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royauté pour lui. Chacun peut en penser ce qu'il voudra. Il est difficile de croire qu'un homme tel que lui se fût imaginé que la France républicaine eût consenti à être gouvernée par un prêtre; et que Bonaparte, représentant la gloire militaire, eût voulu lui obéir. Au système de Siéyès, on substitua donc tout simplement, sous le nom de premier consul, la création d'un président temporaire de la République, et afin de ne pas blesser trop violemment l'opinion républicaine encore extrêmement ombrageuse, on lui accola, pour la forme, deux consuls nominaux avec simple voix consultative. Les plus chauds républicains des commissions firent tous leurs efforts pour limiter ou balancer les fonctions de cette magistrature suprême; mais Bonaparte, à qui elle était dévolue, insista pour qu'elle fût dotée de tous les attributs de la royau'é et de la plus grande indépendance.

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» Pour occuper les citoyens de la chose publique, ouvrir un vaste débouché aux ambitions ordinaires, laisser aux départemens l'administration de leurs intérêts locaux, et les affranchir de la bureaucratie ministérielle et de la suprématie de la capitale, Siéyès voulait de grandes municipalités investies d'autorité, d'indépendance, de considération, et assises sur de larges bases. « Une » Constitution, dit Bonaparte, ne doit pas contenir tous ces dé» tails: 'on y pourvoira avec le temps et par des lois.'» On se borna donc à énoncer dans la Constitution que les administrations locales, établies, soit pour chaque arrondissement communal, soit pour des portions plus étendues de territoire, étaient subordonnées aux ministres; ce qui n'ayait pas besoin d'être dit, ce qui ne dé terminait rien.

» Dans la Constitution de Siéyès, tout était calculé pour prévenir les divisions dans le gouvernement, l'usurpation du pouvoir et pour garantir les libertés nationales. Y avait-il assez tenu compte des passions des hommes? Etait-elle exécutable? Se serait-elle soutenue? Il est permis de varier d'opinion sur ces questions. Ou peut contester du moins qu'il n'y eût dans cet ouvrage des combinaisons savantes et libérales; mais ces rouages, ces contrôles, ne devaient pas convenir à Bonaparte, puisqu'il était alors con

vaincu que la France ne pouvait être que monarchique. ‹ l¡ y › avait, dit Napoléon, absence absolue d'aristocratie. Si une ré› publique était difficile à constituer fortement sans aristocratie, › la difficulté était bien plus grande pour une monarchie, Faire. › une Constitution dans un pays qui n'aurait aucune aristocratie, » ce serait tenter de naviguer dans un seul élément. La révolu>tion française avait entrepris un problème aussi insoluble que la › direction des ballons (1). »

> Nous ne le croyons pas. Simple général, Bonaparte aussi pensait autrement. Distinguons: la seule aristocratie raisonnable, celle des talens, de la vertu, même de la richesse, ne manque jamais; elle s'établit d'elle-même, comme dans une forêt certains arbres s'élèvent au-dessus des autres. Pour l'empêcher de dégénérer et d'abuser de son influence naturelle, elle a plutôt besoin d'être comprimée que soutenue. L'autre aristocratie, telle que Bonaparte l'avait trouvée à Venise, à Gênes, à Berne, est une institution féodale; il la couvrit de son mépris, lui fit la guerre et la renversa, alors convaincu, comme tous les bons esprits, que le système véritablement représentatif faisait rentrer dans la poussière de la vieille école ces combinaisons surannées.

» Les patriotes exprimaient-ils leurs alarmes sur le sort de la République, des membres des commissions législatives leur disaient: On est arrivé au point de ne plus penser à sauver les principes de la révolution, mais seulement les hommes qui l'ont faite, et leurs intérêts matériels. C'est donc à tort que l'on a regardé la Constitution de l'any comme l'ouvrage de Sièyès; de sa Constitution Bonaparte ne prit que le cadre, et se chargea de le remplir; à la différence des constitutions précédentes, celle de l'an vine contenait rien sur la liberté des cultes, celle de la presse, la publicité de la justice; parmi les droits publics des Français, elle ne consacrait que celui de pétition; ce n'était, à proprement parler, qu'un réglement d'organisation politique.

▸ Dans son discours d'introduction à l'exposition et à l'examen

(1) Gourgaud, t. I, p. 145,

de ce projet (1), Boulay de la Meurthe, en parcourant le passé, établissait que toutes les constitutions précédentes avaient échoué, parce qu'il n'y avait point de gouvernement. Il imputait ce více à deux factions extrêmes, le royalisme et la démagogie. Il disait que le 18 brumaire avait placé la nation et les législateurs dans la même situation qu'en 1789 avec plus de sagesse et de maturité ; que c'était sur les principes de 1789 qu'il fallait refaire la liberté et asseoir un gouvernement digne de la nation. Sous cette date magique de 89, alors à la mode, se cachait un faux raisonnement. Y ramener la nation après les pas immenses qu'elle avait faits depuis dans la carrière politique, c'était dépouiller un pauvre devenu riche avec le temps, et vouloir qu'il se contentat d'un peu d'aisance. En rapportant une partie du discours de Boulay, le Moniteur en annonça le reste pour le jour suivant, sous le prétexte que des changemens avaient été faits aux points déjà convenus, et avaient forcé à remettre au lendemain la suite de l'exposition; elle ne parut pas. Instruit que des membres des commissions se proposaient d'attaquer la Constitution en plusieurs points, Bonaparte ne voulut pas l'exposer à une discussion, et leur fit écrire de venir simplement la signer au Luxembourg, ce qui eut lieu le 22 frimaire. (THIBAUDEAU, histoire du Consulat, t. Jer, p. 94-110.)

