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X.

POÉSIE DRAMATIQUE.

SCÈNE DE POLYE UCTE;

PAR CORNEILLE.

P. CORNEILLE, né à Rouen en 1606, mort dans la même ville en 1684, ignora longtemps son talent, plus longtemps encore sa supériorité sur les poëtes contemporains, qu'il prit d'abord pour modèles. La tragédie du Cid, qui parut en 1637, produisit une révolution dans l'art. Le naturel, la vérité, le sublime, longtemps exilés de la scène, y reparurent enfin. L'enthousiasme public éveilla l'envie; elle demanda compte à Corneille d'un succès qu'elle prétendait avoir été obtenu par surprise. Le cardinal de Richelieu, qui faisait aussi des tragédies, et que toute gloire offusquait, enjoignit à l'Académie française de juger l'œuvre du poëte dont il se croyait le rival. L'Académie s'honora par une critique impartiale et mesurée. Horace, Cinna, Polyeucte consommèrent la restauration du théâtre français. L'auteur de ces belles tragédies donna aussi dans le Menteur le premier modèle de la bonne comédie. Mais du midi de Corneille à son déclin l'intervalle fut court. Si de grandes beautés brillent encore dans Héraclius, dans Rodogune et dans Nicomède, elles sont, dans ses autres ouvrages, étouffées sous les défauts trop habituels de Corneille, la subtilité, l'enflure et la fausse grandeur. Toutefois, le génie de Corneille a vivifié la littérature; il a ouvert de nouvelles routes; et ce poëte est du petit nombre d'auteurs à qui le don du sublime a été départi.

Polyeucte, seigneur arménien, a embrassé le christianisme, et il a rendu témoignage de sa foi (mais d'une foi peu éclairée) en renversant les idoles à la vue du peuple. Son beau-père, gouverneur de la province pour l'empereur Décius, le condamne à la mort; mais il peut se sauver en abjurant. Son épouse, encore païenne, vient dans sa prison pour l'y engager.

POLYEUCTE, PAULINE, GARDES.

POLYE UCTE.

MADAME, quel dessein vous fait me demander?
Est-ce pour me combattre, ou pour me seconder?

crime.

Cet effort généreux de votre amour parfaite 1
Vient-il à mon secours, vient-il à ma défaite?
Apportez-vous ici la haine ou l'amitié,

Comme mon ennemie, ou ma chère moitié ?

PAULINE.

Vous n'avez point ici d'ennemi que vous-même;
Seul vous vous haïssez lorsque chacun vous aime;
Seul vous exécutez tout ce que j'ai rêvé:

Ne veuillez pas vous perdre, et vous êtes sauvé.
A quelque extrémité que votre crime passe 2,
Vous êtes innocent si vous vous faites grâce.
Daignez considérer le sang dont vous sortez,
Vos grandes actions, vos rares qualités ;
Chéri de tout le peuple, estimé chez le prince,
Gendre du gouverneur de toute la province;
Je ne vous compte à rien le nom de mon époux :
C'est un bonheur pour moi, qui n'est pas grand pour vous;
Mais après vos exploits, après" votre naissance,
Après votre pouvoir, voyez notre espérance *;
Et n'abandonnez pas à la main d'un bourreau
Ce qu'à nos justes vœux promet un sort si beau.

POLYEUCTE.

Je considère plus: je sais mes avantages,

Et l'espoir que sur eux forment les grands courages 6.
Ils n'aspirent enfin qu'à des biens passagers,
Que troublent les soucis, que suivent les dangers;
La mort nous les ravit, la fortune s'en joue;
Aujourd'hui sur le trône, et demain dans la boue;
Et leur plus haut éclat fait tant de mécontents,
Que peu de vos Césars en ont joui longtemps.
J'ai de l'ambition, mais plus noble et plus belle:
Cette grandeur périt, j'en veux une immortelle :

4) Amour peut être féminin en vers. 2) Quelque extrême que soit votre 3) Toute est un remplissage. - ") Après, terme impropre. — 5) « Voyez notre espérance est le contraire de ce que Pauline entend.» Voltaire. Mais n'y at-il point dans l'emploi de ce mot une sorte d'ironie douloureuse? Observons ici que le mot latin dont nous avons, formé celui d'espérance signifiait souvent un regard vers l'avenir, triste ou heureux. << Bellum accidit serius spe omnium.» TiteLive, II. «In quo ego quid eniti, aud quid efficere possim, malo in aliorum spe relinquere, quam in oratione meâ ponere.» Cic. in Cæcil. VIII. 6) Un tel espoir demande-t-il un grand courage?

Un bonheur assuré, sans mesure et sans fin,
Au-dessus de l'envie, au-dessus du destin.
Est-ce trop l'acheter que d'une triste vie,
Qui tantôt, qui soudain, me peut être ravie,
Qui ne me fait jouir que d'un instant qui fuit,
Et ne peut m'assurer de celui qui le suit?

PAULINE.

Voilà de vos chrétiens les ridicules songes;

Voilà jusqu'à quel point vous charment leurs mensonges;
Tout votre sang est peu pour un bonheur si doux !
Mais, pour en disposer, ce sang est-il à vous?
Vous n'avez pas la vie ainsi qu'un héritage;

Le jour qui vous la donne en même temps l'engage:
Vous la devez au prince, au public, à l'État.

