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Quoi qu'il en soit, que Bonaparte ait été rappelé par le triumvirat ou par Lucien Bonaparte et ses amis, il est certain qu'arrivé à Paris, il fut visité par tout le monde, qu'il reçut la confidence de tous les projets, et que chaque parti put se flatter de l'avoir de son côté. On espérait beaucoup en lui, parce qu'on le savait homme d'exécution; il avait fait ses preuves en vendémiaire, et il jouissait d'une grande popularité, propre à entraîner aussi bien le peuple que l'armée.

Mais tout en laissant chacun le croire disposé en sa faveur, il s'attacha de suite à Siéyès, et en suivit les projets. Tout prouve qu'il n'hésita point jusqu'aux derniers jours, ainsi que l'ont assuré plusieurs historiens; tout prouve qu'il ne balança point entre les deux partis, mais qu'il fit seulement semblant d'hésiter, comme il en avait peut-être reçu le conseil. En effet, nous trouvons que les agens les plus actifs de la conjuration étaient Fouché, ministre de la police, et Talleyrand, tous deux prêtres apostats comme Siéyès, ses protégés et ses amis.

Il nous paraît impossible, au milieu des documens contraires, de pénétrer plus loin dans l'intrigue qui prépara le 18 brumaire. Mais ces généralités suffisent pour nous expliquer comment la translation des conseils à St.-Cloud n'éprouva pas de la part de la minorité républicaine l'opposition à laquelle on devait s'attendre. Celle-ci pouvait croire que la journée que l'on préparait ne tournerait point contre elle.

Quoi qu'il en soit, voici la relation la plus brève comme la plus exacte des intrigues secrètes qui préparèrent cette révolution. Nous l'empruntons à Lallemend.

« Les partis avaient marché à leur but. Bonaparte a reçu leurs diverses propositions : il a donné des espérances, mais point de promesses. Dans cet état de fluctuation il n'y a plus de gouvernement: l'administrateur subalterne reste incertain entre l'obéissance et la défection; le comptable déprédateur s'arrête, et cherche à deviner s'il devra fuir un juge ou féliciter un complice. Les royalistes ne se montrent pas; ils espèrent que dans le choc qui se prépare l'édifice républicain s'écroulera sans leur secours.

Les citoyens paisibles commencent à s'étonner que le retour du chef de l'armée d'Orient ne reçoive pas d'explication: un soldat, revenu d'Égypte quelques jours après Bonaparte, avait rendu public le mécontentement de ses camarades à la disparition de leur général. L'armée appelle le héros de l'Italie. Enfin l'opinion, dans une agitation sombre, demande qu'un pouvoir s'élève.

› D'un côté est Siéyès, à qui Roger-Ducos, son collègue au directoire, s'attache comme à sa planète. Siéyès á dans son parti un grand nombre de membres du conseil des anciens, quelques-uns des cinq cents, des diplomates sans mission ostensible, des proscripteurs de toutes les époques, des intrigans politiques qui se prétendent hommes d'état et publicistes. Leur projet tend à abattre les républicains, qu'ils désignent sous les noms d'anarchistes et de démagogues; à renverser la Constitution, et établir un système semi-aristocratique dont on n'a jamais bien connu les bases: l'un d'eux a dit de Siéyès qu'il ne leur avait déroulé qu'un chapitre de chacune de ses Constitutions. ›› D'une autre part est la majorité du conseil des cinq-cents, grossie de tous les républicains calomniés ou trahis. Ils ont avec eux les directeurs Moulins et Gohier. Ils croient avoir aussi dans leurs rangs le général Bernadotte. Leur but est le maintien de la Constitution : ce n'est pas qu'ils la regardassent comme pouvant être durable; mais ils ne voyaient qu'en elle le moyen d'arracher la liberté à une oligarchie civile ou au despotisme militaire : leur secrète pensée était une réforme qui aurait ramené l'unité dans le système représentatif, et ils voulaient attendre l'époque fixée par l'acte constitutionnel même pour sa révision.

