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Dans les deux jours qui suivent (16 et 17 brumaire), la faction et le parti redoublent d'activité pour arriver à un dénoûment. Les républicains pressent Barras de se joindre à Moulins et à Gohier pour former dans le directoire une majorité qui replace tout à coup Bernadotte au ministère de la guerre; mais Barras hésite toujours, et Bernadotte, le seul général qui puisse être un obstacle à Bonaparte, doute ou affecte de douter de son influence® sur les troupes s'il n'est revêtu d'un pouvoir spécial: il temporise. Les conjurés, rassemblés le 16 chez Lemercier (1), président des anciens, et le 17 chez Lahary, membre du même conseil, se lient d'abord par un serment énergique, puis s'arrêtent à un dernier avis ouvert par Régnier, et vivement appuyé par Lucien Bonaparte, qui déclare que son frère le général répond de tout. Le moyen proposé par Régnier consiste à faire usage du droit que la Constitution donne exclusivement au conseil des anciens de changer la résidence du corps législatif; et c'est ce décret irrévocable, motivé par la calomnie, soutenu par les armes, qui va surprendre les républicains dans leurs scrupuleuses réserves.

› Les conjurés s'étaient distribué les rôles; ils se chargèrent de voir les députés sur lesquels on pouvait compter, et de les prévenir. La commission des inspecteurs passa la soirée du 17 à préparer les lettres de convocation pour le conseil des anciens; mais on se garda bien d'en adresser à un seul des membres que l'on soupçonnait de républicanisme. On se servit, à cet effet, de lettres de convocation depuis long-temps déposées à la commission; ce travail achevé, Courtois resta seul aux Tuileries. A cinq heures du matin, la commission se réunit de nouveau. On chargea des sous-officiers de la garde du corps législatif de porter les lettres à domicile; et en même temps on fit doubler les postes.

(1)Voici les noms de ces conjurés : c'étaient Lucien Bonaparte, Boulay, de la Meurthe, Régnier, Courtois, Lemercier, Cabanier, Villetard, Baraillon, Cornet, Fargues, Chazal, Bouteville, Vimar; Frégeville, Goupil-Préfeln, fils, Herwyn, Cornudet, Rousseau, Lahary, Délecloy.

Les membres convoqués se hâtèrent d'accourir. Un grand nombre étaient étonnés de cette réunion extraordinaire ; mais au fur et à mesure de leur arrivée, ceux qui étaient du secret, allaient au-devant d'eux, et se hâtaient de les prévenir qu'on avait découvert une conspiration anarchiste, prête à éclater; que l'on n'avait plus que quelques jours, peut-être quelques heures de•vant soi ; qu'il fallait prévenir les Jacobins, etc. Enfin, cent cinquante membres formant la majorité nécessaire pour délibérer, le président Lemercier ouvrit la séance.

CONSEIL DES ANCIENS. Séance du 18 brumaire an VIII

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(9 novembre 1799), 8 heures du matin.

Le président du conseil, Lemercier, ouvre la séance en donnant la parole au président de la commission des inspecteurs, à Cornet, qui porte la parole en ces termes :

Cornet. Représentans du peuple, la confiance dont vous avez investi votre commission des inspecteurs lui a imposé l'obligation de veiller à votre sûreté individuelle, à laquelle se rattache le salut de la chose publique; car, dès que les représentans d'une nation sont menacés dans leurs personnes, dès qu'ils ne jouissent pas dans les délibérations de l'indépendance la plus absolue, dès que les actes qui peuvent émaner d'eux n'en ont pas l'empreinte, il n'y a plus de corps représentatif, il n'y a plus de liberté, il n'y a plus de République.

» Les symptômes les plus alarmans se manifestent depuis plu sieurs jours; les rapports les plus sinistres nous sont faits. Si des mesures ne sont pas prises, si le conseil des anciens ne met pas la patrie et la liberté à l'abri des plus grands dangers qui les aient encore menacées, l'embrasement devient général; nous ne . pouvons plus en arrêter les dévorans effets; il enveloppe amis et ennemis; la patrie est consumée, et ceux qui échapperont à l'incendie verseront des pleurs amers, mais inutiles, sur les cendrés qu'il aura laissées sur son passage.

› Vous pouvez, représentans du peuple, le prévenir encore :

un instant suffit ; mais si vous ne le saisissez pas, la République aura existé, et son squelette sera entre les mains de vautours qui s'en disputeront les membres décharnés.

» Votre commission des inspecteurs sait que les conjurés sé rendent en foule à Paris; que ceux qui s'y trouvent déjà n'attendent qu'un signal pour lever leurs poignards sur des représentans de la nation, sur des membres des premières autorités de la République : elle a donc dû vous convoquer extraordinairement pour vous en instruire; elle a dû provoquer les délibérations du conseil sur le parti qu'il lui convient de prendre dans cette grande circonstance. Le conseil des anciens a dans ses mains les moyens de sauver la patrie et la liberté; ce serait douter de sa profonde sagesse que de penser qu'il ne s'en saisira pas avec son courage et son énergie accoutumée. »

Ce discours est reçu dans le silence: on attendait une proposition formelle. Le représentant qui avait conçu (1) le projet de translation du corps législatif, Régnier, se présente aussitôt à la tribune; il dit :

• Représentans du peuple, quel est l'homme assez stupide pour douter encore des dangers qui nous environnent? Les preuves n'en sont que trop multipliées; mais ce n'est pas le moment de dérouler ici leur épouvantable série. Le temps presse, et le moindre retard pourrait devenir si fatal, qu'il ne fût plus en votre puissance de délibérer sur les remèdes.

