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qu'aujourd'hui les hommes qui y sont employés vivent heureux'. On a, par de petits priviléges, encouragé cette profession; on a joint à l'augmentation du travail celle du gain; et on est parvenu à leur faire aimer leur condition plus que toute autre qu'ils eussent pu prendre.

Il n'y a point de travail si pénible qu'on ne puisse proportionner à la force de celui qui le fait, pourvu que ce soit la raison, et non pas l'avarice, qui le règle. On peut, par la commodité des machines que l'art invente ou applique, suppléer au travail forcé qu'ailleurs on fait faire aux esclaves. Les mines des Turcs, dans le bannat de Témeswar, étoient plus riches que celles de Hongrie; et elles ne produisoient pas tant parce qu'ils n'imaginoient jamais que les bras de leurs esclaves.

Je ne sais si c'est l'esprit ou le cœur qui me dicte cet article-ci. Il n'y a peut-être pas de climat sur la terre où l'on ne pût engager au travail des hommes libres. Parce que les lois étoient mal faites, on a trouvé des hommes paresseux; parce que ces hommes étoient paresseux, on les a mis dans l'esclavage.

СНАР. ІХ.

Des nations chez lesquelles la liberté civile est généralement établie.

On entend dire tous les jours qu'il seroit bon que parmi nous il y eût des esclaves.

Mais, pour bien juger de ceci, il ne faut pas examiner s'ils seroient utiles à la petite partie riche et voluptueuse de chaque nation; sans doute qu'ils lui seroient utiles; mais, prenant un autre point de vue, je ne crois pas qu'aucun de ceux qui la composent voulût tirer au sort pour savoir qui devroit former la partie de la nation qui seroit libre, et celle qui seroit esclave. Ceux qui parlent le plus pour l'esclavage l'auroient le plus en horreur, et les hommes les plus misérables en auroient horreur de même. Le cri pour l'esclavage est donc le cri du luxe et de la volupté, et non pas celui de l'amour de la félicité publique. Qui peut douter que chaque homme, en particulier, ne fût très-content d'être le maître des biens, de l'honneur et de la vie des autres; et que toutes ses passions ne se réveillassent d'abord à cette idée ? Dans ces choses, voulez-vous savoir si les désirs de chacun sont légitimes, examinez les désirs de tous.

1. On peut se faire instruire de ce qui se passe à cet égard dans les mines du Hartz dans la basse Allemagne, et dans celles de Hongrie.

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Il y a deux sortes de servitudes: la réelle et la personnelle. La réelle est celle qui attache l'esclave au fonds de terre. C'est ainsi qu'étoient les esclaves chez les Germains, au rapport de Tacite'. Ils n'avoient point d'office dans la maison; ils rendoient à leur maître une certaine quantité de blé, de bétail ou d'étoffe : l'objet de leur esclavage n'alloit pas plus loin. Cette espèce de servitude est encore établie en Hongrie, en Bohême, et dans plusieurs endroits de la basse Allemagne.

La servitude personnelle regarde le ministère de la maison, et se rapporte plus à la personne du maître.

L'abus extrême de l'esclavage est lorsqu'il est, en même temps, personnel et réel. Telle étoit la servitude des ilotes chez les Lacedémoniens ; ils étoient soumis à tous les travaux hors de la maison et à toutes sortes d'insultes dans la maison; cette ilotie est contre la nature des choses. Les peuples simples n'ont qu'un esclavage réel2, parce que leurs femmes et leurs enfans font les travaux domestiques. Les peuples voluptueux ont un esclavage personnel, parce que le luxe demande le service des esclaves dans la maison. Or, l'ilotie joint, dans les mêmes personnes, l'esclavage établi chez les peuples voluptueux, et celui qui est établi chez les peuples simples.

СНАР. ХІ.

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Ce que les lois doivent faire par rapport
à l'esclavage.

Mais, de quelque nature que soit l'esclavage, il faut que les lois civiles cherchent à en ôter, d'un côté, les abus, et de l'autre, les dangers.

CHAP. XII. - Abus de l'esclavage.

Dans les États mahométans3, on est non-seulement maître de la vie et des biens des femmes esclaves, mais encore de ce qu'on appelle leur vertu ou leur honneur. C'est un des malheurs de ces pays, que la plus grande partie de la nation n'y soit faite que pour servir à la volonté de l'autre. Cette servitude est récompensée par la paresse dont on fait jouir de pareils esclaves : ce qui est encore pour l'Etat un nouveau malheur.