Ainsi les destinées de la République se trouvent placées entre une faction et un parti. Deux membres du directoire sent là; deux autres sont ici. Un directeur reste encore; c'est Barras : il dépendrait de lui de porter la majorité directoriale sur un point; et alors, que ce soit la faction ou le parti qui triomphe, le coup d'état s'exécuterait sans le secours d'une influence étrangère aux membres du gouvernement; les hommes de guerre resteraient des instrumens; le plus audacieux serait sacrifié : mais Barras, 11

T. XXXVIII,

qui ne voit de sûreté nulle part (1), garde une lâche neutralité. Des deux côtés on en est donc réduit à s'attacher Bonaparte: c'est la première pensée; c'est le dernier moyen. Désormais nous appellerons conjurés les membres de la faction dont Siéyès est le chef; nous laisserons à leurs adversaires le titre de républicains.

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» Bonaparte assistait parfois aux réunions qui se tenaient de part et d'autre : il appréciait les hommes, et pesait les intentions. Le projet des conjurés répugnait à son âme; celui des républicains lui paraissait trop austère : ceux-ci lui promettaient une gloire sans éclat; avec ceux-là il ne pouvait espérer qu'un rang secondaire, et il devait craindre qu'après le succès ils n'en brisassent l'instrument. Nulle part il ne voyait un prompt remède aux maux de la patrie, et partout il voyait la guerre des opinions devenir le signal de la guerre civile. Son ambition s'agran dit de son amour pour la chose publique. Il se détermina à tromper les conjurés parce qu'il ne démêlait en eux qu'un sentiment profond d'égoïsme, et à abandonner les républicains parce qu'il n'y trouvait aucune disposition aux moyens extrêmes que lui inspirait le salut de l'état. Il est vrai de dire que parmi les républicains on rencontrait peu d'hommes supérieurs : c'était l'ouvrage du directoire; la persécution avait abattu les cœurs que la corruption n'avait pu flétrir, L'établissement d'une dicta ture paraissait être à Bonaparte d'une impérieuse nécessité, et il s'y croyait appelé. « Je n'estime Siéyès ni les siens, disait-il > aux patriotes; mais ils sont prêts à tout oser... Hâtez-vous; ils › feront avant vous et sans vous... Faites-moi directeur, nous les › renversons tous. › — Vous n'avez pas l'âge requis, lui répon

(1) Barras, qui s'est fait regarder comme le protecteur de Bonaparte, est au contraire l'homme qui s'efforça le plus de l'éloigner des affaires publiques, et s'il est resté neutre au 18 brumaire, c'est par la conviction qu'il avait acquise que le général ne pouvait plus rester étranger au gouvernement. Barras, quelques jours avant la translation des conseils à Saint-Cloud, chercha à deviner Bonaparte en lui confiant avec beaucoup d'importance le projet qu'il prétendait avoir formé de se retirer en laissant à la France une autorité vigoureuse, un président...; et il portait le général Hédouville à cette magistrature suprême, Barras put lire dans les yeux de Bonaparte quel était celui qui donnerait à la France une autorité vigoureuse.”

dait-on; et il reprenait : « Sotte Constitution, qui veut qu'on › ait quarante ans pour être utile à son pays! Votre respect pour cette Constitution est une absurdité; elle n'existe plus.

