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Les écrits contiennent quelque chose de plus permanent que les paroles; mais, lorsqu'ils ne préparent pas au crime de lèse-majesté, ils ne sont point une matière du crime de lèse-majesté.

Auguste et Tibère y attachèrent pourtant la peine de ce crime': Auguste, à l'occasion de certains écrits faits contre des hommes et des femmes illustres; Tibère, à cause de ceux qu'il crut faits contre lui. Rien ne fut plus fatal à la liberté romaine. Cremutius Cordus fut accusé, parce que dans ses Annales il avoit appelé Cassius le dernier des Romains 2.

Les écrits satiriques ne sont guère connus dans les États despotiques, où l'abattement d'un côté, et l'ignorance de l'autre, ne donnent ni le talent ni la volonté d'en faire. Dans la démocratie on ne les empêche pas, par la raison même qui, dans le gouvernement d'un seul, les fait défendre. Comme ils sont ordinairement composés contre des gens puissans, ils flattent, dans la démocratie, la malignité du peuple qui gouverne. Dans la monarchie on les défend; mais on en fait plutôt un sujet de police que de crime. Ils peuvent amuser la malignité générale, consoler les mécontens, diminuer l'envie contre les places, donner au peuple la patience de souffrir, et le faire rire de ses souffrances.

L'aristocratie est le gouvernement qui proscrit le plus les ouvrages satiriques. Les magistrats y sont de petits souverains qui ne sont pas assez grands pour mépriser les injures. Si, dans la monarchie, quelque trait va contre le monarque, il est si haut que le trait n'arrive point jusqu'à lui. Un seigneur aristocratique en est percé de part en part. Aussi les décemvirs, qui formoient une aristocratie, punirent-ils de mort les écrits satiriques 3.

CHAP. XIV.

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Violation de la pudeur dans la punition des crimes.

Il y a des règles de pudeur observées chez presque toutes les nations du monde : il seroit absurde de les violer dans la punition des crimes, qui doit toujours avoir pour objet le rétablissement de l'ordre.

Les Orientaux, qui ont exposé des femmes à des éléphans dressés pour un abominable genre de supplice, ont-ils voulu faire violer la loi par la loi?

Un ancien usage des Romains défendoit de faire mourir les filles

1. Tacite, Annales, liv. I, chap. LXXII. Cela continua sous les règnes suivans. Voy. la loi 4, au code De famosis libellis.

2. Idem, liv. IV, chap. XXXIV.

3. La loi des douze tables. (ED.)

qui n'étoient pas nubiles. Tibère trouva l'expédient de les faire violer par le bourreau avant de les envoyer au supplice': tyran subtil et cruel, il détruisoit les mœurs pour conserver les coutumes.

Lorsque la magistrature japonoise a fait exposer dans les places publiques les femmes nues, et les a obligées de marcher à la manière des bêtes, elle a fait frémir la pudeur '; mais, lorsqu'elle a voulu contraindre une mère..., lorsqu'elle a voulu contraindre un fils..., je ne puis achever, elle a fait frémir la nature même 3.

CHAP. XV. De l'affranchissement de l'esclave pour accuser le maître.

Auguste établit que les esclaves de ceux qui auroient conspiré contre lui seroient vendus au public, afin qu'ils pussent déposer contre leur maître. On ne doit rien négliger de ce qui mène à la découverte d'un grand crime. Ainsi, dans un État où il y a des esclaves, il est naturel qu'ils puissent être indicateurs; mais ils ne sauroient être témoins.

Vindex indiqua la conspiration faite en faveur de Tarquin; mais il ne fut pas témoin contre les enfans de Brutus. Il étoit juste de donner la liberté à celui qui avoit rendu un si grand service à sa patrie; mais on ne la lui donna pas afin qu'il rendît ce service à sa patrie.

Aussi l'empereur Tacite ordonna-t-il que les esclaves ne seroient pas témoins contre leur maître, dans le crime même de lèse-majesté loi qui n'a pas été mise dans la compilation de Justinien.

CHAP. XVI. Calomnie dans le crime de lèse-majesté.

-

Il faut rendre justice aux Césars : ils n'imaginèrent pas les premiers les tristes lois qu'ils firent. C'est Sylla qui leur apprit qu'il

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1. Suetonius, in Tiberio, p. 61. Le mot « virgo, » dont se sert ici Suétone, désignoit toute fille qui n'avoit point été mariée, ou qui n'étoit point connue pour courtisane. (ÉD.)

2. Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, t. V, part. II.

3. Ibid., p. 496.

4. Dion, dans Xiphilin. (ÉD.)

5. Flavius Vopiscus, dans sa Vie.

6. Sylla fit une loi de majesté, dont il est parlé dans les oraisons de Cicéron, Pro Cluentio, art. 3; in Pisonem, art. 21; Deuxième contre Verrès, art. 5; Épîtres familières, liv. III, lett. xi. César et Auguste les insérérent dans les lois Julies; d'autres y ajoutèrent.

ne falloit point punir les calomniateurs; bientôt on alla jusqu'à les récompenser'.

CHAP. XVII. De la révélation des conspirations.

<< Quand ton frère, ou ton fils, ou ta fille, ou ta femme bien-aimée, ou ton ami, qui est comme ton âme, te diront en secret, Allons à d'autres dieux, tu les lapideras: d'abord ta main sera sur lui, ensuite celle de tout le peuple. » Cette loi du Deuteronome2 ne peut être une loi civile chez la plupart des peuples que nous connoissons, parce qu'elle y ouvriroit la porte à tous les crimes.

La loi qui ordonne dans plusieurs Etats, sous peine de la vie, de révéler les conspirations auxquelles même on n'a pas trempé, n'est guère moins dure. Lorsqu'on la porte dans le gouvernement monarchique, il est très-convenable de la restreindre.

Elle n'y doit être appliquée, dans toute sa sévérité, qu'au crime de lèse-majesté au premier chef. Dans ces États, il est très-important de ne point confondre les différens chefs de ce crime.

Au Japon, où les lois renversent toutes les idées de la raison humaine, le crime de non-révélation s'applique aux cas les plus ordinaires.

Une relation3 nous parle de deux demoiselles qui furent renfermées jusqu'à la mort dans un coffre hérissé de pointes : l'une, pour avoir eu quelque intrigue de galanterie ; l'autre, pour ne l'avoir pas révélée.

CHAP. XVIII.

Combien il est dangereux, dans les républiques, de trop punir le crime de lèse-majesté.

Quand une république est parvenue à détruire ceux qui vouloient la renverser, il faut se hâter de mettre fin aux vengeances, aux peines, et aux récompenses même.

On ne peut faire de grandes punitions, et par conséquent de grands changemens, sans mettre dans les mains de quelques citoyens un grand pouvoir. Il vaut donc mieux, dans ce cas, pardonner beaucoup que punir beaucoup, exiler peu qu'exiler beaucoup, laisser les biens que multiplier les confiscations. Sous prétexte de la vengeance de la république, on établiroit la tyrannie des vengeurs. Il n'est pas question de détruire celui qui domine, mais la domination. Il faut rentrer le plus tôt que l'on peut dans ce

4. « Et quo quis distinctior accusator, eo magis honores assequebatur, a ac veluti sacrosanctus erat. » (Tacite, Ann., liv. IV, chap. vi.) 2. Chap. XIII, versels 6, 7, 8 et 9.

3. Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, p. 423, liv. V, part. II.

MONTESQUIEU I

train ordinaire du gouvernement, où les lois protégent tout, et ne s'arment contre personne.

Les Grecs ne mirent point de bornes aux vengeances qu'ils prirent des tyrans ou de ceux qu'ils soupçonnèrent de l'être. Ils firent mourir les enfans', quelquefois cinq des plus proches parens 2. Ils chassèrent une infinité de familles. Leurs républiques en furent ébranlées; l'exil ou le retour des exilés furent toujours des époques qui marquèrent le changement de la constitution.

Les Romains furent plus sages. Lorsque Cassius fut condamné pour avoir aspiré à la tyrannie, on mit en question si l'on feroit mourir ses enfans: ils ne furent condamnés à aucune peine. « Ceux qui ont voulu, dit Denys d'Halicarnasse3, changer cette loi à la fin de la guerre des Marses et de la guerre civile, et exclure des charges les enfans des proscrits par Sylla, sont bien criminels. »

On voit dans les guerres de Marius et de Sylla jusqu'à quel point les âmes, chez les Romains, s'étoient peu à peu dépravées. Des choses si funestes firent croire qu'on ne les reverroit plus. Mais sous les triumvirs on voulut être plus cruel, et le paroître moins : on est désolé de voir les sophismes qu'employa la cruauté. On trouve dans Appien la formule des proscriptions. Vous diriez qu'on n'y a d'autre objet que le bien de la république, tant on y parle de sang-froid, tant on y montre d'avantages, tant les moyens que l'on prend sont préférables à d'autres, tant les riches seront en sûreté, tant le bas peuple sera tranquille, tant on craint de mettre en danger la vie des citoyens, tant on veut apaiser les soldats, tant enfin on sera heureux 5.

