vers le côté que l'on se propose; en sorte qu'on peut aller très-près du vent, c'est-à-dire très-près du côté d'où vient le vent. Mais quand le navire est d'une figure ronde et large de fond, et que par conséquent il enfonce peu dans l'eau, il n'y a plus de point d'appui; le vent chasse le vaisseau, qui ne peut résister, ni guère aller que du côté opposé au vent. D'où il suit que les vaisseaux d'une construction ronde de fond sont plus lents dans leurs voyages: 1 ils perdent beaucoup de temps à

4. Voy. Pline, liv. VI, chap. xxi, et Strabon, liv. XV.

2. Elle n'a presque que des rades; mais la Sicile a de très-bons ports.

3. Je dis de la province de Hollande; car les ports de celle de Zélande sont assez profonds.

attendre le vent, surtout s'ils sont obligés de changer souvent de direction; 2° ils vont plus lentement, parce que, n'ayant pas de point d'appui, ils ne sauroient porter autant de voiles que les autres. Que si, dans un temps où la marine s'est si fort perfectionnée, dans un temps où les arts se communiquent, dans un temps où l'on corrige par l'art, et les défauts de la nature, et les défauts de l'art même, on sent ces différences, que devoit-ce être dans la marine des anciens?

Je ne saurois quitter ce sujet. Les navires des Indes étoient petits, et ceux des Grecs et des Romains, si l'on en excepte ces machines que l'ostentation fit faire, étoient moins grands que les nôtres. Or, plus un navire est petit, plus il est en danger dans les gros temps. Telle tempête submerge un navire, qui ne feroit que le tourmenter, s'il étoit plus grand. Plus un corps en surpasse un autre en grandeur, plus sa surface est relativement petite d'où il suit que dans un petit navire il y a une moindre raison, c'est-à-dire une plus grande différence de la surface du navire au poids ou à la charge qu'il peut porter, que dans un grand. On sait que, par une pratique à peu près générale, on met dans un navire une charge d'un poids égal à celui de la moitié de l'eau qu'il pourroit contenir. Supposons qu'un navire tînt huit cents tonneaux d'eau, sa charge seroit de quatre cents tonneaux; celle d'un navire qui ne tiendroit que quatre cents tonneaux d'eau seroit de deux cents tonneaux. Ainsi la grandeur du premier navire seroit, au poids qu'il porteroit, comme 8 est à 4; et celle du second, comme 4 est à 2. Supposons que la surface du grand soit à la surface du petit comme 8 est à 6, la surface de celui-ci sera à son poids comme 6 est à 2; tandis que la surface de celui-là ne sera à son poids que comme 8 est à 4; et les vents et les flots n'agissant que sur la surface, le grand vaisseau résistera plus par son poids à leur impétuosité que le petit.

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Les premiers Grecs étoient tous pirates. Minos, qui avoit eu l'empire de la mer, n'avoit eu peut-être que de plus grands succès dans les brigandages: son empire étoit borné aux environs de son île. Mais lorsque les Grecs devinrent un grand peuple, les Athéniens obtinrent le véritable empire de la mer, parce que cette nation commerçante et victorieuse donna la loi au monarque 2 le plus

4. C'est-à-dire, pour comparer les grandeurs de même genre, l'action ou la prise du fluide sur le navire sera à la résistance du même navire comme, etc.

2. Le roi de Perse.

puissant d'alors, et abattit les forces maritimes de la Syrie, de l'île de Chypre et de la Phénicie.

Il faut que je parle de cet empire de la mer qu'eut Athènes. • Athènes, dit Xénophon ', a l'empire de la mer; mais, comme l'Attique tient à la terre, les ennemis la ravagent, tandis qu'elle fait ses expéditions au loin. Les principaux laissent détruire leurs terres, et mettent leurs biens en sûreté dans quelque île : la populace, qui n'a point de terres, vit sans aucune inquiétude. Mais, si les Athéniens habitoient une île, et avoient outre cela l'empire de la mer, ils auroient le pouvoir de nuire aux autres sans qu'on pût leur nuire, tandis qu'ils seroient les maîtres de la mer. » Vous diriez que Xénophon a voulu parler de l'Angleterre.