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Et tout à coup il brisait l'entretien ; mais, quelque nouveau sujet qu'il abordât, son esprit frappé ramenait sur ses lèvres l'aveu de sa passion pour le pouvoir :-Sans Djezzar pacha,» s'écria-t-il dans une de ces réunions, après avoir raconté avec beaucoup de franchise la défaite qu'il essuya devant Saint-Jean-d'Acre,

Sans ce pacha je serais peut-être maintenant empereur d'Orient, › et je rendrais du moins des services à la République française.» Cette exclamation fit sourire; on était loin d'y voir une contre-vérité prophétique. Les républicains finirent par lui proposer, avec le généralat en chef de l'armée d'Italie, un caractère diplomatique qui lui donnait l'initiative sur les mouvemens de toutes les armées, et le rendait ainsi l'arbitre de la paix ou de la guerre; mais il voulait le titre de généralissime, proscrit par la Constitution, et les républicains se refusaient à toute concession sur ce point: ils persistaient dans le maintien d'une loi fondamentale qui leur permettait la destitution et l'accusation de trois membres du directoire. On voit que si Bonaparte eût compté quarante années, c'est la Constitution de l'an 11 qui serait devenue le premier degré de sa puissance (1).

Quant aux conjurés, ils lui promettaient tout, mais ils n'arrêtaient rien, et Bonaparte, pour éviter d'engager sa parole, n'exigeait d'eux aucune garantie positive; il lui suffisait que leur vœu fût conforme au sien, le renversement de la Constitution. Mais tandis qu'ils se reppsaient déjà dans l'utopie que Siéyès, qui se faisait grand électeur, déroulait verbalement à leur avidité, Bonaparte, sans dessein formé, se promenait en quelque sorte de la pensée dans une sphère supérieure à toutes les combinaisons; il applaudissait complaisamment aux vues profondes de leur chef; il souriait même à ce rapprochement que quelquesuns d'entre eux présentaient gravement comme un heureux

(1) Dès l'an ▼, à l'époque du 18 fructidor,'il avait négocié pour se faire nommer directeur,

augure, savoir, que Siéyès était né dans la ville qui avait reçu Bonaparte à son débarquement (Fréjus); il les laissait enfin le considérer comme un instrument, et c'était lui qui les attachait à son char. Il ne se confia qu'à ses deux frères, Joseph et Lucien, et à l'amiral Bruix. Son intimité avec ce dernier éveilla les soupçons de Siéyès : l'amiral reçut du directoire, quelques jours avant le 18 brumaire, l'ordre de se rendre à Brest avec son étatmajor; Bruix resta auprès de Bonaparte.

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› Les conjurés et les républicains, au moment même où leur rupture allait devenir publique, se trouvèrent réunis à une fête civique que les deux conseils avaient dédiée à Bonaparte dès les premiers jours de son arrivée à Paris. Les circonstances n'étaient plus les mêmes : alors on se disputait le héros; depuis, le dé avait été jeté : aussi n'aperçut-on sur la physionomie des convives que la contrainte et la défiance. Plusieurs députés républicains refusèrent d'assister à ce banquet (1), dont Moreau partagea les honneurs contre la volonté de ceux qui l'avaient voté. Moreau, homme d'un caractère faible et d'un esprit ambitieux, traînait une importance qu'il ne méritait pas; sa pusillanimité comme citoyen surpassait son habileté comme général, et depuis sa dénonciation contre Pichegru il ne jouissait de la confiance d'aucun parti mais un homme faible peut devenir dangereux; cette raison détermina les conjurés, qui d'abord avaient eu des vues sur lui, à le pousser dans leurs rangs, et Bonaparte à se l'attacher (2). Ce dernier ne parut qu'un moment à la fête dont il était l'unique objet; il se retira avec Moreau, après avoir porté cette santé : A l'union de tous les Français! Moreau exprima froidement celle-ci : A tous les fidèles alliés de la République !

(1) Donné le 15 brumaire dans l'église Saint-Sulpice; il y avait huit cents couverts.

(2) Bonaparte vit Moreau pour la première fois chez le directeur Gohier quelques jours seulement avant le repas de Saint-Sulpice; il l'aborda en lui disant : « Général, j'ai eu plusieurs de vos lieutenans avec moi en Égypte ; ce sont des officiers fort distingués. » Le lendemain Bonaparte envoya à Morean un dəmas garni en diamans.

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