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nouveaux dangers; et ces dangers, je les trouve au sein d'un sénat d'assassins! Trois fois j'ai ouvert les portes à la République, et trois fois on les a refermées! >

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Ces derniers mots furent accueillis par des cris de Vive Bonaparte! poussés avec fureur. Le général Serrurier parcourt, à son tour, les rangs, répétant ces mots : « Soldats, le conseil des anciens s'est réuni au général Bonaparte ; le conseil des cinq-cents a voulu assassiner notre général. Et les soldats, croyant à ce mensonge, répondaient encore: Vive Bonaparte! - Ils ont voulu assassiner notre général! s'écriaient la plupart avec un étonnement mêlé de colère. Il est temps de foutre dehors ces orateurs, disaient d'autres; avec leur bavardage ils nous laissent depuis six mois sans solde et sans souliers ! - Nous n'avons pas besoin de tant de gouvernans! - Ah! si Bonaparte était le maître, tout cela irait mieux ; nous serions plus heureux ! — Les scélérats voulaient nous faire périr de misère! (Quelques soldats montrant leur pipe.) Voyez, commandant, nous n'avons pas même de quoi acheter un peu de tabac ! » — « Ça ira, camarades! et la paix au bout de ça ! » reprenait le général Serrurier. —‹ Vive le général! Vive Bonaparte! › — (Quelques individus déguisés en hommes du peuple ajoutaient: Bravo! A bas les Jacobins! A bas les 93!»)- A ces clameurs succèdent le roulement des tambours, le bruit des armes, le pas de charge... L'ordre était donné de faire évacuer la salle des cinq-cents.

Parmi les représentans dispersés dans Saint-Cloud; plusieurs y cherchaient un asile, d'autres revenaient à Paris. On ne prévoyait pas que les conjurés voulussent compléter leur triomphe en faisant avouer le renversement de la représentation nationale par cette représentation même. Cependant, vers huit heures, des huissiers reçurent l'ordre de se répandre chez les traiteurs et dans les maisons particulières pour y rechercher tels et tels députés, et les informer que les conseils allaient reprendre leur séance; on ferma les barrières, on visita les voitures, et, à l'aide de ces hommes qui forment leur opinion sur les circon

stances, on parvint à rendre une apparente existence au corps législatif.

Les bases du gouvernement provisoire avaient été arrêtées en commission secrète. Mais un fait remarquable dans les conférences tenues à ce sujet, c'est que, presque jusqu'au dernier moment, il n'y fut aucunement question de donner une place à Bonaparte; les conjurés le considéraient encore comme un instrument lorsqu'ils devaient déjà l'écouter comme un maître ; et quand ils eurent enfin reconnu que c'étaient eux qui lui servaient d'instrument, leur âme conçut le projet d'une nouvelle défection. A Saint-Cloud même, avant l'ouverture des séances, ils cherchèrent les moyens de renverser le dictateur, et de se réunir à l'opposition des cinq-cents (1). Mais comment paralyser l'action de ce pouvoir militaire qu'ils avaient créé? Sur qui se fier? pouvaient-ils même avoir confiance les uns dans les autres? Alors, pâles et tremblans (c'est l'expression et l'aveu de l'un des leurs), honteux de se trouver en ce lieu, et de n'avoir prévu aucune conséquence, ils eurent la pensée de revenir à Paris, où ils auraient à la fois accusé Bonaparte, dénoncé leurs complices, invoqué l'appui du peuple. L'état dans lequel se trouva Bonaparte en sortant des cinq-cents (2), son incertitude, son découragement, le trouble de son esprit, cette défaite en quelque sorte du général en chef vinrent encore les fortifier dans leur dessein; et quelques uns prirent en effet la fuite. Quant aux autres, c'est l'activité et le dévouement des officiers supérieurs, c'est l'audace de Lucien qui les déterminèrent à se placer sous la protection plus certaine et plus prompte des baïonnettes, à s'abandonner à la fortune du héros, qui, revenu de son effroi, accepta d'eux seuls le conseil décisif de faire évacuer la salle des cinq-cents par la force armée. Bonaparte ne s'y décida qu'à regret : il avait espéré de tout obtenir par sa présence et par ses discours; et lorsqu'il

(1) Syeyès avait eu la précaution, à Saint-Cloud, de se faire déclarer en surveillance par ordre du général Bonaparte.

(2) Il était påle, morne, la tête un peu penchée... » (Savary, son Examen de conscience sur le 18 brumaire.)

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eut échoué dans sa tentative aux cinq-cents, devant qui il se proposait de parler comme il l'avait fait devant les anciens, il était resté sans aucun projet,

Après la défaite de l'opposition républicaine, les conjurés déployèrent une prodigieuse activité (4) : leur nombre s'était accru de tous les hommes qui jusque-là avaient gardé l'expectative. Discours, rapports, proclamations, projets, tout s'improvise. On convient de suivre les formes: un représentant est chargé de la proposition aux cinq-cents; une commission sera nommée, dont on choisit les membres d'avance; cette commission motivera, approuvera, et les conseils adopteront. Pour remplir tel article, qui doit contenir une liste de proscription, des représentans dénoncent leurs collègues ; il les inscrivent eux-mêmes : toutefois la liste n'est pas encore assez nombreuse; on décide qu'elle sera grossie pendant la délibération : la vue des conseils assemblés aidera à la mémoire des proscripteurs (2). Un roman calomnieux est conçu, applaudi, adopté; tous conviennent qu'ils ont vu les stylets; tous attesteront que le brave Thomé (3) a sauvé

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(1) Dans l'attitude de vainqueurs qu'ils avaient prise, les conjurés n'étaient pas seulement ridicules; ils étaient cruels. Voici un trait que nous fournit l'ouvrage déjà cité de Savary : « J'avais besoin de prendre quelque chose pour me soutenir; je me rendis avec un de mes collègues chez un restaurateur. Nous revenions à notre poste... Le premier individu (Réal) que je rencontrai était un de ces êtres toujours prêts à se vendre pour de l'argent. Je m'empresse de lui demander ce qui se passe; il me répond en riant: La farce est jouée !