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Boulay de la Meurthe, dans une notice qu'il a publiée sur la Constitution de l'an viri (2), ne s'accorde pas complétement avec Thibaudeau sur quelques détails. Il diffère quant au nombre des entrevues et des pourparlers; mais les deux auteurs sont unanimes sur les faits importans, c'est-à-dire les sentimens qui animaient les divers acteurs de ces scènes secrètes. Siéyès voulait être grand électeur; Bonaparte ne voulait pas être subalternisé. Boulay nous apprend qu'il y eut en présence de Talleyrand une entrevue entre les deux compétiteurs; la discussion fut très-vive;

(1) Séance de la commission législative des cinq-cents du 21 frimaire.

(2) Theorie constitutionnelle de Siévès, extrait des mémoires de M. Boulay de la Meurthe, Paris, 1856.

menaçante, sans doute, puisque Talleyrand disait à ses confidens qu'il n'avait jamais tant souffert. Enfin Bonaparte l'emporta. Boulay de la Meurthe avoue que, quant à lui, bien que chargé d'être rapporteur des motifs de la Constitution, le courage lui faillit dans le cours de cette œuvre ; et qu'il était déterminé à parler dans un sens moins favorable aux projets du général qu'il ne l'avait fait espérer d'abord. Ce fut ce qui détermina la convocation nocturne des deux commissions.

. Nous n'insisterons pas d'avantage sur ce récit déjà trop long; nous dirons seulement que ce ne fut pas le 22, mais, dit-on, dans la nuit du 22 au 23, que les membres des commissions législatiyes furent appelés, un à un, pour donner une signature que la séduction ou la crainte ne permit à aucun de refuser. Les journaux se bornèrent à annoncer que les deux commissions s'étaient réunies le 22 au soir chez Bonaparte. Voici cette Constitution, fruit de tant d'intrigues et de tant d'ambitions.

CONSTITUTION

DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE,

Décrétée le 22 frimaire an vi (13 décembre 1799), mise en activité
⚫le 4 nivose suivant (25 décembre (799).

TITRE ¡er. De l'exercice des droits de cité.

ART. 1er. La République française est une et indivisible. Son territoire européen est distribué en départemens, et arrondissemens communaux.

. 2. Tout homme né et résidant en France qui, âgé de vingt-un ans accomplis, s'est fait inscrire sur le registre civique de sou arrondissement communal, et qui a demeuré depuis pendant un an sur le territoire de la République, est citoyen français.

3. Un étranger devient citoyen français lorsqu'après avoir atteint l'âge de vingt-un ans accomplis, et avoir déclaré l'intention de se fixer en France, il y a résidé pendant dix années consécutives.

4. La qualité de citoyen français se perd :

Par la naturalisation en pays étranger; - Par l'acceptation de fonctions ou de pensions offertes par un gouvernement étranger; -Par l'affiliation à toute corporation étrangère qui supposerait des distinctions de naissance;-Par la condamnation à des peines afflictives ou infamantes.

5. L'exercice des droits de citoyen français est suspendu :

Par l'état de débiteur failli, ou d'héritier immédiat détenteur à titre gratuit de la succession totale ou partielle d'un failli;Par l'état de domestique à gages, attaché au service de la personne ou du ménage; -Par l'état d'interdiction judiciaire, d'accusation ou de contumace.

6. Pour exercer les droits de cité dans un arrondissement communal il faut y avoir acquis domicile par une année de résidence, et ne l'avoir pas perdu par une année d'absence.

7. Les citoyens de chaque arrondissement communal désignent par leurs suffrages ceux d'entre eux qu'ils croient les plus propres à gérer les affaires publiques; il en résulte une liste de confrance, contenant un nombre de noms égal au dixième du nombre des citoyens ayant droit d'y coopérer. C'est dans cette première liste communale que doivent être pris les fonctionnaires publics de l'arrondissement.

8. Les citoyens compris dans les listes communales d'un département désignent également un dixième d'entre eux ; il en résulte une seconde liste dite départementale, dans laquelle doivent être pris les fonctionnaires publics du département.

9. Les citoyens portés dans la liste départementale désignent pareillement un dixième d'entre eux : il en résulte une troisième liste, qui comprend les citoyens de ce département éligibles aux fonctions publiques nationales (1).

(1) Dans un aperçu inséré au Moniteur, Roederer, par approximation, évalue le nombre d'éligibles que pouvaient contenir les listes formées en vertu des articles 7, 8 et 9, que l'on vient de lire. Selon lui, la liste de confiance aurait contenu cinq cent mille citoyens; la liste départementale, cinquante mille, et la liste nationale seulement cinq mille. (Note des auteurs.)

T. XXXVIII.

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