Athènes, remplie de projets de gloire; Athènes, qui augmentoit la jalousie, au lieu d'augmenter l'influence; plus attentive à étendre son empire maritime qu'à en jouir; avec un tel gouvernement politique, que le bas peuple se distribuoit les revenus publics, tan dis que les riches étoient dans l'oppression, ne fit point ce grand commerce que lui promettoient le travail de ses mines, la multitude de ses esclaves, le nombre de ses gens de mer, son autorité sur les villes grecques, et, plus que tout cela, les belles institutions de Solon. Son négoce fut presque borné à la Grèce et au PontEuxin, d'où elle tira sa subsistance.

Corinthe fut admirablement bien située : elle sépara deux mers, ouvrit et ferma le Péloponèse, et ouvrit et ferma la Grèce. Elle fut une ville de la plus grande importance dans un temps où le peuple grec étoit un monde, et les villes grecques des nations. Elle fit un plus grand commerce qu'Athènes. Elle avoit un port pour recevoir les marchandises d'Asie; elle en avoit un autre pour recevoir celles d'Italie car, comme il y avoit de grandes difficultés à tourner le promontoire Malée, où des vents' opposés se rencontrent et causent des naufrages, on aimoit mieux aller à Corinthe, et l'on pouvoit même faire passer par terre les vaisseaux d'une mer à l'autre. Dans aucune ville on ne porta si loin les ouvrages de l'art. La religion acheva de corrompre ce que son opulence lui avoit laissé de mœurs. Elle érigea un temple à Vénus, où plus de mille courtisanes3 furent consacrées. C'est de ce séminaire que sortirent la plupart de ces beautés célèbres dont Athénée a osé écrire l'histoire.

Il paroît que, du temps d'Homère, l'opulence de la Grèce étoit à Rhodes, à Corinthe et à Orchomène. Jupiter, dit-il, aima les Rhodiens, et leur donna de grandes richesses. » Il donne à Corinthe 'l'épithète de riche.

1. De republ. Athen. 2. Voy. Strabon, liv. VIII. 4. Iliad., liv. II, vers 668. 5. Ibid., vers 570.

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De même, quand il veut parler des villes qui ont beaucoup d'or, il cite Orchomène ', qu'il joint à Thèbes d'Egypte. Rhodes et Corinthe conservèrent leur puissance, et Orchomène la perdit. La position d'Orchomène, près de l'Hellespont, de la Propontide et du Pont-Euxin, fait naturellement penser qu'elle tiroit ses richesses d'un commerce sur les côtes de ces mers, qui avoient donné lieu à la fable de la toison d'or. Et effectivement le nom de Miniares est donné à Orchomène 2, et encore aux Argonautes. Mais comme dans la suite ces mers devinrent plus connues; que les Grecs y établirent un très-grand nombre de colonies; que ces colonies négociérent avec les peuples barbares; qu'elles communiquèrent avec leur métropole; Orchomène commença à déchoir, et elle rentra dans la foule des autres villes grecques.

Les Grecs, avant Homère, n'avoient guère négocié qu'entre eux, et chez quelque peuple barbare; mais ils étendirent leur domination à mesure qu'ils formèrent de nouveaux peuples. La Grèce étoit une grande péninsule dont les caps sembloient avoir fait reculer les mers, et les golfes s'ouvrir de tous côtés, comme pour les recevoir encore. Si l'on jette les yeux sur la Grèce, on verra, dans un pays assez resserré, une vaste étendue de côtes. Ses colonies innombrables faisoient une immense circonférence autour d'elle; et elle y voyoit, pour ainsi dire, tout le monde qui n'étoit pas barbare. Pénétra-t-elle en Sicile et en Italie, elle y forma des nations. Navigua-t-elle vers les mers du Pont, vers les côtes de l'Asie Mineure, vers celles d'Afrique; elle en fit de même. Ses villes acquirent de la prospérité à mesure qu'elles se trouvèrent près de nouveaux peuples. Et, ce qu'il y avoit d'admirable, des îles sans nombre, situées comme en première ligne, l'entouroient

encore.