Rome étoit inondée de sang quand Lepidus triompha de l'Espagne; et, par une absurdité sans exemple, sous peine d'être proscrit, il ordonna de se réjouir.

CHAP. XIX.

Comment on suspend l'usage de la liberté dans la république.

Il y a, dans les Etats où l'on fait le plus dé cas de la liberté, des lois qui la violent contre un seul pour la garder à tous. Tels sont en Angleterre, les bills appelés d'atteindre'. Ils se rapportent a

1. Denys d'Halicarnasse, Antiquités romaines, liv. VIII.

2. « Tyranno occiso, quinque ejus proximos cognatione magistratus necato.» (Cicéron, De inventione, lib. II, § 29.)

3. Liv. VIII, p. 547.

4. Des Guerres civiles, liv. IV.

5. « Quod felix faustumque sit. »

6. « Sacris et epulis dent hunc diem: qui secus faxit, inter proscriptos

■ esto. >>

7. Il ne suffit pas, dans les tribunaux du royaume, qu'il y ait une

ces lois d'Athènes qui statuoient contre un particulier ', pourvu qu'elles fussent faites par le suffrage de six mille citoyens. Ils se rapportent à ces lois qu'on faisoit à Rome contre des citoyens particuliers, et qu'on appeloit priviléges. Elles ne se faisoient que dans les grands états du peuple. Mais, de quelque manière que le peuple les donne, Cicéron veut qu'on les abolisse, parce que la force de la loi ne consiste qu'en ce qu'elle statue sur tout le monde 3. J'avoue pourtant que l'usage des peuples les plus libres qui aient jamais été sur la terre me fait croire qu'il y a des cas où il faut mettre, pour un moment, un voile sur la liberté, comme l'on cachoit les statues des dieux.

CHAP. XX.. Des lois favorables à la liberté du citoyen dans

la république.

Il arrive souvent dans les États populaires que les accusations sont publiques, et qu'il est permis à tout homme d'accuser qui il veut. Cela a fait établir des lois propres à défendre l'innocence des citoyens. A Athènes, l'accusateur qui n'avoit point pour lui la cinquième partie des suffrages payoit une amende de mille drachmes. Eschine, qui avoit accusé Ctésiphon, y fut condamné 1. A Rome, l'injuste accusateur étoit noté d'infamie 5: on lui imprimoit la lettre K sur le front. On donnoit des gardes à l'accusateur, pour qu'il fût hors d'état de corrompre les juges ou les témoins".

J'ai déjà parlé de cette loi athénienne et romaine qui permettoit à l'accusé de se retirer avant le jugement.

preuve telle que les juges soient convaincus; il faut encore que cette preuve soit formelle, c'est-à-dire légale : et la loi demande qu'il y ait deux témoins contre l'accusé; une autre preuve ne suffiroit pas. Or, si un homme présumé coupable de ce qu'on appelle haut crime avoit trouvé le moyen d'écarter les témoins, de sorte qu'il fût impossible de le faire condamner par la loi, on pourroit porter contre lui un bill particulier d'atteindre; c'est-à-dire faire une loi singulière sur sa personne. On y procede comme pour tous les autres bills: il faut qu'il passe dans deux chambres, et que le roi y donne son consentement; sans quoi il n'y a point de bill, c'est-à-dire de jugement. L'accusé peut faire parler ses avocats contre le bill; et on peut parler dans la chambre pour le bill.

1. « Legem de singulari aliquo ne rogato, nisi sex millibus ita visum. » (Ex Andocide, De mysteriis.) C'est l'ostracisme.

2. « De privis hominibus latæ. » (Cicéron, De leg., lib. III, § 19.) 3. « Scitum est jussum in omnes. >> (Ibid.)

4. Voy. Philostrate, liv. I, Vies des Sophistes, vie d'Eschine. (Voy. aussi Plutarque et Photius.)

5. Par la loi Remnia.

e. Plutarque, au traité: Comment on pourroit recevoir de l'utilité de ses ennemis.

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