C'est cette paresse qui rend les sérails d'Orient des lieux de dé

A. De moribus Germanorum, § 25.

2. Vous ne pourriez, dit Tacite, distinguer le maître de l'esclave par les délices de la vie. (De mor. Germ., § 20.)

3. Voy. Chardin, Voyage de Perse.

4. Voy. Chardin, t. II, dans sa Description du marché d'Izagour.

lices pour ceux mêmes contre qui ils sont faits. Des gens qui ne craignent que le travail peuvent trouver leur bonheur dans ces lieux tranquilles. Mais on voit que par là on choque même l'esprit de l'établissement de l'esclavage.

La raison veut que le pouvoir du maître ne s'étende point au delà des choses qui sont de son service: il faut que l'esclavage soit pour l'utilité, et non pas pour la volupté. Les lois de la pudicité sont du droit naturel, et doivent être senties par toutes les nations du monde.

Que si la loi qui conserve la pudicité des esclaves est bonne dans les Etats où le pouvoir sans bornes se joue de tout, combien le sera-t-elle dans les monarchies? combien le sera-t-elle dans les Etats républicains?

Il y a une disposition de la loi des Lombards qui paroît bonne pour tous les gouvernemens : Si un maître débauche la femme de son esclave, ceux-ci seront tous deux libres. » Tempérament admirable pour prévenir et arrêter, sans trop de rigueur, l'incontinence des maîtres.

Je ne vois pas que les Romains aient eu, à cet égard, une bonne police. Ils lâchèrent la bride à l'incontinence des maîtres; ils privèrent même, en quelque façon, leurs esclaves du droit des mariages. C'étoit la partie de la nation la plus vile; mais, quelque vile qu'elle fût, il étoit bon qu'elle eût des mœurs, et, de plus, en lui ôtant les mariages, on corrompoit ceux des citoyens.

CHAP. XIII.

Danger du grand nombre d'esclaves.

Le grand nombre d'esclaves a des effets différens dans les divers gouvernemens. Il n'est point à charge dans le gouvernement despotique ; l'esclavage politique, établi dans le corps de l'État, fait que l'on sent peu l'esclavage civil. Ceux que l'on appelle hommes libres ne le sont guère plus que ceux qui n'y ont pas ce titre; et ceux-ci, en qualité d'eunuques, d'affranchis, ou d'esclaves, ayant en main presque toutes les affaires, la condition d'un homme libre et celle d'un esclave se touchent de fort près. Il est donc presque indifférent que peu ou beaucoup de gens y vivent dans l'esclavage. Mais, dans les Etats modérés, il est très-important qu'il n'y ait point trop d'esclaves. La liberté politique y rend précieuse la liberté civile; et celui qui est privé de cette dernière est encore privé de l'autre. 11 voit une société heureuse dont il n'est pas même partie; il trouve la sûreté établie pour les autres, et non pas pour lui; il sent que son maître a une âme qui peut s'agrandir, et que la slenne est contrainte de s'abaisser sans cesse. Rien ne met plus

4. Liv. I, tit. xxxII, § 5.

près de la condition des bêtes, que de voir toujours des hommes libres, et de ne l'être pas. De telles gens sont des ennemis naturels de la société ; et leur nombre seroit dangereux.

Il ne faut donc pas être étonné que, dans les gouvernemens modérés, l'État ait été si troublé par la révolte des esclaves, et que cela soit arrivé si rarement dans les États despotiques.

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Il est moins dangereux dans la monarchie d'armer les esclaves que dans les républiques. Là, un peuple guerrier, un corps de noblesse, contiendront assez ces esclaves armés. Dans la république, des hommes uniquement citoyens ne pourront guère contenir des gens qui, ayant les armes à la main, se trouveront égaux aux citoyens.

Les Goths, qui conquirent l'Espagne, se répandirent dans le pays, et bientôt se trouvèrent très-foibles. Ils firent trois règlemens considérables : ils abolirent l'ancienne coutume qui leur défendoit de s'allier par mariage avec les Romains; ils établirent que tous les affranchis3 du fisc iroient à la guerre, sous peine d'être réduits en servitude; ils ordonnèrent que chaque Goth mèneroit à la guerre et armeroit la dixième partie de ses esclaves. Ce nombre étoit peu considérable, en comparaison de ceux qui restoient. De plus, ces esclaves, menés à la guerre par leur maître, ne faisoient pas un corps séparé; ils étoient dans l'armée et restoient pour ainsi dire dans la famille.