POLY EUC TE.

Je la voudrais pour eux perdre dans un combat:
Je sais quel en est l'heur, et quelle en est la gloire.
Des aïeux de Décie on vante la mémoire ;

Et ce nom, précieux encore à nos Romains,
Au bout de six cents ans lui met l'empire aux mains.
Je dois ma vie au peuple, au prince, à sa couronne ;
Mais je la dois bien plus au Dieu qui me la donne.
Si mourir pour son prince est un illustre sort,
Quand on meurt pour son Dieu, quelle sera la mort!

Quel Dieu!

PAULINE.

POLYE UCTE.

Tout beau3, Pauline, il entend vos paroles;
Et ce n'est pas un Dieu comme vos dieux frivoles,
Insensibles et sourds, impuissants, mutilés,

De bois, de marbre, ou d'or, comme vous les voulez :
C'est le Dieu des chrétiens, c'est le mien, c'est le vôtre;
Et la terre et le ciel n'en connaissent point d'autre.

PAULINE.

Adorez-le dans l'âme, et n'en témoignez rien.

POLYEUCTE.

Que je sois tout ensemble idolâtre et chrétien?

4) Dur: mettez l'instant. De plus, les que et les qui sont trop multipliés. 2) Bonheur. 3) Expression aujourd'hui trop familière.

PAULINE.

Ne feignez qu'un moment: laissez partir Sévère,
Et donnez lieu d'agir aux bontés de mon père.

POLYEUCTE.

Les bontés de mon Dieu sont bien plus à chérir:
Il m'ôte des périls que j'aurais pu courir,

Et, sans me laisser lieu de tourner en arrière,
Sa faveur me couronne entrant dans la carrière ;
Du premier coup de vent il me conduit au port,
Et, sortant du baptême, il m'envoie à la mort.
Si vous pouviez comprendre et le peu qu'est la vie,
Et de quelles douceurs cette mort est suivie ....
Mais que sert de parler de ces trésors cachés
A des esprits que Dieu n'a pas encor touchés ?

PAULINE.

Cruel! car il est temps que ma douleur éclate,
Et qu'un juste reproche accable une âme ingrate,
Est-ce là ce beau feu? sont-ce là tes serments?
Témoignes-tu pour moi les moindres sentiments?
Je ne te parlais point de l'état déplorable
Où ta mort va laisser ta femme inconsolable :
Je croyais que l'amour t'en parlerait assez,
Et je ne voulais pas de sentiments forcés.
Mais cette amour si ferme et si bien méritée
Que tu m'avais promise, et que je t'ai portée,
Quand tu me veux quitter, quand tu me fais mourir,
Te peut-elle arracher une larme, un soupir ?
Tu me quittes, ingrat, et le fais avec joie ;
Tu ne la caches pas, tu veux que je la voie ;
Et ton cœur, insensible à ces tristes appas,
Se figure un bonheur où je ne serai pas!
C'est donc là le dégoût qu'apporte l'hyménée!
Je te suis odieuse après m'être donnée!

Hélas!

POLYEUCTE.

PAULINE.

Que cet hélas a de peine à sortir! Encor s'il commençait un heureux repentir,

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Que, tout forcé qu'il est, j'y trouverais de charmes!
Mais, courage, il s'émeut, je vois couler des larmes.

POLYEUCTE.

J'en verse, et plût à Dieu qu'à force d'en verser
Ce cœur trop endurci se pût enfin percer!

Le déplorable état où je vous abandonne

Est bien digne des pleurs que mon amour vous donne;
Et si l'on peut au ciel sentir quelque douleur,
J'y pleurerai pour vous l'excès de vos malheurs1:
Mais si, dans ce séjour de gloire et de lumière,
Ce Dieu tout juste et bon peut souffrir ma prière,
S'il y daigne écouter un conjugal amour,
Sur votre aveuglement il répandra le jour.
Seigneur, de vos bontés il faut que je l'obtienne;
Elle a trop de vertus pour n'être pas chrétienne :
Avec trop de mérite 2 il vous plut la former,
Pour ne vous pas connaître et ne vous pas aimer,
Pour vivre des enfers esclave infortunée,

Et sous leur triste joug mourir comme elle est née.

PAULIN E.

Que dit-tu, malheureux? qu'oses-tu souhaiter?

POLYEUCTE.

Ce que de tout mon sang je voudrais acheter.

Que plutôt. . . . !

PAULINE.

POLYEUCTE.

C'est en vain qu'on se met en défense:
Ce Dieu touche les cœurs lorsque moins on y pense.
Ce bienheureux moment n'est pas encor venu:
Il viendra; mais le temps ne m'en est pas connu.

PAULIN E.

Quittez cette chimère, et m'aimez.

POLYEUCTE.

Je vous aime,

Beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus que moi-même.

PAULIN E.

Au nom de cet amour, ne m'abandonnez pas.

POLYEUCTE

Au nom de cet amour, daignez suivre mes pas.

4) De votre malheur. *) Belles qualités.

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