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lice dans l'assemblée du peuple. Il n'étoit permis2 qu'à eux de châtier, de lier, de frapper ce qu'ils faisoient, non pas par un ordre du prince, ni pour infliger une peine, mais comme par une inspiration de la Divinité, toujours présente à ceux qui font la guerre.

Il ne faut pas être étonné si, dès le commencement de la première race, on voit les évêques arbitres des jugemens, si on les voit paroître dans les assemblées de la nation, s'ils influent si fort dans les résolutions des rois, et si on leur donne tant de biens.

LIVRE XIX.

DES LOIS DANS LE RAPPORT QU'ELLES ONT AVEC LES PRINCIPES QUI FORMENT L'ESPRIT GÉNÉRAL, LES MŒURS ET LES MANIÈRES D'UNE NATION.

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Cette matière est d'une grande étendue. Dans cette foule d'idées qui se présentent à mon esprit, je serai plus attentif à l'ordre des choses qu'aux choses mêmes. Il faut que j'écarte à droite et à gauche, que je perce, et que je me fasse jour.

СНАР. ІІ.

Combien, pour les meilleures lois, il est nécessaire que les esprits soient préparés.

Rien ne parut plus insupportable aux Germains que le tribunal de Varus. Celui que Justinien érigea' chez les Laziens pour faire le procès au meurtrier de leur roi leur parut une chose horrible et barbare. Mithridate, haranguant contre les Romains, leur reproche surtout les formalités de leur justice. Les Parthes ne purent

1. « Silentium per sacerdotes, quibus et coercendi jus est, imperatur. » (De mor. Germ., chap. x1.)

2. « Nec regibus libera aut infinita potestas. Cæterum neque animad<vertere, neque vincire, neque verberare, nisi sacerdotibus est permis« sum; non quasi in pœnam, nec ducis jussu, sed velut Deo imperante, << quem adesse bellatoribus credunt. » (Ibid., chap. vII.)

3. Voy. la Constitution de Clotaire, de l'an 560, art. 6.

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Ils coupoient la langue aux avocals, et disoient: Vipère, cesse de sif. fler. (Tacite.) Ce n'est pas Tacite, mais Florus qui rapporte celle coutume. (Lib. IV, chap. x.) (ED.)

5. Agathias, liv. IV. 6. Justin, liv. XXXVIII.

7. « Calumnias litium, » (Ibid.)

supporter ce roi qui, ayant été élevé à Rome, se rendit affable' et accessible à tout le monde. La liberté même a paru insupportable à des peuples qui n'étoient pas accoutumés à en jouir. C'est ainsi qu'un air pur est quelquefois nuisible à ceux qui ont vécu dans des pays marécageux.

Un Vénitien, nommé Balbi, étant au Pégu, fut introduit chez le roi. Quand celui-ci apprit qu'il n'y avoit point de roi à Venise, il fit un si grand éclat de rire qu'une toux le prit, et qu'il eut beaucoup de peine à parler à ses courtisans. Quel est le législateur qui pourroit proposer le gouvernement populaire à des peuples pareils?

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Il y a deux sortes de tyrannie: une réelle, qui consiste dans la violence du gouvernement; et une d'opinion, qui se fait sentir lorsque ceux qui gouvernent établissent des choses qui choquent la manière de penser d'une nation.

Dion dit qu'Auguste voulut se faire appeler Romulus; mais qu'ayant appris que le peuple craignoit qu'il ne voulût se faire roi, il changea de dessein. Les premiers Romains ne vouloient point de roi, parce qu'ils n'en pouvoient souffrir la puissance; les Romains d'alors ne vouloient point de roi, pour n'en point souffrir les manières. Car, quoique César, les triumvirs, Auguste, fussent de véritables rois, ils avoient gardé tout l'extérieur de l'égalité, et leur vie privée contenoit une espèce d'opposition avec ́le faste des rois d'alors; et, quand ils ne vouloient point de roi, cela signifioit qu'ils vouloient garder leurs manières, et ne pas prendre celles des peuples d'Afrique et d Orient.