› A Dieu ne plaise que je fasse l'injure aux citoyens de Paris

(1) Baudin, des Ardennes, mort subitement le jour même où l'on reçut la nouvelle du débarquement de Bonaparte, avait déjà émis l'idée de la translation du corps législatif; mais alors le héros était encore en Egypte Cornet s'en explique ainsi dans sa Notice sur le 18 brumaire : Mon eher ami (disait Baudin'à » Cornet), allons nous-en: transportons les conseils hors de Paris; la Constitu» tion nous en donne le pouvoir. - Je (Cornet) lui répondais: mais c'est un » coup d'état; la conception en est facile, l'exécution difficile; dans les affaires » de cette importance l'exécution est la pierre de touche de la capacité et de la › prévoyance de ceux qui les entreprennent. Où est votre bras d'exécution? out » est la tête froide qui le dirigera? Nous passions revue généraux et hom⚫mes d'état; nous trouvions du courage de l'esprit, mais peu de fond. Et » moi de dire: Je ne m'embarque pour un voyage de long cours qu'avec des » moyens et des chances pour atteindre le port. »

de les croire capables d'attenter à la représentation nationale! Je ne doute pas au contraire qu'ils ne lui fissent, au besoin, un rempart de leurs corps; mais cette ville immense renferme dans son sein une foule de brigands audacieux et de scélérats désespérés, vomis et jetés parmi nous de toutes les parties du globe par cette execrable faction de l'étranger qui a causé tous nos malheurs. Ces instrumens du crime vous épient, vous observent, attendent avec une impatience féroce un moment d'imprévoyance ou de surprise pour vous frapper, et par conséquent frapper au cœur la République elle-même.

› Représentans du peuple, vos vies ne sont plus à vous; elles sont tout entières à la patrie, dont les destinées tiennent intimement à votre existence; l'insouciance sur votre propre sûreté serait donc un véritable crime envers elle.

› Arrachez-la aux dangers qui la menacent en vous menaçant vous-mêmes; transférez le corps législatif dans une communé voisine de Paris, et fixez votre choix de manière que les habitans de cette grande commune demeurent bien convaincus que votre résidence ailleurs ne sera que momentanée.

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› Là, mis à l'abri des surprises et des coups de main, vous pourrez, dans le calme et la sécurité, aviser aux moyens de faire disparaître les périls actuels, et d'en détruire encore les causes pour l'avenir. Vous vous occuperez enfin efficacement des finances, par lesquelles notre perte est inévitable si vous ne vous hâtez de substituer des remèdes réels à de vains et dangereux palliatifs. Vous vous empresserez d'extirper radicalement le chancre dévorateur qui recommence à se faire sentir dans les régions désolées de l'Ouest, mais dont les progrès seront bientôt arrêtés si on le veut fortement, comme je ne doute pas que vous le voudrez; mais surtout vous n'épargnerez rien pour procurer à la France cette paix honorable, achetée par tant et de si grands sacrifices.

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› Représentans du peuple, ne concevez aucune inquiétude sur. l'exécution de votre décret d'abord il est puisé dans la Consti

tution elle-même, à qui tout doit être soumis; ensuite il aura pour

garant la confiance publique, que vous avez méritée jusqu'ici par votre courage autant que par votre sagesse, et que votre généreux dévouement dans les conjonctures où nous sommes va faire monter au plus haut degré. S'il vous fallait quelque chose de plus, je vous dirais que Bonaparte est là, prêt à exécuter votre décret aussitôt que vous l'en aurez chargé. Cet homme illustre, qui a tant mérité de la patrie, brûle de couronner ses nobles travaux par cet acte de dévouement envers la République et la représentation nationale.

» Représentans du peuple, la voix de la patrie, le voix de votre conscience se font entendre! Point de temporisation; elle pourrait vous coûter de bien amers regrets.

Je vous propose, aux termes de la Constitution, le projet de décret irrévocable qui suit, et je vous le propose avec d'autant plus de confiance qu'un grand nombre de nos collègues, honorés de votre confiance, ont partagé mon vœu :

› Le conseil des anciens, en vertu des articles 102, 103 et 104 de la Constitution, décrète ce qui suit :

Art. 1er. Le corps législatif est transféré dans la commune de Saint-Cloud. Les deux conseils y siégeront dans les deux ailes du palais.

2. Hs y seront rendus demáin 19 brumaire à midi.

> Toute continuation de fonctions et de délibérations est interdite ailleurs et avant ce temps.

› 5. Le géɩéral Bonaparte est chargé de l'exécution du prése décret; il prendra toutes les mesures nécessaires pour la sûreté de la représentation nationale.

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› Le général commandant la dix-septième division militaire, la garde du corps législatif, les gardes nationales sédentaires, les troupes de ligne qui se trouvent dans la commune de Paris et dans l'arrondissement constitutionnel, et dans toute l'étendue de la dix-septième division, sont mis immédiatement sous ses ordres, et tenus de le reconnaître en cette qualité. Tous les citoyens lui prêteront main-forte à sa première réquisition.

» 4. Le général Bonaparte est appelé dans le sein du conseil

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