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Notice historique sur les causes qui amenèrent et produisirent la révolution des 18 et 19 brumaire an vII.-Par Delbrel, membre du conseil des cinq-cents, ex-conventionnel.

Les débats étaient ouverts dans la Convention nationale, sur le projet de constitution qui fut définitivement adopté par elle le 5 fructidor an III.

Pendant la discussion et dans la séance du 2 thermidor, Siéyès, à la suite d'un long discours, proposa les quatre articles suivans:

ART. 1er. Il y aura, sous le nom de tribunat, un corps de représentans au nombre de trois fois celui des départemens, avec mission spéciale de veiller aux besoins du peuple et de proposer à la législature toute loi, réglement ou mesure qu'il jugera utile. Ses assemblées seront publiques.

› 2. Il y aura, sous le nom de gouvernement, un corps de représentans au nombre de sept, avec mission spéciale de veiller aux besoins du peuple et à ceux de l'exécution de la loi, et de proposer à la législature toute loi, réglement ou mesure qu'il jugera utile. Les assemblées ne seront pas publiques.

› 3. Il y aura, sous le nom de législature, un corps de représentans au nombre de neuf fois celui des départemens avec mission spéciale de juger et prononcer sur les propositions du tribunat et sur celles du gouvernement. Les jugemens, avant la promulgation, porteront le nom de décret.

4. Il y aura, sous le nom de jury constitutionnaire, un corps de représentans, au nombre des trois vingtièmes de la législature, avec mission spéciale de juger et de prononcer sur les plaintes en violation de la Constitution, qui seraient portées contre les décret de la législature. »

Après la lecture de ces quatre articles, Siéyès ajouta :

«Si ces quatre articles étaient adoptés, il deviendrait aisé de les compléter pour la nomination, les fonctions, le renouvellement, etc., etc., et d'en ajouter quelques autres au titre de l'exécution de la loi.

Ces propositions furent discutées et rejetées..

Au moment où le président, après avoir consulté l'assemblée, prononça le rejet, le dépit et le mécontentement de Siéyès se manifestèrent ouvertement. Un député qui siégeait près de moi me les fit remarquer et me dit : « Ce faiseur d'utopie est tellement orgueilleux, tellement tenace dans ses idées, que si, d'un projet par lui présenté, on retranchait une virgule, il n'hésiterait pas, s'il en avait l'occasion et les moyens, à faire une révolution pour faire rétablir la virgule. »

Le 10 brumaire suivant, Siéyès fut nommé membre du directoire exécutif. Le lendemain il adressa au conseil des cinq-cents une lettre conçue en ces termes :

• Quelle que soit ma sensible reconnaissance pour la marque » de confiance que m'a donnée le conseil des anciens, je n'y ferai » d'autre réponse que celle que j'ai déjà faite aux membres du ⚫ corps législatif qui m'avaient annoncé qu'il me porterait au di>> rectoire exécutif, je n'accépterai pas. Ma détermination a été › prise avec toute la maturité dont je suis capable. Il m'est im» possible de croire qu'un homme qui, depuis le commencement › de la révolution, a été en butte à tous les partis, puisse réunir › la confiance; ma véritable place est dans le conseil des cinq› cents où le choix de mes concitoyens m'a appelé, et j'y reste. ›

On voit que cette démission fut l'épanchement d'un cœur ulcéré. Par ce refus Siéyès crut et voulut se venger de l'humiliation qu'il avait subie, le 2 thermidor an ш, par le rejet de ses propositions constitutionnaires.

On dira peut-être que si le député Siéyès persistait encore alors dans l'intention de faire adopter et prévaloir ses idées, il aurait dû accepter la position qu'on lui offrait, qui lui donnait une haute influence pour l'accomplissement de ses desseins et de son système; mais Siéyès jugea fort bien que les circonstances n'étaient pas favorables et qu'il aurait échoué dans son entreprise, par la résistance que lui aurait opposée les cinq-cents ex-conventionnels, qui, en vertu des décrets des 5 et 13 fructidor an ut, devaient faire partie du nouveau corps législatif.

En l'an vi les circonstances n'étaient plus les mêmes, les mêmes difficultés n'existaient plus. Les armées de la République avaient éprouvé des revers, par suite de la mauvaise administration du directoire exécutif qui, après avoir fait le coup d'état du 18 fructidor an v, abusa de l'ascendant que cette journée lui donna sur les deux conseils législatifs. D'ailleurs, en l'an vii, les ex-conventionnels, auteurs et fondateurs de la Constitution de l'an in, n'étaient plus qu'en petit nombre dans les deux conseils législatifs.

Ces considérations durent déterminer Siéyès à accepter en l'an vii le fauteuil directorial qu'il avait refusé en l'an iv. Il était alors à Berlin ambassadeur près le roi de Prusse. Il accepta sa nomination, revint en toute hâte, et fut installé, le 20 prairial, en remplacement de Rewbell qui était sorti du directoire par la voie du sort.