Dion3 nous dit que le peuple romain étoit indigné contre Auguste, à cause de certaines lois trop dures qu'il avoit faites; mais que, sitôt qu'il eut fait revenir le comédien Pylade, que les factions avoient chassé de la ville, le mécontentement cessa. Un peuple pareil sentoit plus vivement la tyrannie lorsqu'on chassoit un baladin que lorsqu'on lui ôtoit toutes ses lois.

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Plusieurs choses gouvernent les hommes : le climat, la religion, les lois, les maximes du gouvernement, les exemples des choses

1. Prompti aditus, nova comitas, ignotæ Parthis virtutes, nova vitia.»> (Tacite, Annales, liv. II, chap. II.)

2. Il en a fait la description en 1596. (Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, t. III, part. I, p. 33.) 3. Liv. LIV, chap. xvII, p. 532.

passées, les mœurs, les manières; d'où il se forme un esprit général qui en résulte.

A mesure que, dans chaque nation, une de ces causes agit avec plus de force, les autres lui cèdent d'autant. La nature et le climat dominent presque seuls sur les sauvages; les manières gouvernent les Chinois; les lois tyrannisent le Japon; les mœurs donnoient autrefois le ton dans Lacédémone; les maximes du gouvernement et les mœurs anciennes le donnoient dans Rome.

CHAP. V.

Combien il faut être attentif à ne point changer l'esprit général d'une nation.

S'il y avoit dans le monde une nation qui eût une humeur sociable, une ouverture de cœur, une joie dans la vie, un goût, une facilité à communiquer ses pensées; qui fût vive, agréable, enJouée, quelquefois imprudente, souvent indiscrète, et qui eût avec cela du courage, de la générosité, de la franchise, un certain point d'honneur, il ne faudroit point chercher à gêner par des lois ses manières, pour ne point gêner ses vertus. Si en général le caractère est bon, qu'importe de quelques défauts qui s'y trouvent?

On y pourroit contenir les femmes, faire des lois pour corriger leurs mœurs et borner leur luxe : mais qui sait si on n'y perdroit pas un certain goût qui seroit la source des richesses de la nation, et une politesse qui attire chez elle les étrangers?

C'est au législateur à suivre l'esprit de la nation lorsqu'il n'est pas contraire aux principes du gouvernement; car nous ne faisons rien de mieux que ce que nous faisons librement, et en suivant notre génie naturel.

Qu'on donne un esprit de pédanterie à une nation naturellement gaie, l'Etat n'y gagnera rien ni pour le dedans ni pour le dehors. Laissez-lui faire les choses frivoles sérieusement, et gaiement les choses sérieuses.

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Qu'on nous laisse comme nous sommes, disoit un gentilhomme d'une nation qui ressemble beaucoup à celle dont nous venons de donner une idée. La nature répare tout. Elle nous a donné une vivacité capable d'offenser et propre à nous faire manquer à tous les égards; cette même vivacité est corrigée par la politesse qu'elle nous procure, en nous inspirant du goût pour le monde, et surtout pour le commerce des femmes.

Qu'on nous laisse tels que nous sommes. Nos qualités indiscrètes, jointes à notre peu de malice, font que les lois qui gêneroient l'humeur sociable parmi nous ne seroient point convenables,

CHAP. VII.

- Des Athéniens et des Lacédémoniens.

Les Athéniens, continuoit ce gentilhomme, étoient un peuple qui avoit quelque rapport avec le nôtre. Il mettoit de la gaieté dans les affaires; un trait de raillerie lui plaisoit sur la tribune comme sur le théâtre. Cette vivacité qu'il mettoit dans les conseils, il la portoit dans l'exécution. Le caractère des Lacédémoniens étoit grave, sérieux, sec, taciturne. On n'auroit pas plus tiré parti d'un Athénien en l'ennuyant, que d'un Lacédémonien en le divertissant.

CHAP. VIII. Effets de l'humeur sociable.

Plus les peuples se communiquent, plus ils changent aisément de manières, parce que chacun est plus un spectacle pour un autre; on voit mieux les singularités des individus. Le climat, qui fait qu'une nation aime à se communiquer, fait aussi qu'elle aime à changer; et ce qui fait qu'une nation aime à changer fait aussi qu'elle se forme le goût.