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(2) Un des principaux conjurés voulait que vingt-deux membres des cinqcents fussent traduits devant une commission militaire. Bonaparte rejeta cette proposition avec horreur. Lorsque plus tard il eut annulé la liste de déportation, et même admis dans son intimité quelques-uns des proscrits, ceux-ci lui reprochèrent la calomnie qu'il avait employée contre eux :-Oublions tout cela, dit-il ; il fallait emporter la journée. Et si j'avais écouté '; le prêtre voulait du sang!

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(3) « Le sous-officier de la garde dont j'ai déjà parlé vint me faire part le lendemain, ou deux jours après, qu'un de ses camarades, qui se trouvait à SaintCloud, venait d'éprouver un de ces coups de la fortune auquel il ne s'attendait pas. Il racontait, d'une manière fort plaisante, qu'il avait été mandé chez le général; que là il avait appris qu'il avait sauvé la vie au général en recevant le coup de poignard qui lui était destiné, qu'il méritait une récompense; que madame Bonaparte lui avait d'abord fait le cadeau d'une belle bague; qu'on allait lui donner une pension; qu'il serait fait officier, et qu'il fallait qu'il se disposal

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Bonaparte du poignard d'Arena (1). Enfin les rôles sont partagés, et les séances s'ouvrent.

Le conseil des cinq-cents se compose de vingt-cinq ou trente membres seulement. Aux anciens, qui sont en nombre suffisant pour délibérer, la loi proposée n'est votée que par la minorité.

Ainsi s'exécuta le passage de la Constitution de l'an III au consulat de Bonaparte. Le 18 brumaire a été nommé une journée de dupes; et les conjurés ont admis cette qualification. Les républicains ont pu lui en donner une autre. Voici comment s'explique sur ce point un des principaux conjurés, Cornet (2) :

Cette journée du 18 brumaire fut une journée de dupes, en ce sens que le pouvoir passa dans des mains qu'on n'avait pas assez redoutées. Le général affirmait qu'il ne voulait être que l'exécuteur des volontés des représentans de la nation et du gouvernement qu'ils établiraient. Les uns croyaient la révolution monarchique et royale; en effet, la Constitution de l'an 1 avait préparé les voies pour un gouvernement constitutionnel. Les autres rêvaient une république à la romaine, et songeaient à ramener sur la scène du monde des consuls, un sénat, un tribunat. Mais Bonaparte n'a jamais connu et entendu que le pouvoir absolu. Toute sa famille avait les mêmes vues; cela ne pouvait être autrement. Tous les hommes que le premier consul a associés à son pouvoir ne pouvaient prospérer qu'à l'aide de sa toutepuissance: aussi l'ont-ils tous secondé; les honneurs et les richesses ont été le prix de leur asservissement extérieur. › (Au 4 nivose de l'an VIII, Cornet était sénateur.)

à partir... Il ajoutait en riant qu'il était fort heureux pour lui d'avoir déchiré la manche de son habit en passant auprès d'une porte.

» Si quelqu'un doute de ce récit, je peux le faire répéter par celui qui me l'a rapporté. Je n'ai point de relations avec lui, mais je sais qu'il existe; cela suffit, Il est des faits qui ne s'échappent point de la mémoire. »

(Extrait de l'ouvrage de Savary, 1819.)

(1) Quand Bonaparte s'est présenté aux cinq-cents, Aréna se trouvait, et il est resté, à une extrémité tout opposée de la salle.

(2) Notice historique sur le 18 brumaire, par le comte de Cornet, pair de France. Paris, 1819,

CONSEIL DES CINQ - CENTS.

Seconde séance du 19 brumaire

an vii, tenue dans l'Orangerie du château de Saint-Cloud. -Président, LUCIEN BONAPARTE.

Il est neuf heures du soir. Trente membres à peine sont présens. Un message est fait aux anciens pour les informer que le conseil est en séance. Le président prend ensuite la parole.

Discours de Lucien Bonaparte.

• Représentans du peuple, la République, mal gouvernée, tiraillée dans tous les sens, minée par l'affreux épuisement des finances, croule de toutes parts! Point de confiance, et dès lors point de ressources; ni force ni ensemble dans le gouvernement, et dès lors l'incertitude, et la guerre intestine se rallumant partout; point de garantie pour les puissances étrangères, et dès lors point d'espérance d'arriver à la paix !

› Tous les cœurs des bons citoyens sentaient le mal; tous les vœux appelaient le remède. La sagesse du conseil des anciens s'est éveillée; mais, les yeux encore fixés sur les dernières tentatives d'une faction exécrable, le conseil des anciens a transféré hors de Paris la résidence du corps législatif.

› C'est nous maintenant qui avons l'initiative; nous seuls devons proposer les remèdes à la dissolution générale qui nous menace. Le peuple et l'armée nous regardent. Pourrions-nous craindre de sonder la plaie? Pourrions-nous, par une lâche pusillanimité, changer en indignation l'allégresse publique?

› Entraînés par le torrent de l'opinion, quelques membres du directoire ont déposé leur puissance; d'autres les ont imités, persuadés que la cause de tous nos maux est dans la mauvaise organisation du système politique. Il n'y a plus de directoire exécutif.

› L'expérience comme la raison prouvent que l'organisation actuelle de la Constitution est aussi vicieuse que ses bases sont augustes. Cette organisation incohérente nécessite chaque année

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