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Quand toute la nation est guerrière, les esclaves armés sont encore moins à craindre.

Par la loi des Allemands, un esclave qui voloit une chose qui avoit été déposée, étoit soumis à la peine qu'on auroit infligée à un homme libre; mais s'il l'enlevoit par violence, il n'étoit obligé qu'à la restitution de la chose enlevée. Chez les Allemands, les actions qui avoient pour principe le courage et la force n'étoient point odieuses. Ils se servoient de leurs esclaves dans leurs guerres. Dans la plupart des républiques, on a toujours cherché à abattre le courage des esclaves; le peuple allemand, sûr de lui-même, songeoit à augmenter l'audace des siens; toujours armé, il ne crai

1. La révolte des mamelus étoit un cas particulier : c'étoit un corps de milice qui usurpa l'empire.

2. Loi des Wisigoths, liv. III, tit. 1, § 1.

20.

3.

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3. Ibid., liv. V, tit. vi, 4. Ibid., liv. IX, tit. 1, § 9. 5. Loi des Allemands, chap. v, 6. Ibid., chap. v, § 5, per virtutem.

gnoit rien d'eux : c'étoient des instrumens de ses brigandages ou de sa gloire.

CHAP. XVI. Précautions à prendre dans le gouvernement

modéré.

L'humanité que l'on aura pour les esclaves pourra prévenir dans l'État modéré les dangers que l'on pourroit craindre de leur trop grand nombre. Les hommes s'accoutument à tout, et à la servitude mème, pourvu que le maître ne soit pas plus dur que la servitude. Les Athéniens traitoient leurs esclaves avec une grande douceur : on ne voit point qu'ils aient troublé l'Etat à Athènes, comme ils ébranlèrent celui de Lacédémone.

On ne voit point que les premiers Romains aient eu des inquiétudes à l'occasion de leurs esclaves. Ce fut lorsqu'ils eurent perdu pour eux tous les sentimens de l'humanité que l'on vit naître ces guerres civiles qu'on a comparées aux guerres puniques '.

Les nations simples, et qui s'attachent elles-mêmes au travail, ont ordinairement plus de douceur pour leurs esclaves que celles qui y ont renoncé. Les premiers Romains vivoient. travailloient et mangeoient avec leurs esclaves : ils avoient pour eux beaucoup de douceur et d'équité; la plus grande peine qu'ils leur infligeassent étoit de les faire passer devant leurs voisins avec un morceau de bois fourchu sur le dos. Les mœurs suffisoient pour maintenir la fidélité des esclaves; il ne falloit point de lois.

Mais lorsque les Romains se furent agrandis, que leurs esclaves ne furent plus les compagnons de leur travail, mais les instrumens de leur luxe et de leur orgueil, comme il n'y avoit point de mœurs, on eut besoin de lois. Il en fallut même de terribles pour établir la sûreté de ces maîtres cruels qui vivoient au milieu de leurs esclaves comme au milieu de leurs ennemis.

On fit le sénatus-consulte Silanien, et d'autres lois qui établirent que, lorsqu'un maître seroit tué, tous les esclaves qui étoient sous le même toit, ou dans un lieu assez près de la maison pour qu'or pût entendre la voix d'un homme, seroient sans distinction condamnés à la mort. Ceux qui dans ce cas réfugioient un esclave pour le sauver étoient punis comme meurtriers 3. Celui-là même à qui son maître auroit ordonné de le tuer, et qui lui auroit obéi, auroit

4

4. La Sicile, dit Florus, plus cruellement dévastée par la guerre serque par la guerre punique. (Liv. III, chap. xix.)

vile

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2. Voy. tout le titre De senat. consult. Silan., ff.

3. Leg. Si quis, § 12, ff. De senat. consult. Silan.

4. Quand Antoine commanda à Éros de le tuer, ce n'étoit point lui commander de le tuer, mais de se tuer lui-même, puisque, s'il lui eût obéi, il auroit été puni comme meurtrier de son maître.

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