La société des femmes gâte les mœurs et forme le goût : l'envie de plaire plus que les autres établit les parures, et l'envie de plaire plus que soi-même établit les modes. Les modes sont un objet important à force de se rendre l'esprit frivole, on augmente sans cesse les branches de son commerce 1.

CHAP. IX.

De la vanité et de l'orgueil des nations.

La vanité est un aussi bon ressort pour un gouvernement que l'orgueil en est un dangereux. Il n'y a pour cela qu'à se représenter d'un côté les biens sans nombre qui résultent de la vanité : de là le luxe, l'industrie, les arts, les modes, la politesse, le goût; et d'un autre côté les maux infinis qui naissent de l'orgueil de certaines nations: la paresse, la pauvreté, l'abandon de tout, la destruction des nations que le hasard a fait tomber entre leurs mains, et de la leur même. La paresse est l'effet de l'orgueil; le travail est une suite de la vanité : l'orgueil d'un Espagnol le portera à ne pas travailler; la vanité d'un François le portera à savoir travailler mieux que les autres.

1. Voy. la fable des Abeilles.

2. Les peuples qui suivent le kan de Malacamber, ceux de Carnataca et de Coromandel, sont des peuples orgueilleux et paresseux; ils consomment peu, parce qu'ils sont misérables: au lieu que les Mogols et les peuples de l'Indostan s'occupent et jouissent des commodités de la vie, comme les Européens. (Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, t. I, p. 54.)

Toute nation paresseuse est grave; car ceux qui ne travaillent pas se regardent comme souverains de ceux qui travaillent.

Examinez toutes les nations, et vous verrez que dans la plupart la gravité, l'orgueil et la paresse, marchent du même pas.

Les peuples d'Achim' sont fiers et paresseux, ceux qui n'ont point d'esclaves en louent un, ne fût-ce que pour faire cent pas, et porter deux pintes de riz : ils se croiroient déshonorés s'ils les portoient eux-mêmes.

Il y a plusieurs endroits de la terre où l'on se laisse croître les Ongles pour marquer que l'on ne travaille point.

Les femmes des Indes' croient qu'il est honteux pour elles d'apprendre à lire : c'est l'affaire, disent-elles, des esclaves qui chantent des cantiques dans les pagodes. Dans une caste, elles ne filent point; dans une autre, elles ne font que des paniers et des nattes, elles ne doivent pas même piler le riz; dans d'autres, il ne faut pas qu'elles aillent querir de l'eau. L'orgueil y a établi ces règles, et il les fait suivre. Il n'est pas nécessaire de dire que les qualités morales ont des effets différens selon qu'elles sont unies à d'autres : ainsi l'orgueil, joint à une vaste ambition, à la grandeur des idées, etc., produisit chez les Romains les effets que l'on sait.

CHAP. X. Du caractère des Espagnols et de celui

des Chinois.

Les divers caractères des nations sont mêlés de vertus et de vices, de bonnes et de mauvaises qualités. Les heureux mélanges sont ceux dont il résulte de grands biens; et souvent on ne les soupçonneroit pas : il y en a dont il résulte de grands maux, et qu'on ne soupçonneroit pas non plus.

La bonne foi des Espagnols a été fameuse, dans tous les temps. Justin3 nous parle de leur fidélité à garder les dépôts; ils ont souvent souffert la mort pour les tenir secrets. Cette fidélité qu'ils avoient autrefois, ils l'ont encore aujourd'hui. Toutes les nations qui commercent à Cadix confient leur fortune aux Espagnols; elles ne s'en sont jamais repenties. Mais cette qualité admirable, jointe à leur paresse, forme un mélange dont il résulte des effets qui leur sont pernicieux : les peuples de l'Europe font, sous leurs yeux, tout le commerce de leur monarchie.

Le caractère des Chinois forme un autre mélange, qui est en contraste avec le caractère des Espagnols. Leur vie précaire' fait qu'ils ont une activité prodigieuse, et un désir si excessif du gain, qu'au

4. Voy. Dampier, t. III.

2. Lettres édifiantes, XII recueil, p. 80.

3. Liv. XLIV, chap. I. — 4. Par la nature du climat et du terrain,

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