Le 28 du même mois la nomination de Treilhard fut déclarée nulle: il fut remplacé par Gohier. La crise des 28, 29 et 30 prairial an vii, dont Lucien Bonaparte avait été le principal acteur et provocateur, avait forcé les directeurs Merlin et LareveillèreLépaux a donner leur démission. Ils furent remplacés par RogerDucos et le général Moulin.

Le lendemain, 1er messidor an vii la présidence du directoire fut déférée à Siéyès par ses collègues. Dans ce poste éminent, et entouré d'hommes auxquels il se croyait bien supérieur sous le rapport des lumières et des vues politiques, Siéyès jugea que les circonstances étaient favorables, et que le moment était venu de reproduire et de réaliser enfin son système constitutionnaire.

Pour réussir dans son projet, il avait besoin de se faire, dans les deux conseils législatifs, des partisans qui voulussent s'associer à lui et le seconder dans cette coupable entreprise. Il donna des diners auxquels il invita les députés dont il redoutait le courage, ou dont il voulait se faire des auxiliaires. J'eus l'honneur d'être du nombre des conviés. Je dinai un jour chez lui, au

Luxembourg, avec Eschassériaux ainé, Berlier, Monmayou, Chazal, Lucien Bonaparte et plusieurs autres.

Après le repas, il nous engagea à descendre dans son petit jardin ; nous étions à peu près douze en deux groupes. Il vint d'abord se réunir au groupe dont je faisais partie. Il commença à faire quelques doléances sur la sévérité que le conseil des cinqcents déployait contre les ex-directeurs. Il parla de la lutte qui paraissait exister entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif qui, alternativement vaincus ou vainqueurs, opprimés ou oppresseurs, employaient à se combattre la force et l'énergie qu'ils auraient dû réserver pour soutenir et défendre les intérêts de la nation. Sous ce rapport il avait raison; mais loin d'attribuer ces inconvéniens aux vices des hommes, il les attribua aux vices de notre Constitution, et chercha à nous faire sentir que la nôtre avait besoin d'être modifiée ou refaite. Si nous eussions écouté avec patience les développemens qu'il allait donner à cette opinion, il aurait déroulé tout son plan de réforme; mais je ne pus me comprimer et je laissai éclater l'indignation que me faisait éprouver une aussi étrange proposition. Siéyès fit un tour sur le talon, quitta le groupe où j'étais et alla joindre l'autre où était Lucien Bonaparte. Dans ce groupe, ses doléances et ses projets furent sans doute mieux accueillis. De cette époque datent les liaisons qui se formèrent entre Siéyès ét Lucien pour le renversement de la Constitution de l'an ni.

Dès ce moment Lucien Bonaparte, qui avait été le principal auteur et acteur des événemens des 28, 29 et 30 prairial an vii, se sépara des libéraux pour se mettre à la tête des directoriaux. Après avoir été le plus violent, le plus sévère accusateur des anciens membres du directoire, il changea tout à coup de rôlé et de langage, et devint leur plus zélé, leur plus ardent défenseur. C'est dans le comité secret du 24 thermidor an vii; c'est dans la discussion des dénonciations portées contre les anciens directeurs qu'il laissa tomber le masque et fit éclater sa coupable défection. Non content de se constituer le défenseur des membres du directoire, qu'il avait précédement accusés avec tant de véhémence, il

se déchaîna avec fureur contre les libéraux, avec lesquels il avait marché et voté jusqu'alors.

Dans la séance du lendemain, je repoussai ses attaques par un discours auquel il n'eut rien à répondre.

Siéyès et lui se concertèrent alors sur les moyens de réaliser le projet qu'ils avaient formé de renverser la Constitution existante pour en substituer une nouvelle.

Ils sentirent que, pour réussir dans une telle entreprise, ils avaient besoin d'un homme, d'un guerrier jouissant de l'affection et de la confiance de la nation et de l'armée : ils prirent la résolution de faire revenir d'Égypte le général Bonaparte. Celuici n'avait pas attendu leur invitation pour se décider à revenir en France. Il avait pris spontanément cette détermination, après avoir échoué au siége de Saint-Jean-d'Acre. Il confia le commandement de l'armée d'Égypte au général Kléber, et s'embarqua avant d'avoir reçu les dépêches qui lui furent adressées par Siéyès et par Lucien.

Il partit d'Aboukir le 7 fructidor, débarqua à Fréjus le 16 vendémiaire an vIII, et arriva à Paris le 24.

On avait dans les bureaux du conseil des anciens et du conseil des cinq-cents.des registres de souscription pour une fête dont l'objet apparent était d'honorer les éminens services rendus par les généraux Bonaparte et Moreau, mais dont le véritable motif était de s'assurer de leur coopération au coup d'état qu'on voulait faire. Je n'assistai pas à ces fêtes, car j'avais refusé de souscrire.

Le banquet eut lieu dans le temple de la Victoire (église SaintSulpice) le 15 brumaire an vIII. Divers toast y furent portés. Les voici :

Par Lemercier, président du conseil des anciens, à la République française, par Lucien Bonaparte, président du conseil des cinq-cents, aux armées de terre et de mer; par Siéyès, président da directoire, à la paix; par le général Bonaparte, à l'union de tous les Français; par le général Moreau, à tous les fidèles alliés

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