Quelles causes de prospérité pour la Grèce, que des jeux qu'elle donnoit pour ainsi dire à l'univers, des temples où tous les rois envoyoient des offrandes, des fêtes où l'on s'assembloit de toutes parts, des oracles qui faisoient l'attention de toute la curiosité humaine, enfin le goût et les arts portés à un point que de croire les surpasser sera toujours ne les pas connoître !

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Quatre événemens arrivés sous Alexandre firent dans le commerce une grande révolution la prise de Tyr, la conquête de l'Égypte, celle des Indes, et la découverte de la mer qui est au midi de ce pays.

A. Iliade, liv. IX, vers 384. Voy. Strabon, liv. IX, p. 414, édition de 1620. 2. Strabon, ibid.

L'empire des Perses s'étendoit jusqu'à l'Indus '. Longtemps avant Alexandre, Darius avoit envoyé des navigateurs qui descendirent ce fleuve, et allèrent jusqu'à la mer Rouge. Comment donc les Grecs furent-ils les premiers qui firent par le midi le commerce des Indes? Comment les Perses ne l'avoient-ils pas fait auparavant? Que leur servoient des mers qui étoient si proches d'eux, des mers qui baignoient leur empire? Il est vrai qu'Alexandre conquit les Indes mais faut-il conquérir un pays pour y négocier ? J'examinerai ceci.

5

L'Ariane 3, qui s'étendoit depuis le golfe Persique jusqu'à l'Indus, et de la mer du Midi jusqu'aux montagnes des Paropamisades, dépendoit bien en quelque façon de l'empire des Perses: mais, dans sa partie méridionale, elle étoit aride, brûlée, inculte et barbare". La tradition portoit que les armées de Sémiramis et de Cyrus avoient péri dans ces déserts; et Alexandre, qui se fit suivre par sa flotte, ne laissa pas d'y perdre une grande partie de son armée. Les Perses laissoient toute la côte au pouvoir des Ichthyophages, des Orittes, et autres peuples barbares. D'ailleurs les Perses n'étoient pas navigateurs, et leur religion même leur ôtoit toute idée de commerce maritime 7. La navigation que Darius fit faire sur l'Indus et la mer des Indes fut plutôt une fantaisie d'un prince qui veut montrer sa puissance, que le projet réglé d'un monarque qui veut l'employer. Elle n'eut de suite ni pour le commerce ni pour la marine; et, si l'on sortit de l'ignorance, ce fut pour y retomber.

Il y a plus: il étoit reçu, avant l'expédition d'Alexandre, que la partie méridionale des Indes étoit inhabitable; ce qui suivoit de la tradition que Sémiramis n'en avoit ramené que vingt hommes, et Cyrus que sept.

Alexandre entra par le nord. Son dessein étoit de marcher vers l'orient mais, ayant trouvé la partie du midi pleine de grandes nations, de villes et de rivières, il en tenta la conquête, et la fit.

Pour lors il forma le dessein d'unir les Indes avec l'Occident par un commerce maritime, comme il les avoit unies par des colonies qu'il avoit établies dans les terres.

4. Strabon, liv. XV.. liv. XV.

2. Hérodote, in Melpomene.

3. Strabon,

4. « Ariana, dit Pline, regio ambusta fervoribus, desertisque circum<< data.» (Natural. hist., lib. VI, cap. xxIII.)

5. Strabon, liv. XV. -6. Pline, liv. VI, chap. xx; Strabon, liv. XV. 7. Pour ne point souiller les élémens, ils ne naviguoient pas sur les fleuves. (M. Hyde, Religion des Perses.) Encore aujourd'hui ils n'ont point de commerce maritime, et ils traitent d'athées ceux qui vont sur mer. 8. Strabon, liv. XV. -9. Ibid.

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